« L’économie que nous méritons », par Rodolphe Bocquet

27/04/2020

En pleine crise du Covid-19, les plus inflexibles néolibéraux se découvrent tous une passion pour une économie plus juste et un développement durable. Méfions nous des contrefaçons, comme nous y invite Rodolphe Bocquet, ex-trader à la Société Générale, qui collaborera désormais à QG sous forme de chroniques régulières

« C’est l’économie, imbécile ! », la devise de la campagne présidentielle de Bill Clinton en 1992, pointant l’emploi et la croissance comme les facteurs décisifs de choix des électeurs, a résonné pendant des décennies, inspirant l’agenda de nombreux hommes et femmes politiques. Pourtant, en cette période de frénésie Covid-19, ceux qui hier encore s’affichaient comme zélotes du néolibéralisme, dénoncent haut et fort les travers du capitalisme financier avec la ferveur des néo-convertis.

À juste titre, ils soulignent que l’augmentation des inégalités a atteint un niveau insoutenable et que lorsque l’on est adulte, on ne croit pas plus au Père Noël qu’à l’économie du ruissellement. La vague de déréglementation et de globalisation, initiée dans les années 1970, pourrait commencer à s’inverser avec le retour de l’État Providence, et du protectionnisme.

Dans « Who steal the American dream? » (NDLR : « Qui a volé le rêve américain ? »), Hedrick Smith partage un chiffre sidérant : si la production de richesse aux États-Unis avait été répartie entre 1979 et 2006, comme elle l’a été entre 1945 et 1979, une famille américaine moyenne disposerait aujourd’hui d’un revenu annuel supplémentaire de 12.000 dollars.  Un bon début pour s’offrir une assurance santé, ou pour faire face à l’inflation des frais de scolarité diront certains.  Sans parler des 38,1 millions de personnes vivant dans la pauvreté aux États-Unis. Le livre de Smith, publié en 2013, a été un best-seller national. Je me demande parfois pourquoi si peu ont alors compris qu’il était en effet grand temps de rendre à l’Amérique son lustre perdu, c’est-à-dire de « Make America Great Again ».

Quant à l’environnement, les gens commencent, avec un sincère étonnement, à faire le lien entre l’effondrement de l’économie et la renaissance de la nature.  En redécouvrant des cieux sans fumées ni traînées d’avion, le chant des oiseaux dans les villes, et les dauphins qui peuplent les canaux clairs de Venise.

Des anarchistes jusqu’aux présidents des pays du G20, comme Emmanuel Macron (NDLR: voir la précédente chronique de Rodolphe Bocquet: « La France a-t-elle encore un Président? »), un consensus baroque émerge : le culte de l’économie est officiellement ringard et nous avons désespérément besoin d’un concept flambant neuf pour ce monde merveilleux, « the Brave new world », que nous aspirons tous à construire.

Dans une série de livres en cours de parution jusqu’en 2021, le philosophe québécois Alain Deneault, récemment reçu sur l’antenne de QG , prend le contre-pied de cette tendance : loin de lui l’envie d’abdiquer, retrouver l’économie s’avère un besoin urgent.

Il s’agit de restaurer l’économie dans son acceptation originale, après que celle-ci a été travestie au bénéfice exclusif de l’économie politique depuis le 18ème siècle. Il nous appartient de rétablir ce sens commun, initialement partagé par un large éventail de disciplines allant des sciences naturelles à la théologie, la linguistique, les mathématiques, la psychologie et l’esthétique : l’économie définie comme « la science des relations bonnes, nourrissantes et épanouissantes ». L’économie ainsi reconquise, ne fait alors qu’une avec l’écologie. Elle se révèle incompatible avec la prédation du capital humain ou naturel.

Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, Georges Bernanos écrivait : « Jamais le Mal n’a eu d’occasion meilleure de feindre accomplir les œuvres du Bien. Jamais le Diable n’a mieux mérité le nom que lui donnait déjà saint Jérôme, celui de Singe de Dieu ». Ne nous laissons pas tromper par les nouveaux habits du Prince. Ne cédons pas à la tentation de néologismes, où l’« en même temps » cache l’oxymore. Assimilés par l’hydre du marketing et ressassés à l’envie, ils finiront par se retourner contre nous.

Exigeons l’économie que nous méritons.

Rodolphe Bocquet

Diplômé d’HEC et de New York University, Rodolphe Bocquet, a été trader à la Société Générale. Il conduit ensuite jusqu’en 2012 des politiques publiques de développement durable. En 2014, il crée Beyond Ratings, première agence de notation financière intégrant les facteurs de durabilité de long terme dans la notation de solvabilité des Etats. Il en part début 2020. Aujourd’hui, il se définit comme artisan humaniste, et collaborera désormais régulièrement à QG.

