Cinquante ans après sa parution, le rapport Meadows, rédigé par des chercheurs du MIT qui pointèrent en 1972 les limites à la croissance « infinie », s’avère plus actuel que jamais. L’économiste Serge Latouche, principal penseur français de la décroissance, auteur de Penser un autre monde, estime que cette dernière permettrait seule de « limiter », voire de « piloter » la catastrophe que provoque le capitalisme qui est malade et rend malade tout ce qu’il touche. Interview pour QG

QG: Quel regard portez-vous sur la COP27, qui s’est réunie en novembre dernier à Charm el-Cheikh (Égypte), avec un accord sur des compensations financières pour les pays les plus exposés au réchauffement climatique, mais une absence de consensus sur la fin de l’utilisation des énergies fossiles ?
Serge Latouche : Comme pour les précédentes, le résultat est très décevant ! Mais mettre d’accord 190 pays, dont les principaux pays producteurs de pétrole, c’est un défi. On a affaire à une espèce de grand show pour faire croire aux opinions publiques qu’on fait le maximum, sans rien changer fondamentalement. Il n’y a aucune avancée concrète pour éviter l’effondrement qui se profile. On constate le réchauffement, avec des désastres de plus en plus fréquents qu’il entraîne, on n’arrête pas de dire « il faut faire quelque chose », mais on ne fait rien.
Les conséquences sont bien plus dramatiques pour les pays du Sud qui, historiquement, n’ont pas une grande responsabilité dans ce phénomène du changement climatique. La seule chose qu’on sait faire, et fort mal d’ailleurs, c’est de donner de l’argent. Et rien ne prouve que cet argent, comme celui des assistances techniques, n’ira pas se perdre dans les sables de la corruption et réussira à résoudre les problèmes. On a mis en avant comme résultat positif une idée, en partie macronienne, celle de faire un fonds pour les pays du Sud, avec des engagements financiers. Mais comme on dit en France, « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ». L’expérience passée montre que ce type d’engagement n’est jamais respecté. Le fonds ne sera pas approvisionné à la hauteur de ce qui est prévu, estimé à 300 milliards de dollars. Or selon Macky Sall, le président du Sénégal, il en faudrait au minimum 10 fois plus ! En plus, il s’agit de prêts, pour la plupart. Ça veut dire que les pays du Sud vont aggraver leur problème de dette. C’est un jeu de dupes, bien que le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, soit vraiment monté au créneau pour tirer le signal d’alarme.

QG: Il y a 50 ans, le club de Rome avait publié le Rapport Meadows soulignant les limites de la croissance économique dans un monde fini. Un demi-siècle plus tard, peut-on dire que la science économique s’enferme dans une sacralisation de la croissance, niant toute critique scientifique à ce sujet ?
Pour l’essentiel, la science économique reste dans la sacralisation de la croissance. Mais il y a un changement important. Il y a une avancée de la prise de conscience, en particulier grâce aux rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) de plus en plus alarmistes. (Voir par exemple l‘entretien sur QG en juin 2022 de François Gemenne, membre du GIEC: « La catastrophe est déjà là ».) Disons que la communauté scientifique, pour l’essentiel, exception faite des économistes, même si certains font partie du GIEC, s’est mise d’accord pour remettre en question la croissance et souligner ses limites. Il n’y a plus cette sacralisation de la croissance comme il y avait dans les années 60 et ce jusqu’aux années 80. On entend de plus en plus de critiques, y compris de la part de chefs du gouvernement.
Mais s’il y a une désacralisation au niveau symbolique, on est très loin du changement que cela supposerait dans la pratique. Il faut décoloniser notre imaginaire. La toxico-dépendance à la croissance reste intacte. Au niveau du consommateur, c’est le consumérisme. Les habitudes sont tellement ancrées. Il y a eu, récemment, le Black Friday et Noël, une fois de plus, a été la fête de la consommation. C’est aussi vrai au niveau des industriels qui défendent le productivisme avec des lobbys très puissants et s’opposent à la moindre remise en cause. Par exemple, pour passer d’une agriculture droguée aux pesticides et aux engrais chimiques à une agriculture durable, il y a un blocage terrible. C’est vrai, enfin, au niveau des États, parce que les États, pour maintenir le compromis social sans changer le système, ont absolument besoin de la croissance. C’est ce qui permet d’arriver à limiter les affrontements d’intérêt entre prolétaires et capitalistes. Cela a très bien fonctionné pendant les 30 Glorieuses, grâce à une croissance assez forte. Aujourd’hui, ça fonctionne moins bien. Mais si on sortait de la croissance, ça ne fonctionnerait plus du tout. On retrouverait la lutte des classes dans des proportions beaucoup plus fortes que les contestations auxquelles on assiste en ce moment pour la défense du pouvoir d’achat et des salaires.
