« Il n’y a pas que l’interdiction de diffuser des images de policiers qui est en jeu » par Arié Alimi

05/11/2020

Alors que la loi sur la Sécurité globale est en discussion depuis hier, 4 novembre 2020, à l’Assemblée nationale, Arié Alimi attire l’attention sur sa dangerosité. Avocat des familles de Cédric Chouviat et de Rémi Fraisse, tous deux tués lors d’opérations de police, il explique à QG en quoi cette loi portera un nouveau coup dangereux aux libertés publiques, et appelle à un soulèvement sur les réseaux sociaux pour interpeller à son sujet parlementaires et journalistes

La proposition de loi sur la Sécurité globale, portée par la majorité, est depuis hier, 4 novembre 2020, en discussion à l’Assemblée nationale. Elle comporte de graves risques pour la liberté d’informer, notamment avec son article 24, sanctionnant d’un an de prison et de 45.000 euros d’amende « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, […], l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police ». Au-delà de la diffusion d’images de violences policières, l’avocat Arié Alimi, en pointe sur ce combat, souligne la tendance accrue à une surveillance généralisée, menaçant le droit à la vie privée, et appelle à une grande mobilisation citoyenne via les réseaux sociaux pour interpeller les journalistes et les parlementaires face à cette proposition de loi. Interview par Jonathan Baudoin pour QG.

QG : Quelles menaces exactes fait peser sur la liberté de la presse la proposition de loi sur la Sécurité globale, bientôt soumise au vote de l’Assemblée nationale ?

Arié Alimi : L’article qui prévoit une sanction pénale pour diffusion de l’image d’un policier ou d’un gendarme, avec « intention de porter atteinte à son intégrité physique ou morale« , c’est un article qui peut très bien envoyer en prison des journalistes et des avocats, mais également n’importe qui, sur les réseaux sociaux, qui tweete, retweete ou poste l’image d’un policier. Pourquoi ? Parce que, s’il est vrai qu’il faut qu’il y ait un élément intentionnel de porter atteinte à son intégrité physique ou morale pour qu’une personne se fasse condamner, rien n’empêche, et c’est ce qui va se passer, le procureur de la République de renvoyer des journalistes, des avocats, des citoyens, devant le tribunal lorsqu’il y a des images de violences policières en circulation, pour essayer d’éteindre l’affaire. Il y a toujours un aléas judiciaire devant un tribunal et chaque personne aura ainsi, sur sa tête, le risque d’être condamnée.

QG : Comment expliquez-vous que la dérive liberticide de la majorité présidentielle soit ainsi continuelle, et que rien n’ait jusqu’ici réussi à l’enrayer, avec même un blanc-seing accordé aux forces de l’ordre?

A.A. : Je pense que c’est d’abord un facteur politique puisqu’il y a des manœuvres électorales, une volonté d’obtenir des voix de l’extrême-droite ou de la droite de la part des gouvernements successifs, dès lors qu’ils perdent leurs dernières bases à gauche. Mais il y a une raison plus globale qui est que, sur ces cinq dernières années, on a vécu trois ans en état d’urgence. C’est-à-dire qu’on a vécu plus longtemps en état d’urgence qu’en régime de droit commun. L’état d’urgence est quelque chose de particulier, qui est extrêmement mouvant, contrairement à ce qu’on peut en penser. C’est quelque chose qui nous remet systématiquement en cause parce que ça implique de nouvelles lois d’exception et ça implique de détruire le cadre habituel qui est la Constitution, qui est le cadre de l’état de droit. Et c’est la raison pour laquelle il y a une vie propre, une dynamique propre à l’état d’urgence, qui fait qu’on va vers de moins en moins de liberté, et de plus en plus de destruction de l’état de droit.

QG : Peut-on dire qu’avec cette proposition de loi, c’est un véritable bras d’honneur qui est fait à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ?

A.A. : Vous avez raison de remonter à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen parce que c’est l’époque révolutionnaire, et celle des Lumières, qui ont fait apparaître la nécessité de lutter contre l’arbitraire. Filmer des fonctionnaires de police lorsqu’ils commettent des interpellations abusives, des contrôles au faciès, des violences policières, c’est justement un contre-pouvoir qui permet à n’importe quelle personne dans la rue, aujourd’hui, de filmer un abus et éventuellement de dénoncer, de le diffuser pour en donner connaissance au public, puisque c’est la raison même d’être de la presse que de révéler les abus, notamment du pouvoir et de ses préposés, à savoir les fonctionnaires de police. Lorsqu’on veut empêcher de pouvoir diffuser, de donner connaissance de ces abus, on s’en prend directement à une des mesures révolutionnaires qui fut de lutter contre l’arbitraire du pouvoir.

QG : Faut-il interpeller le Conseil constitutionnel pour le pousser à censurer cette proposition de loi, à l’instar de la proposition de loi Avia relative à la haine en ligne, retoquée en juin dernier ?

A.A. : Il faudra que le Conseil constitutionnel soit saisi, d’une manière ou d’une autre. Que ce soit par le contrôle a priori, au moment de l’adoption de la loi, si celle-ci est adoptée ; ou par voie d’exception avec le principe de question prioritaire de constitutionnalité, c’est-à-dire au moment a posteriori, où des justiciables se plaindront d’être poursuivis sur le fondement de cette loi, on pourra saisir le Conseil constitutionnel s’il n’a pas déjà rendu une décision. De toute manière, il appartient au Conseil constitutionnel de statuer. Maintenant, pour être franc, tel qu’il est rédigé, l’article a de grandes chances de passer le seuil du Conseil constitutionnel et d’être validé. C’est plutôt dans la pratique que le problème résidera. Le procureur de la République va pouvoir poursuivre des gens qui n’ont rien à voir avec le texte, les intimider, c’est comme ça que ça va se passer.

QG : Que peuvent faire les citoyens? Comment leur conseillez-vous de se mobiliser ?

A.A. : Concernant cette loi sur la Sécurité globale, je rappelle qu’il n’y a pas que l’interdiction de diffuser des images de policiers qui est en jeu. Il y a des enjeux bien plus considérables encore. Il y a la surveillance massive par des drones au-dessus de nos têtes, qui va être autorisée. Il y a également la centralisation de toutes les images des caméras piéton des fonctionnaires de police. Ce qui, en fin de compte, fait qu’on aura une surveillance généralisée en 3D de toute la population, massive, en permanence qui, couplée à la reconnaissance faciale, fait qu’il n’y aura plus la possibilité de maintenir dans les faits un droit à la vie privée. Aucun individu, dans la rue, ne sera plus libre de ses mouvements ni de son intimité. Face à cela, comme on est tous confiné, la seule expression démocratique passe aujourd’hui par les réseaux sociaux. Il faut interpeller sans relâche les journalistes, interpeller les parlementaires, il faut faire savoir à tous ces gens que la population n’est clairement pas d’accord avec le nouveau modèle de société qu’on nous propose.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Arié Alimi est avocat pénaliste. Il est notamment l’avocat de la famille de Cédric Chouviat (tué lors d’un simple contrôle routier à Paris en janvier 2020), des parents de Rémi Fraisse (tué à Sivens en 2014, par une grenade explosive lancée par les forces de l’ordre), et de Geneviève Legay (militante d’ATTAC grièvement blessée à Nice en 2019, lors d’une manifestation des Gilets jaunes).

Photo: capture d’écran du film de David Dufresne, « Un pays qui se tient sage »

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