Alors que la COP 27 s’est achevée dans un échec tragi-comique attendu, la « Coupe du monde la plus controversée de l’histoire », comme aime à l’appeler une certaine marotte journalistique, bat son plein au Qatar. Un scénario plus enviable, dans lequel nous arrêterions de tendre l’autre joue, serait que les gigantesques profits réalisés par les industries pétrolières et gazières seraient arrachés à la clique d’imposteurs qui nous gouvernent pour être partagés. Au lieu d’enrichir les responsables du désastre actuel, ces profits serviraient enfin à entamer la transition énergétique mondiale que toute personne sensée attend impatiemment aujourd’hui. Mais alors qu’il ne faudrait rien de moins que le souffle d’une révolution généralisée pour sauver l’humanité d’un mode de vie qui n’a profité qu’à une infime minorité de celle-ci, nous avons plutôt le droit au grand divertissement d’une nouvelle coupe de monde qui a coûté la modique somme de 220 milliards de dollars. Peu importe au Spectacle les 6500 ouvriers morts sur les chantiers et les conditions de travail infernales – dignes d’une usine à Manchester du milieu du XIXe siècle – que les survivants subissent encore quotidiennement.

Le geste d’écrire, ou plutôt de commenter, débute presque toujours par un effort de remémoration, qui représente aussi un salutaire autodiagnostic d’humilité. Alors que je m’apprête à hiérarchiser mes idées, à produire une sorte de premier brouillon, une multitude d’auteurs me monte souvent à la tête. Non sans un certain amusement, je me prends alors quelques fois à imaginer la programmation d’une IA utopique dont la tâche consisterait à produire un média d’information et d’analyse uniquement à partir d’un corpus d’auteurs que j’aurai moi-même délimité.
Mike Davis, le plus grand penseur du caractère dystopique de l’urbanisation planétaire en cours, vient de nous quitter récemment. Il avait consacré un petit essai à Dubaï, cité-État voisine du Qatar, et à son urbanité. Il avait analysé avec brio comment les rentes pétrolière et gazières ont grisé jusqu’à la folie des grandeurs les élites monarchiques du Golfe. Selon lui, ces pétromonarchies incarnent une sorte de sauvagerie hyper capitaliste portée à la dimension du rêve. Milton Friedman et ses Chicago Boys n’auraient pas pu désirer mieux que cet oasis sans impôt, sans parti politique et sans syndicat où pouvoir économique et pouvoir politique ont admirablement fusionné. Pour écrire sur cette Coupe du monde, aux côtés de Mike Davis, mon petit algorithme aurait bien aimé convoquer d’autres figures, au risque qu’ensemble, ils écrivent un livre que l’on aurait pu intituler Homo Footbalisticus, à savoir Guy Debord et sa Société du spectacle, Giorgio Cesarano et son Manuel de Survie, Pierre Klossowski et sa Monnaie Vivante ou encore Jean-Paul Curnier et sa Prospérité du désastre.
Trêve de rêverie, place au cauchemar. Depuis les années 1980, sous le règne absolu de leurs PDG-Émirs, sortes de despotes éclairés drogués aux pétrodollars, les micro-monarchies du Golfe se sont transformées en une sorte d’utopie capitaliste vers laquelle convergent les élites transnationales de la finance, de la Tech, du conseil, de la promotion immobilière et des bureaux d’études. Tout ce petit monde se retrouve dans une commune soif d’assouvir de bien tristes pulsions composées de zones franches, de giga-temples consacrés aux loisirs et à la consommation, de paradis artificiels et de banlieues résidentielles, que peuple une internationale décadente et bigarrée d’influenceurs, de mafieux et d’expatriés.

À côté de la Chine, le Qatar joue aujourd’hui à la fois le rôle de repoussoir immoral et de modèle d’accumulation que l’on brandit à celles et ceux qui seraient tenter de se révolter ici, en Europe, contre cette contre-révolution économique que nous subissons depuis les années 1980. Après tout, nous ne serions pas tant à plaindre si nous comparons nos conditions de vie à celles de ce prolétariat esclavagisé qui a construit les stades et les infrastructures de ce mondial.
