« Le peuple doit se ressaisir de l’appareil politique qui lui a été confisqué » par Sacha Mokritzky

28/04/2020

Comment faire en sorte que le jour d’après la crise sanitaire ne soit pas un mauvais remaniement du jour d’avant?  Comment rendre les leviers de la politique aux « derniers de corvée »? Membre des Constituants, et cofondateur du Mouvement national lycéen, Sacha Mokritzky pose la question dans une tribune pour QG

Un cerf est passé, ce matin. Il a traversé la route, indolent, nonchalant. Serein. Je l’ai observé depuis ma fenêtre, emmuré dans mon inertie. En le voyant, fier, reprenant le contrôle d’un espace qui lui avait été confisqué, je me suis senti presque coupable. Coupable de voir cet animal qui, sans le savoir, frappait du sabot ce bitume sans âme, croisait des voitures pleines de pétrole, avant de disparaître derrière le terrain de foot, celui qui a été construit à l’ancien emplacement d’une forêt, à coups de grues et de débusqueurs. Coupable de le voir s’inquiéter d’une machine qui hurle au loin, sans savoir qu’il s’agit d’un chantier où, malgré le confinement, des dizaines d’ouvriers se tuent à la tâche. Coupable de le voir dépasser cette usine désaffectée, symptôme d’une France désindustrialisée, oubliée, loin des centres-villes et des beaux-parlants. Puis, alors que sa silhouette s’estompait au loin, je retournai à mes occupations désormais quotidiennes, à savoir : actualiser sans cesse, dans l’espoir peut-être d’y trouver une révélation, Facebook et Twitter.

Les messages et commentaires se suivent et se ressemblent : « Vivement le jour d’après ! », « Comment préparer le jour d’après ? » « Dix astuces beauté pour avoir un corps de rêve le jour d’après ». Les tribunes optimistes et révolutionnaires foisonnent, les cadres du vieux monde, dépassés, sortent du placard, comme s’ils avaient flairé le bon moment pour un retour en grande pompe, absolument convaincus de leur capacité providentielle à apaiser les mœurs. Les responsables politiques se tirent dans le dos à coups de lettres ouvertes et d’entretiens pervers. Les grands sauveurs sortent leur plus belle prose et promettent l’union sacrée ou la révolution (j’admets confusément avoir ma responsabilité ici). Ceux qui nous gouvernent rejettent la faute sur une opposition inerte, qui rejette la faute sur ceux qui nous gouvernent qui finissent par rejeter la faute sur les puissances étrangères. Les conférences de presse cyniques – longs et fatigants exercices de psittacisme – , et les révélations scandaleuses continuent d’envahir l’actualité. Bref. Rien ne change beaucoup, et cela donne comme une furieuse et désagréable impression que l’on se trompe. Ce n’est pas le jour d’après que l’on prépare, finalement. Ce qui se prépare, doucement, c’est le retour de nos jours d’avant. A quoi bon ? Ce sont ces jours d’avant qui ont fait de l’humanité un terrain fertile aux pandémies. Ce sont ces jours d’avant qui ont affaibli notre hôpital public. Ce sont ces jours d’avant qui ont renforcé les inégalités, au point qu’aujourd’hui les plus pauvres sont les plus exposés au risque mortel du Covid-19. Ce sont ces jours d’avant, où seuls gouvernaient les intérêts des puissants, des héritiers en col blanc qui vampirisent tout autour d’eux, ces jours d’avant où dans la perversion insolente qui étaient la leur, ils traitaient leur propre peuple de « gens qui ne sont rien » et de « sans-dents ». Et, surtout, ce sont ces jours d’avant qui ont éloigné le peuple de la politique.

Cette crise sanitaire sans précédent que nous traversons offre, malgré l’horrible réalité qu’elle nous impose, la possibilité d’un sursaut. Partout, les solidarités se recréent. Les circuits courts rejaillissent de leur morbide inertie, l’industrie mondialisée souffrant d’avoir trop concouru au libre-échange, les solidarités de village se recréent. Pour ceux qui ont la chance de pouvoir télé-travailler, les salariés organisent eux-mêmes leurs temps de vie, travaillent à la tâche plutôt qu’à l’horaire, reprennent le contrôle sur leur propre existence, qui ne se contente plus de se greffer au temps besogneux. Les « managers », les « planneurs », pour reprendre la formidable expression de la sociologue Marie-Anne Dujarier, ceux qui volent au-dessus de la mêlée, n’ayant comme autre tâche que d’administrer celles des autres, auxquelles ils ne comprennent souvent rien, s’embourbent dans leur inutilité ; la société managériale bornée par la seule limite de la productivité se rend compte qu’elle a créé des parasites superflus. Le monde peut se construire sans eux. Si nous voulons que le jour d’après ne soit pas la suite de la saga folle dans laquelle nous avons été impliqués sans gré, c’est à la société de se reconstruire par le bas. Sans eux.

