Homo ricanus ou les railleries impuissantes de la petite bourgeoisie collabo

Le 31/01/2024 par Harold Bernat

Homo ricanus ou les railleries impuissantes de la petite bourgeoisie collabo

Aujourd’hui l’édifice de la résignation collective repose sur le petit bourgeois, un type humain que l’homo ricanus de Nietzsche nous aide à penser. Toujours dans l’entre-deux, jamais un mot plus haut que l’autre, il se tient loin des rebellions, même lorsqu’il s’aperçoit des injustices. Il ne prend pas position, et encore moins de risques, s’assure d’être discret, ne likera jamais un post Linkedin mal pensant, ne remettra jamais en cause l’ordre social. Au fond c’est un collabo 2.0. Ce qu’il lui reste à faire? Ricaner dans les coins. Se marrer mais s’adapter. Railler sans fin mais faire le sale boulot dans les open spaces. Analyse piquante d’un profil bien confortable par Harold Bernat sur QG

Un détour par Nietzsche, trop peu cité quand il s’agit de s’engager dans une lutte, n’est pas forcément superflu. Marx, oui ; Nietzsche, non ? Soyons sérieux, Nietzsche est un réactionnaire, non ? Mais est-ce sérieux de passer sous silence ce que devient l’homme dans nos contrées de moins en moins tempérées ? Est-ce sérieux de ne pas jeter un regard clinique, un tantinet nietzschéen, sur le type d’homme qui nous condamne à l’impuissance, à la stérilité et à la soumission ? En un mot, à la défaite de la majorité quand le petit bourgeois et le dernier homme se tiennent les mains, les leurs, la sienne, dans une ronde d’impuissance politique entretenue. À quoi bon ? L’anthropologie sociale reste le cruel impensé de l’analyse politique. Tout mouvement politique qui chercherait à remettre un peu de vertu dans la pratique publique ne peut en faire l’économie. Une conviction.

« On est prudent, et l’on sait tout ce qui est advenu ; sans fin l’on peut aussi railler. Encore on se chamaille, mais vite on se réconcilie – sinon l’on se gâte l’estomac ». Cette peinture du dernier homme par Nietzsche, l’homme qui a inventé le bonheur, les forfaits illimités et Quotidien, vous la trouverez dans Le prologue de Ainsi parlait Zarathoustra. Ce dernier homme n’est pas simplement une lubie de prophète inspiré, un caprice de philosophe misanthrope en fin de vie, mais un état des lieux du confort petit bourgeois, la véritable base de lancement des pires escrocs politiques. De gauche, de droite, en fonction des chances d’occuper le poste. Ne cédons pas à la paresse qui consiste à croire que le dernier petit bourgeois se repère simplement avec sa fiche de paie. Il faut plutôt fouiller du côté de l’anthropologie sociale et faire quelques incursions côté psychologie.

Le type petit bourgeois est avant tout un spectateur réactif. Il réagit à des images qui défilent devant lui, des images qui constituent une narration du monde toute faite. Il ignore les combats qui ne se traduisent pas immédiatement par une valorisation de l’image qu’il se donne à travers ces images. Les mobiles de son inaction, il les tire de son expérience du spectacle et de la mise en scène des échecs des autres. Le passé des vaincus est son guide pour parapher au présent le monde des vainqueurs. Il aime les commentaires sur les impasses de l’opposition politique, particulièrement ceux émis par des croulants éditocrates qui reviennent en boucle à la télévision. Les jugements péremptoires sur les échecs des autres qui tentent des coups et en prennent sont un véritable délice pour ses oreilles encirées. Malin, il a évité le mauvais coup et s’en félicite. Une fois de plus. Le petit bourgeois ne se risque jamais, ne s’oppose pratiquement jamais, trop occupé à calculer, dès qu’une conflictualité se fait sentir, où se situerait son bénéfice dans une échelle de gains et de pertes. Le coût de l’action est son seul guide. Vous ne verrez jamais le petit bourgeois sur un blocage, la nuit, au point du jour, dans le froid. A quoi bon ? L’échelle des gains et des pertes, qu’il déplie en toutes occasions, lui sert d’alibi pour ne surtout pas se mélanger. Il a en effet une conscience aiguë des hiérarchies sociales et il repère très vite le haut et le bas de l’échelle des hommes. Qui peut-il mépriser ? Qui doit-il respecter ? Fort avec les faibles, tantôt brutal, faible avec les forts, tantôt obséquieux. Il ne se bat pas, il se situe. La société ? Quelle société ? Qu’est-ce que ceci ? Parlez-lui plutôt de la place qu’il lorgne dans un quadrillage social serré où chacun doit tenir sa case. Il jalouse la case au-dessus, méprise la case en-dessous, mais il tient à la sienne et estime ceux qui tiennent la leur, en particulier ceux d’en-dessous.

