Quand tout ceci sera terminé, quelles décisions prendrons-nous? Maintiendrons-nous les caissières derrière des murs de film plastique? Retournerons-nous vaquer à nos occupations marchandes, équipés de gants en latex et de masques chirurgicaux?
Emprunterons-nous les transports en commun en veillant à ne rien toucher; le conducteur du bus sera-t-il toujours mis à l’écart des usagers? Conserverons-nous ces manies de psychotiques, à brûler le dos de nos mains par le gel hydro-alcoolique et acheter toujours plus que de raison dans l’attente de la fin des Temps? Garderons-nous les gestes de la paranoïa hygiéniste en nous targuant d’avoir franchi un nouveau palier civilisationnel?
Ce qui nous pend au nez, assurément, c’est de reprendre la danse macabre suspendue avec encore plus de hargne : toujours les manufactures aux antipodes, dans des chaînes logistiques aux nouveaux filets de sécurité, des modes opératoires d’approvisionnement mieux ficelés, l’ « Europe » qui réglemente l’usage des deniers nationaux, les accusations de nazisme à l’évocation de la maîtrise du pont-levis frontalier, la surconsommation d’énergie et des ressources naturelles, la destruction orchestrée et méthodique du vivant, la surveillance de masse, les suggestions sur algorithmes, les bouffons télévisés, les programmes abrutissants et leurs guignols aux tatouages maori dans la piscine, les expertes lifestyle, la file d’attente pour le nouveau téléphone d’Apple, la bouffe hors saison sous cellophane, les particules fines et l’eau au goût de javel, les librairies remplacées par des vendeurs de cigarettes électroniques, la presse qui vilipende l’État social en ne survivant que grâce aux subventions, le culte de l’entrepreneur, si résilient qu’il a vaincu à mains nues le coronavirus – nouveau héros romantique qui ne doit rien à personne, hormis un capital de départ qui ne tombe pas du ciel pour les enfants du lumpenprolétariat, et qui s’est fait tout seul, mais surtout avec l’aide de son réseau familial. Une société de merde qui feindra de s’étonner du nombre de tonnes d’antidépresseurs et d’anxiolytiques qu’elle parvient à écouler.
Cela fait longtemps que nous ne sommes plus libres. La société industrielle nous a arrachés des campagnes ; la vie y était rude, à n’en pas douter, mais le paysan vit de son travail et décide du cours de ses journées – une liberté horaire si souvent avancée par les promoteurs de l’entreprenariat précaire ; il vit de peu mais a tout ce qu’il faut pour vivre. La mort de la paysannerie a été le début de notre perte d’autonomie. Nous avons été parqués dans des villes qui n’ont fait que s’étendre, telles des tumeurs malignes, tandis que nos espaces vitaux se réduisaient, puis nous avons dû travailler pour nous nourrir et payer des « services » obligatoires : assurances, frais bancaires, mutuelles, téléphonie, voiture pour aller travailler. Nous sommes immatriculés avant que le cordon qui nous relie à notre mère ne soit coupé, administrés et gérés comme un cheptel. Nous ne nous protégeons derrière aucun secret ; la vie privée et le contact humain sont devenus des luxes ; nous ne pouvons percevoir notre salaire en espèces et le conserver dans nos foyers ; nous ne pouvons construire nous-mêmes une maison où nous le désirons, une maison à transmettre qui permet de conserver sa dignité – obligation est faite de s’endetter, d’être espionné jusque dans ses mails de rupture, d’être suivi à la trace par les téléphones sophistiqués qui ont envahi le marché des télécommunications. Il ne nous restait qu’une seule liberté : celle de sortir. Et elle nous a été retirée.
Que les choses soient claires quant au confinement : si tant de nos compatriotes le vivent mal, c’est avant tout parce qu’il ressemble à une décision aléatoire, un changement d’humeur d’un président irascible soutenu par un exécutif complètement dépassé ; ils pataugent en pleine irrationalité, passant du discours apaisant à la déclaration de guerre. On ne déclare pas la guerre à un virus ; on ne parque pas les gens chez eux quand il faut produire massivement des masques et des tenues médicales ; on ne fait pas de déclaration de guerre quelques jours après avoir encouragé les Français à « penser printemps ». Et en temps de guerre, priorité n’est guère accordée aux élections municipales ; qui imagine un Français de juin 40 obnubilé par les résultats du baccalauréat ?
