« L’humanité joue au casino », par Rodolphe Bocquet

05/05/2020

Malgré les avertissements du Club de Rome et de tant d’autres, nos sociétés continuent à emprunter de l’argent qu’elles n’ont pas, pour acheter ce dont elles n’ont nullement besoin. Cet insoutenable modèle, poussé à son paroxysme, sera-t-il remis en cause par la crise actuelle? Une analyse de Rodolphe Bocquet, ex-trader, pour QG

« Nous y voilà, nous y sommes. Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de l’incurie de l’humanité, nous y sommes. Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l’homme sait le faire avec brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu’elle lui fait mal. »

On pourrait aujourd’hui trouver des accents prophétiques à ce texte de Fred Vargas, publié en 2008. En 1972, le premier rapport du Club de Rome, « Les limites à la croissance », ne disait pas autre chose.

Dans son discours d’acceptation du prix Nobel d’économie, intitulé « La prétention du savoir », Friedrich A. Hayek dénonça en 1974 le rapport du Club de Rome comme l’exemple d’une démarche pseudo-scientifique suscitant un dangereux engouement médiatique. Pourtant, les recommandations d’humilité qu’Hayek adresse alors aux sciences morales face à la complexité des organisations sociales et biologiques, semblent précisément avoir été suivies par les auteurs du rapport, en se concentrant sur l’impossibilité physique d’une croissance infinie dans un monde fini.

Le pédagogue Laurence J. Peter, auteur du génial essai « Le Principe de Peter », décrivait un économiste comme « un expert qui saura demain, pourquoi ce qu’il a prédit hier ne s’est pas produit aujourd’hui ». Quarante ans après la publication des « Limites à la croissance », Graham Turner démontrait, combien notre réalité confirmait les intuitions de ses co-auteurs Donella et Denis Meadows.

Aux oiseaux de mauvaise augure, les tenants du progrès opposent des siècles de sciences et le formidable bond accompli par l’humanité depuis la révolution industrielle : explosion démographique et accroissement de l’espérance de vie. « Aie confiance », la technologie nous a toujours sauvés. Ne pas croire que cela continuera ad vitam aeternam, ne peut être que le lot de misanthropes.

Ce tour de passe-passe est particulièrement grossier : il revient à dissimuler les racines du mal en professant qu’il n’existe pas d’autre voie que de continuer plus avant en klaxonnant. « La globalisation détruit les écosystèmes et accroît les inégalités : généralisons les traités de libre échange ! ». Ou encore : « L’Union Européenne a failli à répondre aux attentes des citoyens européens les plus faibles, il est urgent d’en accroître les prérogatives ! ».

Le credo technologique comme seule réponse à l’effondrement écologique est une escroquerie. On accuse les partisans de la sobriété de vouloir priver les économies en développement du confort moderne, alors qu’il s’agit de repenser un modèle auquel chacun puisse durablement aspirer. On dénonce une prospérité sans croissance comme un dangereux pari pascalien, bien au-delà de la portée du génie humain, mais, apprenti sorcier inconséquent, on prescrit de poursuivre la mise à mal des équilibres planétaires. Pourquoi s’inquiéter ? S’il y a des dégâts, cela fait émerger des besoins de réparation, de l’innovation technologique et des start-ups, de nouveaux marchés. Qu’importe si l’on n’a pas l’ombre d’une idée sur comment recoller les morceaux du vase que l’on vient de réduire en miette – SAV dans un magasin de porcelaine sûrement. Ah, j’oubliais, il faut aussi penser à coloniser Mars.

Dans le même discours, Hayek conclut par les mots suivants : « Il y a un danger dans le sentiment exubérant de puissance toujours croissante que les progrès des sciences physiques ont engendré et qui poussent l’homme à essayer, « étourdi par le succès », pour reprendre une expression caractéristique du communisme primitif, de soumettre non seulement notre environnement naturel mais aussi notre environnement humain au contrôle d’une volonté humaine ».

La société de consommation peut être décrite comme le fait d’emprunter de l’argent que l’on n’a pas, pour acheter quelque chose dont on n’a pas besoin, afin d’impressionner des gens que l’on ne connaît pas, disait à peu près l’économiste britannique Tim Jackson. Cet insoutenable modèle est aujourd’hui poussé à son paroxysme, sous la perfusion des plans de quantitative easing et l’assistance respiratoire d’une publicité plus pernicieuse que jamais.

Depuis la fin des trente glorieuses, l’humanité joue au casino. A chaque crise, elle double la mise. Noir, perd et trépasse. A moins que…

Rodolphe Bocquet

Diplômé d’HEC et de New York University, Rodolphe Bocquet, a été trader à la Société Générale. Il conduit ensuite, jusqu’en 2012, des politiques publiques de développement durable. En 2014, il crée Beyond Ratings, première agence de notation financière intégrant les facteurs de durabilité de long terme dans la notation de solvabilité des Etats. Il en part début 2020. Aujourd’hui, il se définit comme artisan humaniste.