La valeur travail le rassure. Les valeurs en général le rassurent à condition qu’elles ne se traduisent pas trop vite en exigences pratiques. La justice en général aura toujours plus de valeur à ses yeux que l’injustice en particulier. La valeur travail dans l’absolu a plus de mérite que le gueux basané qui trime pour un salaire de misère. Malheur à qui voudrait le déloger de la valeur. Le petit bourgeois, comme le dernier homme de Nietzsche, n’est ni riche, ni pauvre. Il prospère dans un entre-deux, un demi-monde, loin de ce qu’il appelle les « extrêmes ». Spontanément conforme et moutonnier, il est attaché à cette conviction féroce selon laquelle tout finit par rentrer dans l’ordre. Si l’enfumage échoue, la matraque peut aider, un moyen parmi d’autres. Elle finit dans l’anus ? Les risques du métier quand l’ordre est tenu dans des conditions difficiles. Dans cet ordre à venir, celui d’après la chienlit, d’après l’émeute, une fois le fumier déversé, il a déjà réservé sa place et son numéro de chaise. L’emplacement libre est pour lui une ineptie, un bordel inacceptable. Un billet, un prix, une place. Le numéro de la place situe et valide. Il rassure aussi le petit bourgeois en temps de paix.

Au fond, n’avons-nous pas affaire, derrière les valeurs et les places, la matraque acceptable et le retour à la normale, à la vieille figure du collabo français ? Dépassons, il serait temps, le collabo vieux style, le salaud courbé, dans une rue sombre, en train de glisser une liste de noms à un fasciste en ciré noir. Le collaborateur est un terme acceptable aujourd’hui dans le néo-management des familles. Le hub est éclairé par les néons du moderne et les listes de noms consultables sur LinkedIn. Le partner, si vous préférez, fait action progressiste en signalant au chef celui qui soutient d’un like le blocage de la voirie par un kyste de gilets jaunes. Kyste ? Le terme était celui de Manuel Valls à propos de Notre-Dame-des-Landes et il plaira toujours au petit bourgeois, ami de l’ordre et des zones bétonnées. On collabore avec le pouvoir, on ajoutera « démocratique ». Le pouvoir en général, d’un remaniement au prochain. Le pouvoir qui se tient là comme une nature immuable et qui rend légitimes, aux plus hautes fonctions de l’Etat, les plus insignifiants cadets de la bourgeoisie incestueuse. Cette ministre ou une autre, après tout, pourquoi pas. Pour le Premier ministre ? Ce dadet conviendra, sa cousinade en sus, il faudra faire avec. Sur l’échelle des gains et des pertes, sur l’échelle du risque, l’entreprise d’une remise en question plus radicale de toute cette ménagerie de passe-droits et d’entrecuisses serait tout de même déraisonnable. Pourquoi demander haut et fort une démission que vous n’obtiendrez jamais et finir par vous gâter l’appétit.

Mais il arrive, quand le coup est trop rude pour son idéal d’équilibre et son calcul de risques, que le petit bourgeois se sente un peu vexé. Les occupants des cases au-dessus ne seraient-ils pas en train de lui faire dessus ? L’hypothèse traverse son esprit. La remise en question de la légitimité de son quadrillage social le menace. Cette vexation n’a évidemment rien à voir avec une exigence de probité collective, un rejet viscéral du mensonge et de la tricherie. La corruption politique n’est pas son affaire, il est juste vexé. Lui, méritant avec sa valeur travail, n’a pas eu droit au passe-droit. Il est lésé. Afin de s’en sortir sans grands dommages, le petit bourgeois devient alors cet homo ricanus que decrivait si bien Nietzsche. Il se met à railler, à ricaner pour conjurer son impuissance. Il ne transformera pas ce ricanement en action de combat, il est beaucoup trop conformiste et lâche pour cela. Ce cynisme réactif lui permet, dans un double gain, d’entériner l’ordre inique, le quadrillage social qui le situe, tout en sauvant sa conscience affectée par ce qu’il peut ressentir comme un mépris venant d’en-haut. D’autant plus prétentieux qu’il s’estime cultivé, il raille en acceptant. Après calcul, un rejet plus brutal, un engagement supérieur lui coûterait trop cher. Une raillerie défensive face au fort préserve l’ordre et les places, la hiérarchie des cases. Son ricanement d’impuissance s’accompagne ainsi d’une raillerie sinistre vis-à-vis de ceux qui le poussent à plus de conséquence. Il joue sur les deux tableaux, il est par excellence l’être du milieu. Demander la démission, pousser à l’action, subvertir l’ordre largement accepté, tout cela est trop pénible et bien trop menaçant pour lui. Et puis, à quoi bon si on finit par toujours retrouver sa place et son numéro de siège. Cette surconscience petite bourgeoise, d’ailleurs largement répandue dans les métiers de la culture et de l’enseignement, de l’animation mondaine et de la représentation médiatique est une façon cynique, le petit cynisme, de fuir le grand combat politique, de fuir ses responsabilités. On se marre mais on s’adapte. On raille sans fin mais il faut faire le travail. On ironise sur la privatisation de l’Etat, certes, mais on ne va pas se battre non plus pour les services publics. On s’accorde sur la destruction des institutions mais on continue de participer sans rien dire, après calcul, à l’administration du désastre. On est pas si mal et un peu à l’abri, pourquoi prendre des coups quand on peut passer entre les gouttes. Il arrive aussi que cette posture se paye et que le petit bourgeois ait des aigreurs d’estomac. Il faudra consulter ou causer « résilience », sinon c’est les cachets. Pratiquement, cette posture ricaneuse ne vaut rien. Au mieux, elle accompagne la chute. « J’emmerde la gravité », dit-il pour s’en sortir tout en sautant dans le vide.

