Guerre en Ukraine: quand l’Afrique ne s’aligne plus sur l’Occident

29/11/2022

Liens anciens avec la Russie pour certains, dépendance alimentaire à l’égard du blé en provenance de la région, rancoeur à l’égard des ex-puissances coloniales, les pays du continent africain refusent assez largement de faire bloc derrière les positions des Américains et de leurs alliés sur la guerre en cours. S’ils ont largement condamné l’invasion de l’Ukraine début 2022, certains pays du continent inventent aujourd’hui un nouvel alignement qui inquiète les puissance occidentales, et redistribue les cartes de la puissance mondiale. Pour QG, Jonathan Baudoin fait le point sur la situation

La guerre russo-ukrainienne a resserré les rangs au sein des pays occidentaux, où le soutien en faveur de l’Ukraine s’exprime par divers canaux (financements, livraison d’armes, arsenal de sanctions économiques contre la Russie). Mais l’Occident peine à convaincre le reste du monde de suivre sa politique, notamment en Afrique, où un certain non-alignement s’est mis en place, voire même un maintien d’échanges (militaires) avec Moscou.

« Qui voudrait mimer le combat des non-alignés se trompe lourdement : ceux qui se taisent aujourd’hui servent malgré eux, ou secrètement avec une certaine complicité, la cause d’un nouvel impérialisme, d’un cynisme contemporain qui désagrège notre ordre international sans lequel la paix n’est pas possible ». Ces propos d’Emmanuel Macron à la tribune des Nations Unies, le 21 septembre 2022, illustrent l’incompréhension de l’Occident face au reste du monde qui ne suit pas ses desiderata par rapport à la guerre russo-ukrainienne. Et tout particulièrement le continent africain qui se démarque, au sujet de cette guerre se déroulant loin de son sol. Même si le Sénégal, comme 25 autres pays africains, a voté la résolution des Nations unies condamnant l’annexion de quatre régions ukrainiennes par la Russie le 12 octobre dernier, son président Macky Sall, occupant également la présidence tournante de l’Union africaine, défend depuis plusieurs mois une politique de médiation entre les belligérants, allant jusqu’à se rendre à Moscou puis à Kiev en juin dernier [1].

« La quasi-totalité des pays africains ont plus de 50% de leurs importations de blé en provenance de Russie ou d’Ukraine »

Contrainte économique

Pourquoi les pays africains se mettent-ils ainsi en porte-à-faux à l’occasion de cette guerre ? Plusieurs raisons à cela. La première est d’ordre économique. La spirale inflationniste liée à ce conflit touche de plein fouet l’ensemble du continent berceau de l’humanité, surtout l’Afrique subsaharienne. Selon le Fonds monétaire international, le taux d’inflation en 2022 devrait atteindre 16% en Afrique, notamment dans l’Afrique subsaharienne (18,6%), contre 7% dans les pays développés (cf graphique 1).

Par ailleurs, la dépendance au blé en provenance des pays belligérants en Afrique est extrême. Une étude de la Conférence des nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) parue en mars dernier, révélait ainsi que la quasi-totalité des pays africains importaient plus de 50% de leur blé en provenance de Russie ou d’Ukraine. Pour deux d’entre eux (Bénin et Somalie), il s’agissait même de la totalité des importations de blé (cf graphique n°2).

Pas étonnant que les pays africains, sur ce point, ne cherchent guère à se positionner d’un côté ou de l’autre et tiennent surtout à ce que les belligérants, notamment la Russie, ne bloquent pas les exportations de blé vers le continent, tant la crainte de famine est vivace et fondée.

La guerre russo-ukrainienne devrait à cet égard fournir l’occasion d’une réflexion pour les pays africains en matière de souveraineté alimentaire. La CNUCED indique qu’au moins 82 % des biens alimentaires basiques en Afrique proviennent de l’extérieur du continent. De quoi appeler à une réforme de l’agriculture continentale, avec l’introduction d’une dose de protectionnisme afin de développer une agriculture plus productive et tournée vers la demande intérieure plutôt que vers l’exportation. La Côte d’Ivoire étant l’exemple à ne surtout pas suivre selon l’institution onusienne, puisque 14,8% des terres y sont tournées vers la production de cacao, le pays représentant à lui seul 40% de l’approvisionnement mondial, et les travailleurs du secteur y étant notoirement maintenus dans une pauvreté chronique [2].