4 Commentaire(s)

  1. Bon, là, il y a comme un « plaider coupable » de la part des accusés qui ne sont autres que :
    – L’humanité
    – La technophilie, le scientisme
    – Une certaine essence pulsionnelle de type « être étourdi par le succès »
    – Une autre essence pulsionnelle de type « vouloir impressionner les gens que l’on ne connait pas ».
    C’est de la faute à tout ça si on est dans la m…de !

    A décharge, il existe un « communisme primitif », a priori vertueux, mais seulement connu de mr Hayek. Heureux homme.

    Certes, cette vision correspond à une certaine réalité, mais c’est la réalité des … apparences, cad la réalité d’un certain imaginaire. On a souvent l’imaginaire qui nous arrange (mais ça, c’est un autre problème).

    Ici, donc, il y a une dénonciation louable, juste, mais pas d’analyse des causes autres que le facteur « humain ». L’humain avec tous ses travers. C’est l’orgueil apparemment le principal travers : « vouloir épater la galerie », « se laisser étourdir par le succès », « vouloir maitriser le monde par la science et la technique ». Bref, l’humanité d’aujourd’hui (mais pas celle du communisme primitif), c’est Sodome et Gomorrhe. Ne lui tournons pas le dos et prêchons son salut : que chacun soit son propre rédempteur en s’acheminant vers la sobriété physique et morale, cad en renonçant à ses dépravations.

    Il me semble qu’il aurait été utile de dénoncer un peu le « système » qui, « tout naturellement » engendre ces dépravations individuelles vraies. Le système ? oui, l’ultra-libéralisme, le capitalisme désormais mondial ; mondial depuis que la fin de l’Histoire a été glorieusement sifflée par Fukuyama (qui vient d’ailleurs de se rétracter maladroitement, cad la queue entre les jambes) !

    Il est important de parler de « système », même si ce système est mu par des acteurs bien identifiés. C’est un système « dynamique » cad toujours en équilibre dynamique, cad en apparence stable, monolithique alors même que « ça lutte » en permanence là-dedans. La lutte essentielle c’est celle entre exploités et exploiteurs, entre les pauvres et les riches, entre possédés et possédants. Mais cette lutte systémique prend l’apparence d’un « machin » technique stable, impénétrable. Ce « système » apparent rend des services qui assurent sa relative acceptation par les acteurs : il régule les échanges par le marché; il alimente les besoins qu’il crée chez chacun; il parvient à donner du travail (cad de quoi vivre) à chacun; il semble donner les mêmes chances à chacun pour faire partie du « haut du panier », grâce à l’idée de mérite ; le sentiment de liberté existe, mais les plus pauvres ne se rendent pas vraiment compte que la liberté profite considérablement plus aux riches : liberté de déplacement aux Bahamas contre liberté de sortir pas trop loin de chez soi, liberté de vivre dans un palace contre liberté de vivre dans la rue dans un carton d’emballage, etc …

    Tout cela pour dire quoi ? tout simplement pour remarquer que ce « système », ce « machin » se caractérise par une «résilience» absolument considérable. Il résiste aux énergies qui veulent le défaire ! Le grand mot est lâché. Résilience ! Résilience ! L’escroquerie du siècle. L’escroquerie quand cette caractéristique de résilience est attribuée à l’être humain, aux individus. L’agent actuel de cette escroquerie est connu : Cyrulnik ; le gentil ; le béni oui oui ; le nounours qui donne confiance à tous, et j’irai même jusqu’à dire surtout à toutes !!!!

    Parlons-en de cette résilience assignée à l’individu. La « résilience » d’un matériau c’est l’énergie qu’il faut déployer pour détruire la cohésion de ce matériau, cad pour le rompre, le casser. Le terme de résilience ne s’applique qu’à des «choses» qui présentent une résistance «passive», cad non volontaire (l’acier, le plomb, le bois, le ciment, etc ….) à la destruction. Il ne peut s’appliquer à l’homme ou plutôt à l’Acteur qui, par définition, déploie des résistances «actives», cad faites de «stratégies», de «feintes», de «redéploiements», «d’alliances» etc … Appliquer cette caractéristique à des humains c’est réduire l’humain à une chose inerte, chose qu’on pourrait améliorer par l’adjonction ou la soustraction d’éléments passifs supplémentaires (par exemple, en enlevant du carbone à l’acier, il devient plus résilient).

