« Le vote écrasant en faveur de Marine Le Pen est du à l’intensité de la défiance vis-à-vis d’Emmanuel Macron » par Pierre Odin

30/04/2022

Au second tour de la présidentielle, Marine Le Pen a enregistré une percée record dans les Outre-mer, il y a peu encore fortement hostiles à l’extrême droite. La sociologue Pierre Odin, maître de conférences à l’université des Antilles, analyse le phénomène pour QG. Rien ne dit toutefois selon lui que les législatives profiteront à nouveau au RN ou à la FI de Jean-Luc Mélenchon, qui avait dominé au premier tour, des loyautés politiques locales pouvant reprendre le dessus. Entretien par Jonathan Baudoin

C’est l’un des enseignements des deux tours de l’élection présidentielle. Les Outre-mer ont exprimé un rejet massif d’Emmanuel Macron à travers l’abstention, le vote pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour, puis pour Marine Le Pen au second tour. Un choix qui surprend certains dans l’Hexagone. Pour QG, le sociologue Pierre Odin, maître de conférences à l’Université des Antilles, basée à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, indique combien le vote pour Le Pen au second tour est un vote par défaut, traduisant une ambivalence dans l’électorat, mais qu’il y a surtout un ressentiment général envers le quinquennat de Macron dans les territoires ultramarins, notamment concernant l’année 2021, marquée par une gestion de la crise sanitaire autoritaire et la répression gouvernementale envers le mouvement social, tout particulièrement en Guadeloupe. Interview par Jonathan Baudoin

Pierre Odin est sociologue, maître de conférences à l’Université des Antilles. Il est l’auteur de Pwofitasyon, Luttes syndicales et anticolonialisme en Guadeloupe et en Martinique (La Découverte, 2019)

QG : Comment analysez-vous le vote pour Marine Le Pen en Guadeloupe, en Martinique, et en Guyane au second tour de l’élection présidentielle, sachant que lors du premier tour, c’était Jean-Luc Mélenchon qui était arrivé largement en tête dans ces départements d’Outre-mer ?

Pierre Odin : Lors du premier tour de la présidentielle, le « sur-vote » pour Jean-Luc Mélenchon reflète le fait que les catégories qui ont voté massivement pour lui sont les mêmes que celles qui appuient le vote Mélenchon dans l’Hexagone, au sein des électorats guadeloupéen, martiniquais et guyanais. On peut faire l’hypothèse d’un vote important pour Mélenchon parmi la fonction publique, les quartiers populaires urbains, une partie de la jeunesse. C’est un vote qui exprime une préférence politique, un certain enracinement de la gauche. Et dans les départements que vous citez, on n’a pas vu au premier tour un « sur-vote » pour Marine Le Pen. En Guadeloupe, il y avait un peu moins de 20%. C’était en-dessous de la moyenne nationale.

En revanche, au second tour, ce qui s’est produit, c’est une mobilisation électorale qui tient à un véritable vote sanction et relativement par défaut, avec toutes les précautions qu’on peut avoir, parce qu’il faudrait rentrer dans des détails qualitatifs qu’on n’a pas à ce sujet. C’est très sensible: la mobilisation qui a eu lieu en novembre-décembre dernier, et plus généralement le climat de défiance vis-à-vis d’Emmanuel Macron, ont pesé lourd. Et ce, d’autant plus en Guadeloupe, où le vote pour Le Pen est encore plus massif. On atteint 70%, soit 92.000 personnes qui ont voté pour le Rassemblement National, contre environ 60% en Guyane et en Martinique. À mon sens, ce vote écrasant en faveur de Le Pen est dû à l’intensité de la défiance vis-à-vis d’Emmanuel Macron et de sa politique ici.

QG : Peut-on parler d’un vote sanction, voire même d’un vote de sécession de la part des citoyens des Outre-mers à l’égard du pouvoir central ?