Équilibre géopolitique continental

La deuxième raison de ce « non-alignement » est cependant politique. La question se déclinant sous divers angles. Il y a tout d’abord une diversité d’opinions en Afrique sur cette guerre et surtout sur les relations à entretenir avec la Russie. Le non-alignement vise à ne froisser ni les pays africains pro-occidentaux ayant voté la résolution de l’ONU condamnant l’invasion russe, ni les pays africains pro-russes s’étant abstenus. On sent bien que l’équilibre géopolitique à trouver est dès lors ténu. Le cas de l’Afrique du Sud est particulièrement éloquent. La grande puissance continentale, tout comme le Nigéria, a comme principal partenaire économique les États-Unis. Néanmoins, elle garde d’étroites relations diplomatiques avec la Russie de Vladimir Poutine car le Congrès national africain (African national congress, ANC), parti au pouvoir depuis l’élection en 1994 de Nelson Mandela comme premier président de l’Afrique du Sud post-apartheid, regarde la Russie comme la continuité même de l’Union soviétique, qui avait soutenu l’ANC dans sa lutte contre le régime d’apartheid, ainsi que le rappelle le journaliste béninois Francis Laloupo. Rappelons au passage que ce régime ségrégationniste fut soutenu pendant de longues années par les États-Unis, classant l’ANC comme organisation terroriste. Par ailleurs, selon un sondage de la fondation Open Society paru en septembre dernier [3], 49% des Sud-africains interrogés (et 56% des Nigérians sondés) estiment que « la volonté de la Russie d’exercer plus d’influence que l’Occident, sur son voisin ukrainien, est justifiée ». Un chiffre qui contraste avec les opinions publiques des pays occidentaux, aux positions diamétralement opposées [4]. Enfin, il ne faut pas oublier que l’Afrique du Sud fait partie des BRICS, un groupe de pays émergents composé du Brésil, de la Chine, de l’Inde, de l’Afrique du Sud et de… la Russie, tenant à faire contrepoids aux pays occidentaux, notamment en raison de leur importante démographie (40% de la population mondiale).

« Le parti au pouvoir en Afrique du Sud, regarde la Russie comme la continuité même de l’Union soviétique, qui avait soutenu l’ANC dans sa lutte contre le régime d’apartheid » Photo : South Africa The Good News

Il faut souligner à cet égard que l’influence russe en Afrique s’est accrue ces dernières années, en écho au discrédit croissant de l’Occident en Afrique, notamment en Afrique francophone. La Centrafrique et le Mali en sont des exemples tout à fait marquants, car la milice privée russe Wagner s’est progressivement installée dans ces pays, alors même que l’armée française intervenait avec les opérations Sangaris et Barkhane. Ces dernières ont traîné en longueur et généré des critiques, voire des accusations d’exactions de la part des populations, ou des pouvoirs locaux, tout au long de ces dernières années. La France s’est finalement désengagée, Macron ayant signalé la fin de l’opération Barkhane mercredi 9 novembre, par exemple. Mais certains États africains feraient en réalité directement appel à la Russie pour se faire livrer du matériel militaire. La République démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre) en serait une illustration. Selon le média panafricain African intelligence, Moscou et Kinshasa négocieraient ainsi pour une livraison d’armes et d’hélicoptères destinés à l’armée congolaise, ce que le gouvernement congolais et l’ambassade de Russie en RDC ont néanmoins démenti, chacun de leur côté, fin octobre [5].

Indifférence en retour 

Enfin, l’attentisme politique des pays africains est un retour de bâton envoyé aux occidentaux qui exhortent le reste du monde à défendre l’intégrité territoriale de l’Ukraine, au nom de la défense du droit international, dans une guerre qui compterait plus de 200.000 morts et blessés depuis février 2022 selon le général Mark Milley, chef d’État-Major des armées des États-Unis [6]. Beaucoup d’Africains considèrent que ce même droit international est bafoué ailleurs dans le monde, sans que les Américains et leurs alliés ne s’émeuvent des charniers sur leur continent. Par exemple en République Démocratique du Congo, notamment dans les provinces du Nord et Sud-Kivu, frontalières du Rwanda, un conflit larvé qui dure depuis 1996 entre le pouvoir central et divers groupes rebelles soutenus par le Rwanda et l’Ouganda, dont des génocidaires hutus qui se cachent depuis 1994. Des estimations faites par plusieurs ONG fournissent à cet égard les chiffres effroyables de 6 à 12 millions de morts, sans oublier l’utilisation fréquente du viol des femmes et des enfants comme arme de guerre, dans l’indifférence générale du monde. Et cela, dans une partie de l’ex-Zaïre ayant de grandes quantités de minerais (cobalt, coltan) fort utiles pour l’industrie automobile (voitures électriques) ou la téléphonie (smartphones). De quoi inciter les peuples africains à la réserve concernant ce qui se passe en Ukraine, l’Occident s’étant montré particulièrement indifférent à leur sort. Or, « l’indifférence, c’est la haine doublée du mensonge » disait l’écrivain Ernest Hello.