Ce confinement a été décidé trop tard pour qu’il soit vraiment utile, c’est une imputation mal faite après que les médecins ont prévenu sur le risque de gangrène. L’indifférence du gouvernement face à l’épidémie en vue dès novembre dernier nous a valu la saturation de ce qu’il reste de l’hôpital public ; malgré les tentatives de flatterie et de culpabilisation, nous savons que nous ne sauvons aucune vie en restant à la maison, pas plus que nous sommes irresponsables en sortant nos gamins se défouler. Nous sommes assignés à résidence pour nous éviter d’occuper des lits médicaux, pour optimiser une projection mathématique et lisser leur casse ; notre embastillement à domicile n’a été décidé que pour rattraper leurs erreurs ; ceux qui pensent souffrir du coronavirus ne sont pas dépistés. Il eut fallu n’isoler du reste de la population que les populations vulnérables et les malades repérés ; las, plutôt qu’assumer son retard, l’exécutif a préféré surjouer la mesure de précaution, quitte pour cela à créer le choc économique qui lui permettra de mettre en place le programme qui lui a valu de foutre les Français dans la rue. Et qui entend les soignants, au milieu des rassemblements sincères, ou frimeurs, sur les balcons, et les ex voto sur les panneaux d’affichage public ?
Il faut dire qu’Emmanuel Macron n’a pas été élu pour sa vision du service public ou sa politique de santé ; homme providentiel désigné par la contingence et les piges fantôme de Madame Fillon, il a été porté aux nues par les phobiques de l’impôt et les bigots de la religion européenne. Pourquoi s’étonner, alors, qu’il navigue à vue, hésitant entre la tête dans le sable et le jeu de rôle dans lequel il serait Clémenceau le tigre ? Maintenant qu’il a déclaré que nous faisions face à une « crise sanitaire », il faut agir en conséquence, voire même distiller la peur pour s’assurer de la docilité, gagner en popularité auprès des angoissés assis sur leurs stocks de gel hydro-alcoolique constitués à l’automne. Nous devons signer nos propres mots d’excuse comme des écoliers coupables, pour avoir le droit de sortir une heure, comme un tour de cour en maison d’arrêt, guetter l’arrivée des forces de l’ordre la boule au ventre en se sentant coupable de vouloir quitter des appartements bruyants ou devenus à la fois école élémentaire et annexe du bureau. Le confinement à deux vitesses, on l’a vu ; c’est la suite logique de l’enseignement à deux vitesses, de la médecine et de la justice de classe ; le fruit d’une société fragmentée en mosaïque que l’on prend au gosier avec la « responsabilité collective » et l’« effort national », quand tant de ses éléments peuvent y couper. Quel serait le durcissement possible des mesures du confinement ? Des check points à chaque croisement routier ? Le déploiement de l’armée afin que les militaires contrôlent les attestations de sortie et réquisitionnent les chômeurs récalcitrants ? De nouvelles violences policières ou les mutilations qu’ont subies tant de Gilets jaunes ?
Tâchons de rester vigilants avant que nos masques ne deviennent des bâillons. Résistons à la peur. Ne troquons jamais notre liberté contre un peu d’hygiène, notre santé contre des points de croissance, notre paix contre un ersatz de sécurité.
Marion Messina
A 30 ans, Marion Messina est l’auteur de « Faux départ », paru en 2017 au Dilettante, premier roman très remarqué, lu comme une ode à l’espérance pour une génération frappée de plein fouet par le déclassement et la crise économique.
Marion Messina a bien appréhendé notre monde et notre façon de nous l’approprier. Ce que nous vivons n’est que le début d’une faillite complète…, celle du Sapiens qui s’est cru invincible. La cupidité alliée à une bêtise crasse nous font creuser notre propre tombe. Et si Marion dit vrai, si l’homme reprend, sitôt la pandémie dépassée, les vieux réflexes de consommateurs brutes…, eh bien notre race sera bonne pour l’extinction pure et simple. Elle n’aura été en fin de compte, que l’espèce ayant régné le moins de temps sur la planète depuis les premiers temps géologiques, il y a des millions d’années. Et ça n’aura pas plus d’importance que ça !