Mes deux dernières livraisons de « Contre-pouvoir » étaient centrées sur Zemmour. Trop pour un seul individu ? Trop pour un tel individu ? Je ne le crois pas et m’en suis déjà expliqué. (« Ignore-t-on, dans un hall de gare, un colis que l’on sait piégé ? ») L’erreur, en revanche, après avoir tenté d’approcher, sous l’angle économique, psychologique, anthropologique, le cas Zemmour, serait de ne pas tourner son regard vers l’objet premier de cette chronique, de ne pas immédiatement se remettre à confronter le pouvoir. L’erreur serait d’agiter le pantin Zemmour, comme font tant et tant qui prétendent le combattre, et de ne pas voir le contexte institutionnel qui lui permet d’exister.

Je ne parle pas ici de la politique-diversion où Zemmour excelle, cette manière d’hypostasier qui est d’ailleurs le propre de tous les idéologues paranoïaques, mais plutôt de la structure même de notre société politique, ou plutôt de la forme que revêt cette société depuis qu’en 1958, en 1962, et de plus en plus depuis lors, elle a accepté de rompre avec la tradition défensive issue des combats républicains du XIXe siècle. Pour être encore plus clair, je parle ici de la Ve « République », comme régime problématique, glorifié pour sa soi-disant stabilité, mais qui offre, en temps de crise, une voie royale aux tyrans de toutes espèces, dès lors qu’a disparu la vieille culture parlementaire qui lui servit un temps et de cache-misère et de garde-fou. Je parle ici de ce régime étrange, de cette sorte de monstre de Frankenstein, raboutage grossier de fragments de monarchie et de fragments de césarisme, mais vêtu de respectabilité démocratique.
Souvenons-nous. À l’issue de la crise du « 16-Mai » 1877, qui avait opposé le monarchiste et président de circonstance Patrice de Mac-Mahon à la Chambre, à Gambetta, le « chef de l’État » avait été cantonné au rôle, pour le moins modeste, d’« inaugurateur de chrysanthèmes ». Dans les consciences républicaines d’alors, les deux 18-Brumaire – celui de l’an VIII, celui de 1851 – avaient laissé des blessures profondes. On était alors vacciné, en quelque sorte, contre le risque de domination ou de subversion des institutions par un homme seul. Ce système immunitaire ne devait pas trop mal fonctionner : avec toutes les imperfections, toutes les malfaçons, toutes les fautes qu’on lui connaît, la France de la IIIe République serait l’une des rares « démocraties » (formelles) de l’Europe occidentales à ne pas être emportée par le tourbillon fasciste des années 1920-1930. On connaît la suite, mais on ne la rappelle pas suffisamment : l’effondrement de juin 1940, qui donnerait aux contempteurs de la république parlementaire leurs arguments et leur justification ; la démocratie populaire de fait « au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres » ; l’écroulement du tripartisme, puis de la IVe République, sur fond d’affrontement Est-Ouest et de guerres coloniales ; le retour enfin de l’homme providentiel, favorisé tant par la commotion algérienne que par la crainte du coup d’État militaire.
On ne peut pas faire grief à De Gaulle de n’avoir pas été visionnaire ; et, de fait, le système qu’il mit en place avec le concours de maints grands notables de la République (au premier rang desquels son président, Coty) correspond trait pour trait à l’architecture esquissée dans son discours de Bayeux. Ainsi le chef de l’État serait prétendument « placé au-dessus des partis », prétendument « arbitre au-dessus des contingences politiques » et, « dans les moments de grave confusion », pourrait « [inviter] le pays à faire connaître par des élections sa décision souveraine ». Ainsi le chef de l’État nommerait le premier ministre, les ministres et les hauts fonctionnaires. Ainsi il présiderait les conseils des ministres, promulguerait les lois (de jure)… et les initierait (de facto). Ainsi il pourrait dissoudre l’Assemblée, déclencher à son profit les « pleins pouvoirs », ou encore décréter l’état de siège. Ainsi il disposerait de l’administration et de la force armée et pourrait décider d’opérations extérieures sans autorisation du Parlement. Ainsi et par-dessus le marché il se verrait reconnaître le droit de gracier les condamnés, cette vieille et absurde prérogative royale. Les réformes constitutionnelles de 1962, puis de 2001, ne feraient qu’accélérer l’entreprise de concentration des pouvoirs ; je renvoie ici aux épisodes de cette chronique où il en fut question.