Jonathan Baudoin

Photo en une : Manifestation pro-russe en Centrafrique. Capture ARTE

[1] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/geopolitique/geopolitique-du-jeudi-02-juin-2022-5284470

[2] https://unctad.org/news/blog-revitalizing-african-agriculture-time-bold-action

[3] https://www.opensocietyfoundations.org/publications/fault-lines-global-perspectives-on-a-world-in-crisis

[4] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/geopolitique/geopolitique-du-jeudi-08-septembre-2022-3624132

[5] https://actualite.cd/2022/11/01/rdc-aucun-accord-dachat-darmes-et-dhelicopteres-na-ete-conclu-avec-la-russie-patrick

[6] https://www.bbc.com/news/world-europe-63580372

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3 Commentaire(s)

  1. « Quand l’Afrique ne s’aligne plus sur l’Occident » la bonne blague.

    D’abord pour s’aligner ou pour choisir il faut être souverain, or tout le monde sait que la décolonisation pour de nombreux pays d’Afrique, voire la quasi totalité a été un mirage. A la colonisation, s’est substitué la néocolonisation avec des régimes fantoches œuvrant pour les intérêts non de leur peuple mais des puissances étrangères et bien souvent ex puissance coloniale qui les a mis au pouvoir et qui les déloge quand l’envie lui prend. A partir de là je ne crois pas qu’il faille parler d’alignement mais de soumission, l’article aurait dû donc être « Quand l’Afrique ne se soumet plus à l’Occident ».

    Et là je crois qu’il faut être réaliste, les états africains qui sont en phase de regain de leur souveraineté voire de leur dignité ne sont pas nombreux, ils peuvent sans doute se compter sur les doigts d’une main pour ceux qui ne sont pas en guerre, au maximum on va dire 5 sur plus de 50 états (54, 55, 56 I don’t know). Cela ne fait même pas 10%, dans de telles conditions pourquoi diable l’auteur généralise-t-il l’exception ? Je pense qu’il faut y voir une volonté d’exagérer la présumée menace russe. Dans le fameux air du temps « tout est de la faute de Poutine ».

    Or problème, l’auteur nous parle du malaise des africains par rapport à la dysmétrie de traitement entre le conflit de l’Ukraine et les conflits du continent, et comme par hasard il nous parle du génocide des tutsis, en gros un conflit entre africains…la bonne blague. C’est vraiment nous prendre pour des idiots. En fait ce qui a surtout marqué les peuples des pays et parfois leurs élites comme au Mali, aujourd’hui qui sont en rébellion plus ou moins contre l’occident c’est bien l’intervention en Lybie et le coup d’état contre Kadhafi qui a déstabilisé le Sahel et les pays favorisés par la politique panafricaniste de feu le guide de la révolution auteur du petit livre vert, pays comme la Centrafrique. Voir un dirigeant exécuté dans de si horribles conditions et un pays retourné à ce niveau, a sans doute fait office d’électrochoc pour beaucoup y compris au sommet des états chez les vassaux de l’occident qui ont compris ce qui peut leur arriver.

    Problème il a bien fallu que des gens règlent le bordel qu’à fait l’Occident et la France en tête chez ces états, rappelons que par exemple le Mali était plus ou moins stable et qu’il s’en est fallu de peu que Bamako ne tombe, tout comme la guerre civile en Centrafrique et l’intervention dans ces deux cas de la France à la faveur d’un cynique calcul géopolitique qui ne fait peut-être que se retourner contre elle aujourd’hui ? Ces courageux qui essaient de régler les problèmes de leur peuple comprennent bien que l’Occident n’est pas fiable, on peut par exemple s’étonner qu’un pays comme la France offre l’asile a des gens qui sont considérés comme chefs terroristes là-bas et qui manigancent depuis l’occident pour précipiter des états en guerre civile. Et ils ont aussi besoin d’armes pour combattre tous les groupes qui ont pillé les garnisons de l’armée libyenne lors de l’effondrement du régime du colonel. Or il n’y a pas 150 pays capables de délivrer le matériel dont ils ont besoin, et ils se tournent naturellement vers la Russie pour essayer de combattre des groupes qui semblent eux ne pas avoir de problèmes de logistique, ni de renseignements, comprenne qui pourra.