Le philosophe Herbert Marcuse avait un propos qui semble convenir parfaitement. « La révolution requiert la transformation des consciences individuelles et collectives par l’expérimentation de nouvelles formes de vie avant la mise en place d’un nouveau système. » La perspective révolutionnaire qui s’offre à nous n’implique pas uniquement la mise en mouvement d’un peuple qui, pour l’instant, souffre encore d’une désunion organisée par des systèmes malveillants de gouvernement. Il n’est pas seulement question de renverser une caste pour qu’elle soit immédiatement remplacée par sa jumelle. Les mouvements sociaux ne sont salvateurs que lorsqu’ils proposent une nouvelle perspective qui, enfin, cesse d’exclure le peuple.

En réinvestissant le champ de la culture et du savoir populaire, en recréant de la solidarité dans les bibliothèques citoyennes, en permettant à chacun d’avoir accès à un discours contre-hégémonique, en plébiscitant les médias indépendants, voici que l’on crée les conditions d’une humanité qui ne se contente plus de suivre, une humanité qui veut comprendre et agir. Parce que c’est le savoir qui est à l’origine de l’action et de la réappropriation de sa souveraineté. La multiplication des initiatives en ce sens constitue un préalable nécessaire à toute perspective révolutionnaire. Fidel Castro ne disait-il pas lui-même qu’« un peuple instruit sera toujours fort et libre » ? Les Gilets jaunes nous l’ont montré, déjà, et c’est cet élan propulsif qu’il nous faut saisir et prolonger. Collectivement, ils ont refusé que l’on pense à leur place. En se réappropriant les cadres intellectuels de réflexion, en produisant un récit du réel souvent bien plus juste que les élites sanctuarisées qui ne savent rien du monde, ils ont créé un contre-pouvoir au règne absolu de la désintellectualisation. Le droit de savoir est la première source de la liberté collective.

Mais ça n’est pas tout ; en ce temps de coronavirus, c’est la hiérarchie de l’utilité sociale qui s’est inversée ; pendant que des ministres en costard-cravate peinent à trouver des solutions tant ils ont eux-mêmes organisé la casse de l’appareil d’Etat, ce sont les premiers de corvée – je reprends ici l’expression de mon amie Manon Le Bretton, enseignante en milieu rural, qui est confrontée au quotidien à cette réalité – qui tiennent le pays. Emmanuel Macron peut bien s’en émouvoir en les remerciant chaleureusement lors de ses creuses allocutions, il faut bien saisir ce qui se donne à voir : nous n’avons plus besoin d’eux. En développant les solidarités, en faisant vivre et rayonner notre spécificité et nos localités, en faisant fi des divisions qu’on nous impose, voici que nous sommes sur le point de leur prouver qu’ils ne nous sont plus utiles, et que le monde tourne et tournera sans eux. L’éruption populaire surgira d’un peuple qui a appris à se connaître et à se reconnaître.

Alors, et alors seulement, lorsque nous aurons appris collectivement à reprendre le contrôle sur nos vies, nous pourrons être sûr qu’ils ne reviendront plus. Mais pour cela, il est fondamental et urgent que le peuple se ressaisisse de l’appareil politique qui lui a été confisqué à coup de gestion technocratique. Car la politique, c’est, pour reprendre la belle expression du philosophe grec Platon, « l’art [qui] enveloppe, dans chaque Cité, tout le peuple, esclaves ou hommes libres, les serre ensemble dans sa trame et, assurant à la Cité tout le bonheur dont elle peut jouir, commande et dirige ». Il ne peut y avoir de politique qui ne consacre pas comme unique objectif le bonheur collectif retrouvé dans la gouvernance commune de nos cadres de vie. Le bonheur ne se calcule pas selon des indicateurs pervers qui dévient notre regard des vraies priorités, et dont les états modernes ne savent se défaire. La vraie politique, celle qui doit prendre au cœur et aux tripes, celle qui donne envie aux militants de se lever le matin et d’accomplir avec joie et franchise des tâches ardues et fatigantes dans le seul but d’atteindre un jour le modèle de société qu’ils défendent, ne peut exister que si elle est inlassablement portée par le désir d’un monde meilleur.

La révolution n’est pas l’affaire d’une seule insurrection. Elle est déjà en chacun de nous dès lors que nous refusons de chanter en chœur les louanges d’un système qui nous trahit. Georges Moustaki le chantait si bien ; la révolution est permanente. Elle a trait à toutes les initiatives essentielles qui poursuivent l’objectif d’atteindre des jours plus heureux. Réfléchissons, ensemble, aux perspectives d’action communes. Redéfinissons les limites de notre souveraineté. Réinvestissons les champs du savoir et de la connaissance, faisons comprendre à l’élite auto-proclamée qu’elle n’en a pas le monopole.

Le cerf est parti. J’espère le revoir, et, surtout, admirer sa majesté sans avoir honte. Il ne faut pas que le jour d’après soit un mauvais remaniement du jour d’avant.

Sacha Mokritzky

Rédacteur en chef de « Reconstruire », Sacha Mokritzky est membre des Constituants, cofondateur du « Mouvement National lycéen », et co-auteur de « Retraites : impasses et perspectives » aux éditions Eric Jamet

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