Au moment même où De Gaulle établissait et consolidait son régime de pouvoir personnel, de l’autre côté de l’Atlantique, Pierre Clastres étudiait la philosophie de la « chefferie indienne ». Au contact des tribus du Paraguay, il mettait en évidence « l’absence d’autorité de la chefferie ». « Dans les sociétés indiennes, écrit-il, [la fonction politique] se trouve exclue du groupe, et même exclusive de lui ; le rejet de celle-ci à l’extérieur de la société est le moyen même de la réduire à l’impuissance. » « Tout se passe, écrit-il encore, comme si ces sociétés constituaient leur sphère politique en fonction d’une intuition qui leur tiendrait lieu de règle : à savoir que le pouvoir est en son essence coercition. » Au plan anthropologique, ses observations devaient le conduire à découvrir une société non pas « sans » État, selon la typologie des savants ethnocentrés des XIXe et premier XXe siècles, mais « contre » l’État, c’est-à-dire dotée d’une prescience du risque que le pouvoir faisait courir à la société.
Est-il grotesque de comparer les sociétés « amérindiennes » à la France des Trente Glorieuses, qui se voulait déjà puissance nucléaire ? Pas tant. Sous l’aspect du rapport au pouvoir, en tout cas, force est de reconnaître qu’elles ont eu des préventions dont nous avons depuis longtemps fait litière – et que sans doute, nous n’avons jamais nourries à un tel niveau de vigilance. Certes, nous avons bien la fameuse « séparation des pouvoirs », qui prend actuellement la poussière dans le grenier de notre théorie politique ; et lorsqu’elle est prévue par les institutions et mise en œuvre dans la pratique, celle-ci est une garantie aussi nécessaire que précieuse de nos droits et libertés. Mais notre faille, par rapport à ces sociétés, provient de ce que, collectivement comme individuellement, nous avons moins peur du pouvoir que nous ne le désirons. Ainsi, il n’est pas un aspect de la sphère sociale qui ne soit hanté par la volonté de puissance des acteurs qui s’y meuvent, ni dominé par le pouvoir que revendiquent une poignée d’entre eux. Ainsi, notre système politique, soi-disant rationnel, est tout entier construit autour de la compétition pour le pouvoir. Et lorsque, face aux menaces manifestes auxquelles ce pouvoir omniprésent nous expose, nous nous décillons enfin, c’est pour croire encore qu’un pouvoir jugé moins néfaste, un « moindre mal », pourra nous protéger : les États-Unis face à la Chine, Macron face au Janus Zemmour-Le Pen, le nucléaire face au fossile, la « souveraineté numérique » face aux « Gafam »… que sais-je encore.
Il se pourrait malheureusement que nous dussions bientôt faire la somme de ces erreurs dont chacune nous aura potentiellement été fatale. Et pour en revenir à l’hexagonale Ve République, il se pourrait que nous nous rendions bientôt compte, assez abruptement, de la légèreté blâmable dont au minimum nous fîmes preuve en n’exigeant pas plus tôt, avec la dernière énergie, de revoir les institutions de fond en comble, pour conjurer définitivement le spectre du pouvoir d’Un seul. Car l’architecture et les mécanismes de celles-ci, le rapport de force créé au profit du « chef de l’État » et au détriment des autres corps constitués, des corps intermédiaires, de tous les contre-pouvoirs et, en définitive, de la société civile, ne sont pas seulement un scandale pour l’intelligence ni une aberration démocratique : ils sont un danger mortel, aussi vrai qu’en l’état actuel de nos défenses immunitaires, nous ne serions pas en mesure de résister au moindre des assauts d’un ambitieux un peu déterminé qui aurait légalement « pris le pouvoir », comme il semble hélas s’en préparer quelques-uns. Ces défenses, il est plus que temps de les réactiver : en connaissant nos droits, en nous instruisant des luttes passées, et en faisant encore preuve d’assez d’imagination pour construire un avenir où nous ne retomberions pas dans les mêmes ornières. Peut-être, après tout, si nous faisions en pensée cet effort de décentrement de quelques milliers de kilomètres vers le sud-ouest, la « philosophie de la chefferie indienne » pourrait nous y aider.