    Mais dire que les africains, enfin les quelques uns qui essaient de relever la tête comme au Mali, vont d’une soumission à l’occident à une soumission à la Russie ou la Chine, c’est vraiment prendre les africains (et ici je parle des courageux qui essaient de prendre en main leur destin) pour des enfants, dans la vieille tradition paternaliste occidentale vis à vis du continent noir brillamment exprimée par micron dans son discours à l’ONU. Ce sale type qui exprime aux africains le même dédain qu’il exprime aux derniers de cordée analphabètes de son pays qui ne sont rien. Or en Afrique pour micron même quand en Afrique ce ne sont pas des derniers de cordée analphabètes qui sont au pouvoir, ils ne sont rien tout autant, et il faut qu’il les prenne de haut. Il faut dire que je peux comprendre que cela le gêne à ce soumit des USA qui se gargarise d’être reçu en grande pompe par walking dead d’être le harkis en chef de la France pour l’empire américain et de ne pas supporter la vision de gens libres et fiers, de gens debout. Qu’il continue à cirer les pompes d’oncle Joe avec sa langue.

    Or dire que les africains passent de l’Occident à la Russie n’est pas leur faire honneur ni citer ce qu’ils disent. J’ai écouté le discours du représentant du Mali à l’ONU, il dit bien que tout le monde est le bienvenue pour peu que ce soit dans le cadre d’une relation gagnant/gagnant et non pas les vieilles pratiques coloniales et néocoloniales. Si c’est la Russie, l’Occident ou la Chine ils s’en tapent, ils ont une vision de leurs intérêts et veulent juste être respectés comme des états souverains et des partenaires à égalité. Je m’inscris tout à fait dans cette dialectique et souhaite qu’un jour elle soit portée par tout le continent, du nord au sud, de l’est à l’ouest. Il est temps que les africains comprennent et certains l’ont compris, que leurs seuls amis ce sont eux et qu’ils doivent défendre leurs intérêts, travailler avec ceux qui ont envie de faire du business de manière réglo et dans l’intérêt de leur peuple et se débarrasser des autres.

    J’ajoute que si les peuples d’Europe se réveillait comme Meloni semble le faire dans certains de ses discours, ils réaliseraient que leur intérêt n’est pas une instabilité et un appauvrissement de l’Afrique, qui ne fait que pousser toujours plus de gens à l’exile qui pour beaucoup hélas finissent noyés en Méditerranée ou dans l’océan atlantique. C’est bien une stabilisation et un développement économique de l’Afrique qui permettra d’enrayer l’immigration clandestine et qui offrira sans doute des opportunités de retour aux diasporas et de marchés économiques aux entreprises européennes. Il faut bien comprendre qu’ils (les mauvais dirigeants occidentaux et leurs vassaux africains) ne font pas que le malheur des africains, ils font aussi le malheur des européens.

  2. Bonjour à toutes et à tous,
    Pour se faire une toute petite idée de ce que pensent certaines et certains Africains je vous conseille : Média Afrique sur you tube, vous verrez certaines fois çà pique et notre superbe en prend un coup mais l’info vu d’Afrique c’est bien plus intéressant que vu d’ici.
    Bonne écoute

  3. L’histoire de l’occident capitaliste c’est l’histoire du colonialisme. Après l’Amérique du nord colonisée par les anglo-saxons (massacre gigantesque des autochtones à la clé) le colonialisme change de nom et devient l’impérialisme anglo-saxon. Son but : dominer, s’approprier, s’imposer sur la planète d’une façon ou d’une autre (puissance/violence « matérialo-financière » et violence/puissance « idéologique »).

    C’est gagner en grande partie ! Les seuls à résister ce sont essentiellement les anciens ou actuels pays communistes (même s’il s’agit pour partie d’un capitalisme d’Etat) ou autres pays fortement idéologisés. Seules des « nations-Etats » peuvent résister aux intérêts financiers impérialistes, car c’est la condition d’une puissance scientifico-industrielle suffisante.

    Ni la Russie, ni l’Ukraine ne sont impérialistes ! L’Amérique si.

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