En effet, jusque-là, tant que des Gilets Jaunes n’entendaient pas essayer de bloquer le territoire, puis de se répandre en émeute dans les beaux-quartiers parisiens, le gouvernement économique ne voyait plus trop intérêt à assumer un certain sens directement guerrier. Les politiques néolibérales, avec leur gros bâton du déclassement et leur petite carotte du mythe de la réussite individuelle, semblaient suffisantes pour garantir un semblant minimal de narcose sociale. C’est qu’aux batailles ouvertes des XIXe et XXe siècle qui voyaient çà et là, lors d’une grève, d’une manifestation, ou d’une insurrection, des hommes et des femmes se faire trucider en masse, dans les pays du capitalisme avancé, la classe du capital avait semblé préférer jusqu’à récemment des méthodes plus douces.
Il se pourrait même bien que dans les prochaines années, nos inénarrables politiciens récemment convertis à la Start-up Nation trouvent peut-être quelques recettes à importer de ces paradis pétroliers et de leurs régimes où la « liberté » d’être riche ou de se faire exploiter se fonde sur une séparation spatiale rigoureuse des diverses fonctions économiques et des classes sociales, elles-mêmes ethniquement différenciées. En effet, pour le Qatar et ses voisins, les libertés individuelles et le droit du travail ne représentent rien d’autres que de vulgaires variables d’ajustement dans l’établissement de leur business plan. On peut même saluer le fait qu’ils ont atteint une certaine perfection dans l’art contemporain d’exploiter des travailleurs en allant dénicher une main d’œuvre rurale en voie de prolétarisation dans les campagnes miséreuses du Népal, du sous-continent indien ou d’Afrique sub-saharienne.
Que diable est donc allé faire la FIFA dans cette galère ? La réponse se love dans un secret de polichinelle : corruption politique, ambitions personnelles et argent, beaucoup d’argent, beaucoup beaucoup d’argent. Dans le sillage des révélations issues des Football Leaks, obtenus par le lanceur d’alerte Rui Pinton, le journal d’investigation Mediapart a brillamment documenté cette Sainte Trinité du football contemporain. Teaser : « Évasion fiscale, paradis fiscaux, blanchiment, conflits d’intérêts, commissions occultes pour faciliter les transferts de footballeurs, exploitation des joueurs mineurs, agents sans foi ni loi, financiers aux connexions mafieuses : nos données racontent l’histoire d’un sport rongé par la fièvre du profit, devenu un business ultra-spéculatif où tous les moyens sont bons pour grappiller de l’argent, via des montages offshores aussi opaques et complexes que ceux élaborés par les marchands d’armes ou les multinationales comme Apple et Amazon. » Peu importe que Cristiano Ronaldo, avec José Mourinho ou encore Radamel Falcao, ait dissimulé 150 millions d’euros dans des paradis fiscaux avec l’aide bienveillante de Jorge Mendes, le Citizen Kane du marché des transferts. Les codes de la finance et du trading ont envahi le monde du football. Si vous ne savez pas ce qu’est une IPO dans le football, je vous invite d’ailleurs à aller vous renseigner avant que votre fils qui est en centre de formation n’en soit victime.

Le boom économique qu’a connu le football professionnel a eu pour conséquence une virtualisation accrue de celui-ci. Alors que dans les années 1970, les clubs s’octroyaient la majeure partie de leurs revenus dans la billetterie, aujourd’hui, c’est à partir des droits de retransmission, du sponsoring et du commerce d’une multitude de produits dérivés que le footbusiness génèrent des milliards d’euros. Pour autant, le cashflow n’est pas forcément toujours au rendez-vous pour les investisseurs. On pourrait même dire que cette économie des grands clubs de football représente plutôt une sorte d’investissement de prestige. Le fait est qu’il se joue aussi autre chose dans le football : oligarques russes, fonds de pensions américains et fonds souverains des pétromonarchies se montrent moins intéressés par la rentabilité financière directe que par l’acquisition de soft power. Alors que pour certains acteurs du marché, le football permet de faire croître un carnet d’adresse pourtant déjà bien rempli, pour d’autres, comme les qataris, il peut être considéré comme un investissement géopolitique qui va renforcer leur nation branding et leur capacité à corrompre des politiciens véreux. Enfin pour des acteurs plus discrets, c’est surtout une manière, parmi tant d’autres, de blanchir de l’argent. En ce sens, à côté des ports francs et du système d’octroi des « visas dorés » pour millionnaires, un rapport de la Commission européenne daté de 2019 a ajouté le football professionnel à la liste des activités économiques « potentiellement vulnérables » au blanchiment d’argent, voire au financement du terrorisme.