Il faut bien constater à cet égard que le rapport Meadows, qui avait fait couler beaucoup d’encre, reste toujours d’une cruelle actualité.
QG: Est-ce que la crise Covid et la guerre russo-ukrainienne ont donné selon vous de nouveaux arguments en faveur de votre pensée d’une décroissance choisie et non pas subie ?
Tout d’abord, il faut être clair. Pour moi, la décroissance n’est pas une pensée économique. C’est une pensée de sortie de l’économie. Le monde a vécu durant des millénaires sans économie. L’économie est une invention récente, liée à la naissance du capitalisme qui est basé, comme le disait Marx, sur l’accumulation du capital. Donc, sur la croissance. Croissance et économie sont, pour moi, synonymes.
On en est un peu sorti ponctuellement avec le Covid, si je puis dire. Lors du premier confinement, on a eu une expérience d’un arrêt. Certains ont dit : « Ça y est, c’est l’An 01 [titre d’une bande dessinée de Gébé, adaptée au cinéma par Jacques Doillon en 1973, NDLR]. On arrête tout, on réfléchit. » Et pour une frange non négligeable de la population, il y a eu une prise de conscience sur ce que pourrait donner un monde sans croissance, avec l’idée qu’on pouvait se passer de beaucoup de choses et qu’on pouvait vivre mieux avec moins. On voyait les oiseaux qui revenaient. L’air était beaucoup plus respirable. C’était agréable de se promener, même s’il fallait une attestation avec soi. Néanmoins, on est rapidement revenu au « business as usual. » On a également pris conscience de l’extraordinaire dépendance des chaînes de production, avec la mondialisation du système productif. On a perdu toute autonomie. On a vu qu’on ne pouvait plus produire quelque chose d’aussi simple que des masques médicaux. Il a fallu réapprendre. On a dit « il faut relocaliser ». Mais comme on ne s’est pas donné les moyens de le faire, c’est-à-dire remettre en question la concurrence dite « libre et non faussée » alors que la concurrence a toujours été non libre et toujours faussée, les quelques entreprises qui ont joué le jeu de la relocalisation ont fait faillite parce que les pouvoirs publics, les hôpitaux, pour des raisons financières, ont continué à commander leurs masques en Chine. (Idem aujourd’hui, en décembre 2022, avec des médicaments de base tels que le Doliprane enfants ou l’Amoxicilline, NDLR)
Avec la guerre russo-ukrainienne, on s’aperçoit qu’un pays pas forcément énorme, l’Ukraine, est tellement inscrit dans les chaînes productives mondialisées que le blocage de l’économie ukrainienne met la pagaille dans les approvisionnements à l’échelle mondiale. Sans oublier la dépendance aux exportations russes. Je viens de lire dans le journal qu’on veut retrouver l’autonomie énergétique en développant des centrales nucléaires. Ce qui est de la folie pure. D’abord, parce que cela nécessite de l’uranium. Et une partie non négligeable, surtout de l’uranium enrichi, provient de Russie ou passe par la Russie.
Le président Macron, qui est à la pointe pour faire de la communication, à condition de ne rien faire d’autre, avait eu l’idée de surfer sur cette crise en disant : « C’est la fin de l’abondance. Il faut de la sobriété. » Il disait pourtant peu avant qu’il ne voulait pas qu’on soit des Amish. Du pur enfumage donc. Ce n’est au demeurant pas très judicieux parce que c’est très intéressant les Amish. Ces derniers font la démonstration qu’on peut très bien vivre sans avoir de technologies sophistiquées. Ils ont refusé les tracteurs. Ils refusent les réseaux électriques et même téléphoniques. Ils acceptent certaines technologies mais en discutent avant pour savoir si c’est acceptable et compatible avec leur foi, leur système de croyance. On se moque d’eux parce qu’ils ont encore des tenues à l’ancienne, etc. Mais économiquement, avec leur agriculture faite avec des chevaux, des techniques traditionnelles, des charrues, ils étaient écolos avant la lettre. Par conséquent, ils vendent très bien leurs produits et sont florissants économiquement parlant.