Alphée Roche-Noël
6 Commentaire(s)
Crac Boum Hue !
Voilà ce que j’ai entendu
À la lecture de ce court
Essai juste sorti du four
Charge primitive
Tirs croisés d’ogives
Arc pointé sur le hic
De notre raie publique
Dénonciation du pouvoir d’Un seul
Manque de vigilance du peuple
Désir d’un roi grand commandeur
Pouvoir brigué par des compétiteurs…
Tout y est avec lancé en final
L’appel à déjouer le sort fatal
D’un déjà-là tapi dans l’ombre
De nos institutions moribondes
Qu’un vermiceau seul en son Palais
Soutenu par les membres d’un Cabinet
Puisse imposer à son peuple sa coulée
Dans le bronze des lois et sa logorrhée
Est scandale et abbération immonde
Que 67 millions de citoyens de plein droit
Financent par l’impôt les services d’un État
Pour subir les sévices sanctifiés par La Loi
D’Un seul qui gouverne par la force et l’effroi
Est masochisme et défection nauséabonde
Nous sommes dans l’Hexagone
Nous avons un roi ténu sur Trône
Nous avons fait la Révolution
Pour revenir à l’age de plomb
Quelle leçon d’Histoire au monde !
Est-ce cela que nous nommons
Pays des Lumières et Civilisation ?
Est-ce ainsi que nous vivons
Liberté-Égalité-Fraternité au fond ?
Quel bel espoir mis en tombe !
Liberté bernée
Égalité alitée
Fraternité raternisée
Ouïs-là le son de notre clairon
Mutins muselés
Malades marqués
Moutons parqués
Vois-là le sort de notre condition
D’hommes dominés
De citoyens policés
De sujets assujettis
Par nos propres institutions
Je pourrai en rester là
Si je n’avais forte foi
En ce peuple et sa voix
En son destin et sa voie
Porté par les mots « imagination »
Pour reconstruire Nation
Et « décentrement » pour y aider
Je me suis mis à rêver…
D’une Notre Constitution
Pour Une Autre Civilisation
Prélude d’un Nous à venir
Prêt pour un Nouvel Avenir
Imaginez… un peuple libéré
De l’orgueil vice des dominants
De l’avarice des possédants
Dessinez… un pays délié
De la tutelle État centralisant
De la main-mise de l’argent
Envisagez… des hommes ailés
De la force d’aller de l’avant
De l’élan vers les autres aimant
Concevez… des âmes armées
De la hauteur du dévouement
De la grandeur du renoncement
Qu’adviendrait-il ?
Fonte des murs élevés sur le mirage
des sciences politiques et son langage
Eclatement des grandes masses politisées
En myriades de multiples petites unités
Éruption d’eaux vives en trombe
Au coeur de déserts sans nombre
Geysers de générosité mère en rage
Jaillis des forces premières en cage
Surgissement d’îles fécondes
Au milieu de mares furibondes
Déchaînement de vents sauvages
D’une vie furie tapie sous les âges
Éclosion d’Oasis sur les décombres
Des citadelles de l’ancien monde
Éparpillement dans les marges
De foyers sources de vie-partage
Enterrement sous les âges
D’une ère de mensonges
.
Cri d’orfraie pour qui n’entend pas
Gronder le Ciel de ses cents voix de fer
Suées d’horreur pour qui ne sent pas
Trembler la terre et ses vents de colère
Violence de la vie pour qui ne voit pas
Monter de la plèbe les sans-voix en misère
Jouvence de la Joie pour qui entend et voit
Monter la Mer des espoirs sur fond de guerre
Car guerre il y a déjà devant nous
menée par de vils manants fous
Qui ont trustés ce qu’il y a de NOUS
En nos vies nos familles notre TOUT
Pour le plier à ses vues sinistres
D’un monde autoritaire et dirigiste
Et lui imposer une loi fasciste
Au nom d’un salut Santé publique
Mais le fond de l’affaire est très clair
C’est guerre psycho qu’il nous impose
Pour qu’une poignée de quelques vers
mangent la crème de la terre en solo
Le pari d’une humanité libre
Est un saut dans l’inconnu
Que redoutent puissants et soumis
Enchaînés à des temps révolus
Le retour de la créativité libre
Annonce des temps difficiles
Où tout sera à refaire sans aides
Autres que forces en nous-mêmes
Eric D.