Un vote de sécession ? Je ne saurais le dire. C’est un mélange de choses qui sont très ambivalentes. Par exemple, il faut comprendre la labilité du vote Outre-mer et l’intrication des différents niveaux, locaux et nationaux. En l’espace de moins d’un an, il y a des personnes qui ont voté Ary Chalus, affilié à la République en Marche, qui a manqué de peu d’être élu dès le premier tour, avec un large score, lors des élections régionales. Et fort probablement, les mêmes qui ont voté pour LREM aux régionales, viennent de voter pour Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle, puis pour Le Pen au second tour. On voit bien, à partir de là, le niveau de complexité des choses. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une défiance très forte et qu’elle s’exprime de façon contradictoire. La perception de la dernière année de gouvernance Macron sur place, c’est une dégradation des conditions de vie en Guadeloupe. C’est quelque chose qui revient beaucoup. Notamment sur la dernière année, avec la gestion de la pandémie, et l’impression que la société toute entière serait désorganisée.

Bureau de vote lors du second tour en 2022 à La Trinité en Martinique (Source: compte twitter Ville de La Trinité Martinique)

Il y a une assimilation de l’État français au gouvernement. Et donc, il y a une défiance contre ça. Mais en même temps, cela ne veut pas forcément dire qu’il y ait une rupture avec ce qui fonde la citoyenneté électorale. Là où je parle d’ambivalence, c’est qu’il existe une part de l’électorat qui veut prendre sa revanche, prolonger dans les urnes une conflictualité sociale qui s’est exprimée dans la rue. Et en même temps, des aspirations à un certain retour à la sécurité, à l’ordre, qui ne sont pas complètement antagoniques avec le programme de Marine Le Pen. Une façon bizarre, aussi, d’exprimer « qu’on est Français » et, tout comme une part significative des Français (plus de 13 millions d’entre eux, NDLR) on vote pour une autre candidate parce que l’on pense aussi que l’on mérite mieux. 

QG : Dans quelle mesure la répression gouvernementale de la grève générale dans les Caraïbes françaises l’an dernier, ainsi que la politique sanitaire décidée depuis Paris, ont pesé sur l’abstention et le vote lors de cette présidentielle ?

Déjà, les déterminants sociaux de l’abstention en Guadeloupe, cochent toutes les cases qu’on connaît ailleurs. On a une abstention qui est forte parce que les catégories qui s’abstiennent y sont sur-représentées. Des gens qui sont peu diplômés, qui sont peu insérés ou pas dans une dynamique professionnelle, des personnes jeunes, tout cela pèse lourdement dans l’abstention.

À partir de là, il y a eu un ressentiment extrêmement fort vis-à-vis de la gestion de la pandémie, perçue comme extrêmement punitive. Il faut rappeler qu’il y avait une très grande majorité de la population adulte qui n’était pas vaccinée. Si on retire les personnes qui sont vaccinées, celles qui sont très incitées à le faire pour des raisons de santé, les personnes âgées, et si on retire aussi les ressortissants hexagonaux qui sont, en grande majorité, vaccinés, il n’y avait pas grand monde de vacciné parmi la population en Guadeloupe. Cela fait autant de gens qui, de fait, ont été privés de loisirs, et dont l’accès aux services publics est encore plus compliqué. Cela crée un sentiment de frustration très fort. Si on rajoute à cela toutes les formes d’inquiétude, de méfiance, liées au passé avec par exemple la contamination des sols au chlordécone, le climat de défiance est très général.

Ensuite, la répression a été très mal vécue. Même si les personnes n’approuvent pas forcément les formes les plus contraignantes de la mobilisation, comme il y a pu y avoir avec les blocages routiers; même s’ils sont très critiques vis-à-vis des actes illégaux ou émeutiers; même ceux qui sont très éloignés de la perspective indépendantiste, défendue par les syndicats; globalement la répression a été très mal perçue. Tout le monde a bien vu que la réponse principale était la répression, qu’elle ne s’accompagnait pas du tout d’un dialogue, d’une considération gouvernementale. On a bien vu qui donnait le ton: c’était Gérald Darmanin, et non Lecornu (ministre des Outre-mer, NDLR). Il n’y avait pas de dialogue possible avec le ministère des Outre-mer.