Comme l’a dit mon collègue Dominique Bourg, écologiste suisse, sur France Inter : « La sobriété, c’est le volet subjectif dont la décroissance est le volet objectif. » Monsieur Jancovici ne pas dit autre chose, d’ailleurs. (Voir l’entretien de Jean-Marc Jancovici avec Aude Lancelin sur QG en mai 2022: « Comment repousser la fin du monde? ») Il y a un regain d’intérêt pour la décroissance. Les gens se demandent ce que c’est. Par exemple, j’ai fait le petit Que sais-je intitulé « La Décroissance ». Il a été récemment réédité. De même que mon livre « Le pari de la décroissance »: bien que paru il y a plus de 15 ans, il se vend encore. Les éditeurs se disent qu’il y a un marché. Il est prévu pour l’année prochaine une réédition de quatre de mes livres. Ça ne veut pas dire que ça va changer la face du monde. C’est beaucoup plus compliqué que ça. Mais cela montre une prise de conscience de plus en plus forte. C’est un pas en avant pour essayer, avant qu’il ne soit trop tard, de mettre en œuvre une société soutenable.

QG: Estimez-vous qu’Antonio Guterres, secrétaire général de l’Organisation des nations unies, converge avec votre pensée en déclarant le 6 décembre, veille de la COP 15 sur la biodiversité : « Avec notre appétit sans limite pour une croissance économique incontrôlée et inégale, l’humanité est devenue une arme d’extinction massive »?
Oui. Là, je ne peux qu’être d’accord avec lui. Dans les années 1960, j’ai commencé à faire la critique du développement. Dans les années 1990, après la chute du mur de Berlin, on est passé du développement à la mondialisation. Il n’y avait soi-disant plus de Sud, il n’y avait plus de Nord et comme il n’y avait plus d’Est, on a un monde uni sous le signe de la religion de la croissance, qu’on a qualifiée, à ce moment-là, de durable. De ce point de vue-là, je rejoins Guterres. En revanche, je ne suis pas sûr qu’il me rejoigne vraiment sur l’idée de décroissance, mais c’est un autre problème.
QG: Est-ce que le terme « décroissance » est synonyme de sortie du capitalisme ?
On ne peut pas convaincre des gens qui ont, évidemment, une autre foi enracinée. Le capitalisme a atteint une telle puissance qu’il n’y a que lui-même qui peut se détruire. Mais on peut lui faire confiance pour ça. Il va vers sa destruction. Malheureusement, sa destruction provoque beaucoup de dégâts. Je disais souvent qu’il fallait mettre en oeuvre une société de décroissance pour éviter l’effondrement. Je ne dis plus cela car on est dans la catastrophe. Il faut désormais entreprendre ce changement de paradigme pour limiter la catastrophe, pour éventuellement la piloter, et surtout pour organiser le monde d’après. Il est important que les idées de la décroissance se développent. Même si, pour le moment, les mises en œuvre sont très limitées. Il existe, au niveau local, des pratiques telles les Amap (Association pour le maintien de l’agriculture paysanne), les villes en transition, les villes lentes, les jardins partagés. Sans parler de l’agriculture biologique et des ZAD et des combats contre de grands projets inutiles et nuisibles. Il y a des tas de changements en cours, mais ce n’est pas suffisant. Il y a une rupture radicale à faire.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Serge Latouche est économiste, professeur émérite de l’université Paris-Sud. Il est l’auteur de Penser un nouveau monde (à paraître en poche chez Rivages en février 2023) ; Travailler moins, travailler autrement ou ne pas travailler du tout (Rivages, 2021) ; L’abondance frugale comme art de vivre : Bonheur, gastronomie et décroissance (Rivages, 2020) ; La Décroissance (Que sais-je ?, 2019) ; Pour en finir avec l’économie : Décroissance et critique de la valeur (avec Anselm Jappe, Libre & solidaire, 2015) ; Pour sortir de la société de consommation : Voix et voies de la décroissance (Les liens qui libèrent, 2010) ; Le Pari de la décroissance (Fayard, 2006) ; ou encore Survivre au développement : De la décolonisation de l’imaginaire économique à la construction d’une société alternative (Mille et Une Nuits, 2004)
Photo en une : Stay Grounded / Judith Holzer
Sur ce thème, Lordon :
https://www.youtube.com/watch?v=leOIibvfxVI
Sur la critique de « l’écologie marchande » , Hélène Tordjmann :
https://www.editionsladecouverte.fr/la_croissance_verte_contre_la_nature-9782348067990