« La catastrophe sanitaire sera surtout une catastrophe économique et sociale », par Mathias Dupuis

06/06/2020

Alors que le groupe Renault a annoncé 15.000 suppressions de postes dans le monde, Mathias Dupuis, secrétaire général de l’union locale CGT de Dieppe, revient pour QG sur le cas emblématique d’une entreprise qui a dégagé plus de huit milliards de bénéfices en trois ans, et continue à détruire l’emploi. A ses yeux, aucune leçon n’a été tirée de la crise du Covid, qui ne fera qu’aggraver la fragilisation des salariés

Le vendredi 29 mai dernier, le groupe Renault a annoncé un plan d’économies de deux milliards d’euros, comprenant la suppression de 15.000 postes dans le monde, dont 4.600 en France. Une politique qui demeure injustifiée selon Mathias Dupuis, secrétaire général de l’union locale CGT de Dieppe, où l’ex-Régie a une usine, fabriquant l’Alpine A110. Un temps menacée de fermeture, elle est maintenue en activité pour trois ans. Ce qui laisse planer une incertitude à terme, alors que la question de la relocalisation de la production industrielle se pose en France. Interview par Jonathan Baudoin pour QG.

QG : Comment analysez-vous le plan d’économies annoncé par la direction de Renault, vendredi 29 mai, avec 15.000 postes supprimés dans le monde, dont 4.600 en France ?

Mathias Dupuis : Évidemment, c’est une catastrophe. La restructuration, pour nous, chez Renault, n’a pas lieu d’être. Je rappelle que c’est un groupe qui a fait plus de huit milliards d’euros de bénéfices sur les trois dernières années. Plus précisément, ils avaient un bénéfice de plus de huit milliards d’euros entre 2017 et 2018, puis en 2019, une perte de 140 millions d’euros. Ce qui est une goutte d’eau par rapport aux milliards engrangés sur les années précédentes. On voit que cette restructuration est uniquement financière, dans le seul intérêt des actionnaires. On a vu, tout de suite, un bond de 24% à la bourse, le jour de l’annonce des suppressions de postes. Ce qui est, profondément, un scandale. On voit que la variable d’ajustement reste toujours les salariés. Pour nous, elle n’a pas lieu d’être. D’autant plus qu’ils vont bénéficier d’une garantie de prêt bancaire de l’État de cinq milliards d’euros. En contrepartie, on aurait aimé que l’État exige au moins l’interdiction de suppressions d’emplois. On a vu, avec la déclaration de Bruno Le Maire, que ce n’était pas le cas et qu’il trouvait justifié le fait de supprimer 4.600 emplois en France. 4.600 chômeurs, rien que pour le groupe Renault ! Même s’ils n’annoncent pas de licenciements secs, mais des départs en retraite, etc. Ce qui veut dire que pour un emploi industriel, ce sont trois emplois indirects qui sont menacés. De par la sous-traitance, de par les commerces ou services ou services publics.

QG : Après les révélations du Canard Enchaîné le 20 mai dernier, l’usine Renault de Dieppe était, un temps, menacée de fermeture. Avec le plan annoncé le 29 mai, cela semble ne plus être le cas. Estimez-vous qu’il s’agit d’une accalmie ou d’une pérennisation de l’activité sur le site ?

On va plutôt pencher pour l’accalmie. Par ailleurs, il est difficile de se réjouir. En tant que membres de la CGT, on pense local, régional, national puis même international. 15.000 postes dans le monde, c’est une catastrophe. 4.600 en France, c’est une autre catastrophe. On a déjà cette amertume. On pense fortement à l’ensemble des salariés de Maubeuge, qui sont visés par une fermeture de site. On a vu la grosse mobilisation de samedi à ce sujet. On en est profondément solidaires.