Au sein de cette sphère d’accumulation centrale que l’on appelle communément les pays du Nord, nous sommes dorénavant moins définis par notre subjectivité que par une sorte de curriculum vitae à vocation universelle. En amour comme au travail, dans le sport comme dans les arts, compétences, qualités, diplômes et statistiques, servent à nous définir en tant que capital humain, à nous constituer en tant que force de travail mobilisable par un capital qui a depuis longtemps quitté les murs étroits de l’usine, pour se métastaser dans tout le reste de la société et pour tenter aujourd’hui de coloniser l’entièreté du vivant.
À bien des égards, l’idéologie de la réussite par le sport est l’enfant pauvre du self made man américain. C’est un mythe social qui sert à euthanasier les volontés collectives de révolte en invoquant des formes pseudo-religieuse de rédemption individuelle. En France, ce mythe est particulièrement opératoire dans les grands ensembles abandonnés des périphéries urbaines, au Brésil, dans les ingouvernables favelas, aux États-Unis, dans les ghettos ségrégés. Mais le sport n’est pas juste une sorte de nouvel opium du peuple, c’est aussi un moyen de discipliner les corps et les esprits de toute une jeunesse qui va bientôt aller renforcer la gigantesque cohorte des surnuméraires du capital, c’est-à-dire de celles et ceux qui ne comptent pas, de celles et ceux pour qui – en reprenant l’adage de cette vieille chèvre de Thatcher – There’s no such thing as society.

Il y a d’ailleurs tout un continuum entre le football contemporain et le logiciel discursif des RH. Il y a les « compétences-clés », le personal branding, les hard skills et les soft skills, la e-réputation, mais aussi la « guerre des talents », ce terme inventé par McKinsey en 1997 pour décrire les difficultés rencontrées par les entreprises à recruter des profils aux compétences rares, mais néanmoins dociles. Tout amateur de football doit aujourd’hui connaître les statistiques folles des Messi, Neymar, Ronaldo, Benzema ou Mbappe, mais peu nombreux sont capables d’établir le lien qu’elles entretiennent avec le fait que nous sommes en permanence scrutés et évalués sur notre lieu de travail, que nous sommes victimes de toutes sortes d’opérations qui visent à gérer et à optimiser ce cheptel humain au rang duquel nous avons été réduit.
L’envers de ce décor de la réussite individuelle, c’est évidemment le lien qui unit les blessures des footballeurs professionnels aux épidémies contemporaine de troubles musculosquelettiques, de burn-out, de dépression et d’anxiété. C’est aussi le fait que seulement une infime minorité d’entre nous arrive à naviguer dans les eaux troubles du capitalisme et réussit encore à s’en sortir alors que d’autres se noient. Dans le football, combien sont-ils d’ailleurs, chaque année, à quitter les centres de formation professionnelle des grands clubs pour revenir végéter à la cité ? Quel est donc ce lien pas si secret que ça qui unit les terrains de football de la banlieue parisienne aux entrepôts Amazon ou Geodis, aux plateformes VTC, à Deliveroo, à Uber et à tous ces boulots qui ne payent pas ?