✍
Correctif après relecture sur site…
Sabrant mes vers avant envoi à QG
Pour tresser ma voix d’éclairs vifs
J’ai loupé une croche et perdu le fil
Cinq strophes avant le final lancer
Pour que la suite retrouve son fluide
Je vous remercie d’y lire désormais :
« Car guerre il y a déjà devant nous
Menée par UN CÉNACLE DE vils SAVANTS fous »…
🙏
« Charge primitive
Tirs croisés d’ogives
Arc pointé sur le hic
De notre raie publique »
Eric, attention ! N’allez pas trop loin dans les insinuations sexuelles ; ai-je le cerveau tordu (c’est une possibilité) ou « ogives, hic et raie » ne désignent-ielles pas, une certaine stratégie scabreuse, bien connue de certains politiciens (je ne veux citer personne) ?
N’allez pas trop loin ! car « quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limite ».
Cet aphorisme grandiose, monumental, n’est pas de Nietzsche; non il est bien de chez nous : d’un certain François Ponsard, que la postérité a oublié. On y reconnait la fameuse question du saut qualitatif, cher au marxisme et à la dialectique ; aller trop loin peut provoquer une avalanche; avalanche de quoi ? c’est selon ! On ne sait jamais si c’est pour le meilleur ou pour le pire; seul l’avenir le dit sachant que le rétro pédalage est interdit; après l’avalanche, le monde a définitivement changé.
https://fongauffier-sur-nauze.blog4ever.com/quand-les-bornes-sont-franchies-il-n-y-a-plus-de-limites
Bonjour Ainuage
Je sors d’une période de gros travaux et je découvre aujourd’hui seulement votre message. Merci de ce retour circonstancié.
On m’a parfois reproché ces effets de style à forte « connotation sexuelle » comme vous dites et pas seulement dans mes écrits. À l’époque où je peignais, un ami artiste parlait ainsi de mon « démon vital » alors même que mon aspiration relève depuis toujours du métaphysique et du spirituel et que de fait, bien qu’artiste bon vivant et père de deux enfants, j’ai eu une vie plutôt « sage », davantage marquée par la prière et la méditation transcendale que par la « chose ».
Faut-il voir dans ces tournures une persistance inconsciente de la cosmogonie indienne (d’Inde) toute impregnée de ces forces, ainsi que des sources primitives de l’art qui recherchent dans les formes premières l’expression du Vivant, qui ont tapissé ma pensée et posé les assises de mon appréhension du monde ?
Je ne suis pas à proprement parlé un « intellectuel », je cherche à rendre les choses telles que je les ressens intérieurement dans ma chair et mon âme et je les visualise sous forme de champs de forces en action permanente, semblables à des eaux primordiales en mouvement, que le feu bleu de ma pensée doit cristalliser pour les traduire en mots (ou formes selon). J’ai eu dans ce texte d’Alphée la vision de ces arcs gothiques qui se croisent dans une nef de cathédrale mais en dynamique, et c’est ce que j’ai tenté de restituer. Son parallèle avec le jeu de forces « sexuelles » est purement fortuit.
Désolé si cela a heurté votre sensibilité. Je comprends votre intervention cependant et pour répondre à ce qu’il ne dit pas mais sous-entend, je vous dirais que si vous saviez les qualificatifs dont j’ai été affublé dans mon existence, et ce depuis l’enfance, vous comprendriez que je ne m’en offusque pas, bien au contraire, au point de partager avec vous pour clore ce commentaire, un gargantuesque éclat de rire.
Bien à vous et merci pour votre écho amical