Homo ricanus nous sort par les yeux et les oreilles. La posture insupportable de cette petite bourgeoisie qui soutient l’ensemble d’un édifice nommé résignation mérite le grand refus. Que faire de ces innombrables railleurs et de leurs stratagèmes ? Nietzsche toujours. « Faut-il donc que d’abord on leur crève les oreilles pour qu’ils apprennent à ouïr avec les yeux ? (…) Ou ne croient-ils qu’à celui qui bégaie ? » Comment ne pas voir, dans toute cette impuissance consentie et pour tout dire asilaire, autre chose que de la faiblesse et un immense vieillissement de la civilisation. Que le capitalisme nouvelle figure avec ses dumb leaders crétins pseudo dyslexiques, ses rombières perchées dans le vide et ses suceurs de vieilles roues politiciennes se coule dans cet épuisement petit bourgeois n’est plus à démontrer. La nouvelle garde de dirigeants français qui tapine auprès du troisième âge et des jeunes décérébrés du consumérisme de masse soigne son public. A nous de faire valoir une autre force, un autre désir, un autre style, une autre puissance, un autre type d’Homme. A nous de parler à leur orgueil, eux qui trouvent toujours déplaisant « qu’on leur parle de leur « mépris » ».

Harold Bernat

Photo d’ouverture : Pancarte brandie lors de la manifestation contre la loi Darmanin à Paris, le 21 janvier 2024. Serge D’Ignazio

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3 Commentaire(s)

  1. C’est du Harold. C’est du défoulement. Marxistement parlant, c’est pas bon ! Par contre, Nietzschement parlant (cad bourgeoisement parlant) c’est une perle !

    C’est, c’était, la pensée du bobo soixante-huitard d’antan (souvent trotskiste d’ailleurs, mais je ne vais pas citer de noms) devenu, sur le tard, ministre socialiste, expert dans le grand remplacement du social par le sociétal.

    L’affect domine chez Harold : et l’affect conduit à viser à côté de la cible. Même Onfray ne tombe pas dans ce travers. Ainsi, pour Harold, il semblerait que les problèmes sociaux aient une cause très fortement anthropologique, cad individuelle : la plaie, c’est « l’individu » petit bourgeois, « l’esprit » petit bourgeois ; Harold précise même que ce n’est pas une question de fiche de paye ! Voilà qu’ainsi sont dédouanés tous les ploutocrates de la planète. Non seulement dédouanés mais même portés au pinacle, car ces ploutocrates, ces hommes d’industrie, d’affaires et de politique sont l’exact contraire du petit bourgeois que décrit Harold : très souvent actifs, audacieux, et même non conformistes …. Eux, méritent ce qu’ils ont par ce qu’ils font. Seul l’individu petit bourgeois, mesquin, prudent -figure connue et largement clouée au pilori dans la littérature … bourgeoise- est la cause des problèmes que pose le capitalisme.

    Ce biais est classique ; beaucoup d’autres ont aussi donné là-dedans. Anthropocentrisme versus ethnocentrisme. Margaret Tatcher : « il n’y a pas de société, il n’y a que des individus » : nous y sommes ! Pourtant c’est l’inverse qui est vrai : « il n’y a pas d’individus, il n’y a que des sociétés ». Comprendre : l’individu, la conscience individuelle, ne peut émaner que de la vie sociale, de la vie en société.
    Il faudrait arrêter d’invoquer, en politique, l’anthropologie, qu’elle soit structurale ou génétique ; seule une ethnologie qui inclut les modes de production dans l’analyse de la structure et du fonctionnement des sociétés me parait pertinente.

    Sinon, cet « à lire » est une belle réussite littéraire. L’affect est beau en littérature.

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