À l’instar d’une économie mondiale dont le taux de profit est actuellement synchronisé sur la disciplinarisation du travail par l’usage de toutes les technologies de surveillances possibles, c’est qu’en s’enrichissant, le football contemporain est aussi devenu smart. Crampons et maillots connectés permettent maintenant de mesurer les distances parcourues des joueurs à l’entraînement et d’évaluer l’intensité de leurs efforts. Les statistiques et la vidéo, associées dorénavant à l’IA, représentent des outils de valorisation exceptionnels. Ils permettent au staff technique des grands clubs d’observer et de jauger les rendements futurs de leurs poulains. La qualité du jeu est dorénavant corrélée à celle de l’extraction d’un quantum de données qui doit contribuer au perfectionnement des programmes d’entraînement, par exemple, pour détecter des changements inattendus dans le jeu ou des irrégularités dans les performances des joueurs. Toute ressemblance avec un entrepôt de logistique, une chaîne de montage 3.0, le lean management d’un hôpital ou encore la cybersurveillance des remote workers (travailleurs à distance, NDLR) est évidemment totalement fortuite.
L’organisation sociale du capitalisme contemporain prend de plus en plus la forme d’un réseau d’institutions quasi-totalitaires tendant inexorablement au contrôle et à l’assujettissement total des personnes qui lui sont soumises. À côté de tous les infâmes, les GAFAM, les grands groupes pétroliers et de tous les profiteurs de la Global Supply Chain, la FIFA, avec la sombre vision du monde qu’elle véhicule, tient une place de haut rang dans toute cette hiérarchie du désastre. Son amour dégoûtant de l’argent, seule voie d’émancipation reconnue aujourd’hui pour un prolétariat mondial dont nombre de fils rêveraient de jouer en Champions League, n’est pas seulement l’apanage d’une mafia qui a pris le pouvoir au sein des grandes instances footballistiques, mais une des formes fondamentales que prend aujourd’hui la domination de la classe du capital, à laquelle toutes les autres institutions humaines sont désormais subordonnées.

Notre présente économie vise à produire en masse des marchandises standardisées, c’est-à-dire des richesses pour les patrons et de la pauvreté pour les autres. Un peu comme les influenceurs jouissent matériellement de la misère affective de celles et ceux qui désirent leur ressembler, la vie idyllique de Killian Mbappe repose in fine sur les rêves brisés de toute une génération mondiale de jeunes prolétaires déqualifiés, qui survivent entre les affres de la précarité, du chômage et de la pauvreté ; tout isolés qu’ils sont dans cette immense périphérie planétaire composée de banlieue dortoirs, de favelas et de bidonvilles où s’entassent aujourd’hui la majorité des moins de trente ans.
Manteau terrestre, fonds sous-marins, pôles, forêts primaires, corps, âmes et bientôt même Mars, rien n’est plus épargné pour permettre au règne de la valeur d’assouvir ses penchants et de préparer l’amorce d’un nouveau cycle d’accumulation. La guerre est généralisée et nous peinons encore à voir l’ombre d’un paradigme alternatif émerger. Centré autour de la combustion des énergies fossiles, le modèle extractiviste issu de la Deuxième révolution industrielle est à bout de souffle. Nous sommes prêts à parier que d’ici une génération, cette Coupe du monde 2022 qui vient de débuter au Qatar sera considérée comme l’un des derniers grands rites sacrificiels de l’histoire de la planète – un désastre écologique, social et humain. Espérons que nos enfants regarderont les archives de notre époque avec un certain dégoût.
Nous souffrons ensemble d’une contradiction centrale : celles et ceux qui n’ont pas encore perdu tout espoir se heurtent douloureusement à un monde qui ne cesse de nous décevoir. Notre civilisation est dominée par le golem du « marché autorégulateur » qui, année après année, fait proliférer l’abstraction de la valeur en exterminant la concrétude de toutes les forces physiques et sociales simples qui pourraient soutenir le projet d’une humanité enfin réconciliée avec elle-même. Pour l’instant, Karl Marx a raison au moins sur un point : « peut-être la victoire de la révolution n’est-elle possible qu’une fois accomplie la contre-révolution. » En effet, nous sommes encore, à l’heure actuelle, tous et toutes esclaves du capital et nous commencerons peut-être à nous en libérer à partir du moment où l’on refusera de se percevoir selon les catégories de ce dernier.
Maxence Klein
Tout le monde sait que « L’homo footballisticus » c’est l’anti « homo écologicus » : jets privés, stades climatisés ….
A l’adresse d’EELV, j’ajoute cette pièce au dossier :
https://www.youtube.com/watch?v=uHGqQaQwMJw