    Mais l’astuce, c’est de déclarer que c’est l’homme qui n’est pas assez résilient, alors même que c’est le système qui l’est trop. Et vas-y que je «te» propose des séances de travail sur «toi» pour améliorer «ta» résilience, pour être plus apte à supporter, à s’adapter à, ce «système», qui, lui, est dit «solide», «consistant» cad «non adaptable». On veut nous faire croire que c’est l’homme qui est faible, alors que c’est le système qui est dur, trop dur ! Ce serait une affaire d’individus et non pas une affaire d’acteurs cad de lutte collective organisée ! Magnifier l’individu qui se débat pour décourager le collectif qui se bat (voir tous les jeux télé).

    Quant à une certaine défiance exprimée dans cette tribune envers la science, là, ce n’est pas entendable. L’obscurantisme, même faible, n’est pas la solution. La lutte, la révolution sont des phénomènes éminemment scientifiques. Certes, les affects sont là, mais la victoire dépend de la science de la lutte, la science de la guerre. C’est l’alliance des forces physiques et intellectuelles des hommes qui fonde la victoire ! Jean de la Fontaine n’a-t-il pas dit : « ruse et astuce font plus que force ni que rage » ? (ce n’est pas la version exacte, mais celle-ci va bien). Les Gilets Jaunes sont considérablement plus scientifiques que le gouvernement (et que certains syndicats) qui grenouille au niveau zéro. La force de ce gouvernement c’est uniquement de savoir où il veut aller. Pour l’instant ils sont ridicules mais ils avancent.

    Justement, pour terminer, où veut-on aller, nous ? lutter intelligemment n’est possible que si on a une idée du but visé ; il faut que nous travaillons cela ; Il est inutile et vain de ne plaider qu’un changement de mentalité chez les dits humains pour que le monde change ; les mentalités changent quand le système de vie concrète change ; le Monde Diplomatique de Mai présente certaines propositions concrètes ; elles sont plutôt de type social-démocrate ; mais c’est un premier pas ; c’est cela qu’il faut travailler ; du concret ; même approximatif ; on ne peut pas détruire un système sans en proposer un autre ; chacun doit savoir à quelle sauce il sera accommodé. La piste Friot est intéressante, il faut la travailler.
    Ils ne rendront pas les clefs, Lordon l’a dit ! ça passera donc par la révolution ou la révoltation, mais dans tous les cas, il faudra que ça vise quelque chose !

    1. Un premier pas! pendant combien de temps encore? stratégie mortifère. Tout comme la stratégie du gvt confiner/ dé-confiner à marche forcée/re-confiner, sous la menace et l’imposture d’une « éventuelle »  » 2ème vague de contamination » est dangereuse socialement et politiquement, elle sera de toute évidence assortie de répression à chaque étape (voir notamment le « tracing » envisagé, l’impréparation au pas de charge de la réouverture des écoles et autres) : on voit bien qu’il s’agit de nous désorganiser, nous isoler. Nous avons besoin de nous battre autour d’un même et seul objectif central. Les confédérations syndicales doivent appeler à la grève générale, c’est de leur responsabilité, et non pas se compromettre dans le rôle que le gvt leur fait jouer. Voyez entre autres https://www.facebook.com/watch/Commission-de-Mobilisation-du-Travail-Social-Ile-de-France-887860558003185/. Particulièrement éloquent car les travailleurs sociaux sont en prise avec les plus précaires. Partout les travailleurs cherchent la voie de la riposte maintenant.

      1. Merci du lien. Très intéressant.
        En tant que consultant, je suis intervenu dans différents établissements relevant du travail social, en particulier CAT (on disait comme ça à l’époque). Je peux témoigner du virage « sadique-libéral » de ce secteur, sous la conduite de nouveaux dirigeants : pour la plupart des compétents en sciences de l’ingénieur, mais des incompétents en sciences sociales et surtout en « esprit social ». Que de dégâts à cause de ces connards prétentieux.
        Pour accueillir « convenablement » les industriels clients du CAT, on réaménage les ateliers et on place à l’arrière ou à la cave les personnes les plus handicapés, les plus tordus physiquement, pour les cacher au regard des clients. A l’entrée, au contraire, on place plutôt les gros dépressifs, car extérieurement, en passant, on ne les distingue pas de l’homme ordinaire.
        La performance devient le premier critère des admissions en CAT car c’est le premier critère d’évaluation du directeur, et de celui-ci envers le personnel.
        La mission sociale ? réponse entendue : « il faut traiter les handicapés comme des gens ordinaires, c’est la meilleure façon de les intégrer ». Quand ça arrange, on peut toujours dire cela, mais que devient la réalité du handicap ? Ce qui serait bien, ce serait d’ailleurs de traiter les directeurs/ingénieur comme des gens ordinaires ! Pour les intégrer.
        L’ambiance est devenue tellement anxiogène, qu’un handicapé en conflit avec la direction, tente de se suicider lorsqu’il reçoit une lettre recommandée qu’il croit émaner (à tort) à la direction du CAT.
        Que le monde libéral est beau.
        Que ma joie demeure !

Laisser un commentaire