2 Commentaire(s)

  1. Un peu surprenante cette tribune : bonne première partie (3/4 du texte) sur la montée historique des inégalités au profit des plus riches, puis évolution pour le moins discutable de la fin du texte.

    Le plus discutable étant de se référer à l’histoire d’un mot (évolution du sens), à une étymologie supposée, comme référence du sens. Tout cela comme pour plaider une sorte de retour aux époques historiques en question (« à cette époque l’économie était partout » ou quelque chose comme ça). Quel sens çà a de vouloir revenir à un sens ancien de l’économie ? Plaider « la chose » (« signifié » ou « référent ») ne peut consister à plaider le mot, cad le « signifiant ».

    D’ailleurs, il existe déjà une économie basée sur les flux de ressources naturelles : les traités d’écologie débordent là-dessus (cycle de l’eau, cycle de l’eau potable, cycle des énergies renouvelables ou pas, flux thermique, …). La question n’est pas de savoir si on utilise le mot « économie » ou l’expression « gestion des flux », la question est de savoir si on prend en compte ces données existantes, connues, dans des orientations politiques ? si on prend en compte « l’enjeu » de « santé pérenne pour tous » ! quels que soient les mots pour le dire ?

    Peut-être à tort, mais ce retour vers l’étymologie me semble bizarre : le sens ancien d’un mot correspondait au besoin de l’époque ancienne (des rapports sociaux de l’époque ancienne) ; il est tout à fait normal que le sens nouveau corresponde au besoin de l’époque nouvelle (des rapports sociaux de l’époque nouvelle). Staline déniait aux langues d’être des forces productives. Erreur de sa part selon moi. Le « discours » est bel et bien une « arène de la lutte des classes » (Volochinov, censuré pendant 40 ans par Staline, et aussi Bourdieu « ce que parler veut dire ») ! Mais, pour qu’un sens domine, il faut d’abord que la classe qui plaide ce sens devienne la plus forte. Il faut donc d’abord devenir la classe dominante. Certes, la langue est une force productive, mais l’infrastructure économique et donc les forces productives économiques, domineront toujours les forces productives de la superstructure idéologique. Ce qu’il faut c’est transformer les rapports sociaux économiques, changer le sens de l’histoire, et non pas changer le sens des mots.

    Pour terminer sur une note humoristique : il y a eu récemment une tentative gouvernementale d’agir en jouant sur les mots ; c’était à se tordre de rire. Edouard Philippe a introduit lors d’un discours télévisé le concept de « sociétés savantes » dans son discours, là où avant on disait « comité scientifique » ! Ensuite, pour faire humain, il a introduit, pour désigner les visiteurs autorisés auprès des malades, l’expression « les êtres aimant », là où avant on disait « les proches » des malades. J’imagine une infirmière, pour autoriser un visiteur, lui poser la question : « êtes-vous un être aimant ? », et l’autre de répondre  » ben, c’est ma femme là, des fois elle m’emmerde, mais aujourd’hui, je l’aime ! ». Et l’infirmière d’autoriser la visite …

    Note : ici, je plaide aussi pour la traduction systématique en français des citations étrangères dans les Tribunes de QG : l’anglais devient, bien involontairement, une mise à distance de certains lecteurs. (Pourquoi l’anglais est-il la langue dominante ?).
    Une pétition intéressante : https://www.mesopinions.com/petition/art-culture/manifeste-reconnaissance-principe-diversite-linguistique-culturelle/63600

  2. « : l’économie définie comme « la science des relations bonnes, nourrissantes et épanouissantes ». L’économie ainsi reconquise, ne fait alors qu’une avec l’écologie. »
    Désolé, je ne suis pas très cultivé, je ne vois pas ce que vous voulez dire, je ne sais même pas qui vous citez!
    Je me pose quelques questions :
    Qui crée de la valeur? Est-ce qu’un trader crée de la valeur?
    Est-ce l’économie est une science? Est-ce que l’économie peut être décidée par le peuple ou est-ce une affaire de spécialistes?
    Est-ce qu’on peut se passer de la division du travail et ne faire que du local sans régresser dans notre niveau de vie et notre temps libre? (je dis cela pour ceux qui peuvent encore régresser et qui ont encore du vrai temps libre (temps ou ils ne font pas que de la récupération)
    On nous dit qu’on a lutté contre les paradis fiscaux, est bien vrai? Que peut-on dire du Delaware?
    J’en ai d’autres mais bon… Un autre trader sur internet , je n’ai rien retenu pour vous donner comme référence mais cela peut se faire, a dit qu’en 2008 , on a rien résolu et que ceux qui aurait dû aller en prison n’ont pas été inquiétés, partagez-vous cette opinion?

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