À l’automne 2021, la Guadeloupe connaît plusieurs nuits d’émeutes en réaction à la politique jugée ultra liberticide du gouvernement Macron concernant le Covid 19

Mais encore une fois, c’est très compliqué à dire. On a peu d’idées sur la façon dont le profil des participants aux manifestations recoupe le profil des votants ou des abstentionnistes.

QG : Est-ce que ce vote d’opposition à Macron peut alimenter une dynamique favorable à la gauche radicale, voire aux mouvements indépendantistes locaux dans les Outre-mer, dans la perspective des élections législatives de juin prochain ?

Je crois qu’il faut d’abord dissocier ce qui s’est passé lors de la présidentielle et ce qui peut advenir pour d’autres échéances électorales. Ça fait partie des choses qui rendent la situation très peu lisible. En fait, ni le Rassemblement national, ni la France insoumise, par exemple, ne bénéficient d’une implantation réelle dans un endroit comme la Guadeloupe. Pareillement en Martinique. C’est moins vrai en Guyane, pour ce qui est de la France insoumise. Mais quand même, ça veut dire que les organisations indépendantistes et autonomistes sont très étrangères à ces mouvements. À titre d’exemple, a priori, l’organisation qui a redonné un peu de visibilité aux idées indépendantistes et autonomistes, hors du champ syndical, qui s’appelle l’ANG, l’Alyans Nasyonal Gwadloup, ne présente pas de candidats pour les législatives à ma connaissance. Ils sont sur une autre démarche électorale, spécifiquement locale. 

Qu’est-ce qui va se passer ? Est-ce qu’on va avoir des reconfigurations ? Pour l’instant, on n’en sait pas grand-chose. Par exemple, est-ce que la FI va présenter des candidats en Guadeloupe et en Martinique ? Lesquels ? Est-ce qu’ils vont peser quelque chose, notamment en Martinique, face aux députés sortants, qui sont plutôt de gauche autonomiste ? Est-ce qu’il va y avoir des alliances ? Sachant que les députés autonomistes siègent le plus souvent avec le PC ou avec la gauche radicale à l’Assemblée. On est sur une configuration où on ne sait pas trop ce que cela va produire. Idem pour le RN, qui enregistre des scores très importants et qui, au-delà de figures un peu connues dans le monde rural, demeure très peu implanté pour l’instant. Est-ce que cela peut se traduire par une poussée de la gauche radicale ou des indépendantistes ? Rien n’est moins sûr.

Ce qui est sûr, c’est que l’avertissement a été adressé autant au gouvernement qu’aux élus locaux. Mais ça ne veut pas dire, par ailleurs, qu’il n’y aura pas d’autres arrangements, d’autres formes de loyauté électorale qui ne vont pas se redéployer dans l’espace local. C’est apparemment contradictoire mais c’est comme ça. On sait que les élections législatives ne fonctionnent pas comme l’élection présidentielle. Et ce, encore moins dans les Outre-mer, où il y a un rapport de proximité, où il y a davantage de marge de manœuvre, historiquement, pour les candidats. On verra. Ce qui semble gagner du terrain, c’est plutôt la confusion : auprès de certains milieux actifs au cours de la dernière mobilisation, où on identifie le nationalisme du Rassemblement national avec le nationalisme guadeloupéen autour de l’idée de préférence nationale, où le programme du RN est perçu comme un programme plus social et moins liberticide. Les organisations indépendantistes sont régulièrement contraintes de rappeler qu’elles restent résolument opposées au RN alors que cette position allait de soi dans un passé encore récent. Même quand ils n’appellent pas directement à voter, ils appellent surtout à ne pas voter Le Pen. 

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Pierre Odin est sociologue, maître de conférences à l’Université des Antilles. Il est l’auteur du livre Pwofitasyon, Luttes syndicales et anticolonialisme en Guadeloupe et en Martinique (La Découverte, 2019)

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