Pour nous à Dieppe, l’inquiétude de la fermeture laisse place à l’incertitude de l’avenir. Dans trois ans, au niveau d’Alpine 110, cette voiture arrivera au terme du cahier des charges écologique. Elle ne sera plus conforme. C’est donc une fin de vie, en tout cas sous sa forme actuelle. La seule chose qu’on sait, c’est que Renault met en place un plan de commercialisation sur des endroits où elle n’a pas été forcément très bien vendue. Je pense à l’Europe en général, à l’Allemagne, l’Angleterre, ou même la France. C’est une voiture qui a très bien fonctionné en Asie ou d’autres endroits dans le monde. La voiture de sport de luxe est complètement happée par Porsche, ou par Jaguar, ou d’autres modèle Audi, etc. Pour l’instant, en termes de ventes, on a un carnet de commandes jusqu’à fin septembre. S’il faut se moderniser, les salariés d’ici savent s’adapter, comme dans beaucoup d’autres usines en France et dans le groupe Renault. Je me rappelle de la Clio RS, de la Mégane, ou d’autres véhicules, qui étaient assemblés ici. On est capable de fabriquer un moteur hybride à Dieppe. On a les compétences, le matériel nécessaire pour pouvoir le faire. Avec les camarades de la CGT Renault, on a fait des propositions pour un véhicule hybride accessible au plus grand nombre. Je rappelle qu’aujourd’hui, ces véhicules sont vendus entre 40.000 et 70.000 euros. Ce qui n’est pas à la portée de tous les salariés. En mêlant l’écologie et l’économie, il faut travailler à un véhicule hybride accessible aux plus modestes. Je rappelle, quand même, qu’il y a plus d’une dizaine d’années, c’est la CGT qui a porté le projet de la Twingo. La direction était plutôt réticente, or on se rappelle de son succès. On nous caricature en disant que nous sommes toujours contre, jamais pour. J’invite chaque personne à visiter le site cgtrenault.fr pour voir le nombre de propositions que la CGT apporte. Je pense qu’il serait bon d’écouter les salariés et leurs représentants, plutôt que d’écouter les actionnaires.

QG : Jusqu’à la crise du Coronavirus, quel était le rythme de production dans l’usine de Dieppe et cette dernière était-elle jugée « rentable » au sein du groupe Renault ?

C’est la grande difficulté. Ce véhicule a reçu un nombre de prix incalculable à travers le monde. Elle fait partie de ces véhicules qui ont des amoureux, à travers le véhicule de sport et de rallye. On avait une production de 20 véhicules par jour. Elle a fait travailler environ 390 CDI, qui sont fixes sur l’Alpine, plus une centaine d’intérimaires à la fabrication des véhicules. Depuis quelques mois, la production, en lien avec les carnets de commande, avait diminué. On peut dire qu’il y a eu un manque de développement commercial de la part de Renault, partie sur d’autres stratégies, on est descendu à sept véhicules par jour. Il n’y a pas eu de licenciement. Mais il y a eu la perte de 100 intérimaires. Je pense que l’Alpine Renault est importante pour le groupe. Elle est sa vitrine sur une catégorie sport et luxe que celui-ci n’a pas. S’arrêter là serait très frustrant. L’autre risque, qu’on a entendu, c’est qu’elle pourrait se construire ailleurs. Même si on est pour la protection de l’emploi en général, on serait extrêmement peiné de voir Alpine quitter Dieppe. Alpine, c’est Dieppe.

QG : Quelles conséquences une fermeture de l’usine aurait-elle sur Dieppe et ses alentours ?

Elle serait forcément très grave. On a des usines qui sont directement sous-traitantes pour Alpine. Cette perte d’usine aurait par ailleurs des conséquences sur toutes les activités. Certains salaires de chez Renault-Alpine sont « convenables » et permettent aux salariés d’avoir un pouvoir d’achat important. Y compris au niveau de l’immobilier ou du fonctionnement des commerces de la région dieppoise. Une fermeture serait une catastrophe pour tout notre tissu industriel, alors que nous avons déjà eu une destruction massive des services publics sur le territoire local.

QG : Vous parliez, tout à l’heure, de la mobilisation autour de l’usine Renault de Maubeuge. Quel regard portez-vous sur la manifestation des salariés de l’usine Renault de Maubeuge, au lendemain des annonces faites par la direction du groupe Renault ?

Elle a toute légitimité à se faire. C’est une catastrophe pour la région. D’ailleurs, on a eu un consensus, y compris politique. Pour Maubeuge, on a vu que Xavier Bertrand, président de la région Hauts-de-France, était présent à cette manifestation. J’espère que ce ne sont pas des effets de manche politiques, comme parfois ça a été le cas. On se souvient de Hollande sur les hauts-fourneaux d’Arcelor-Mittal dans l’Est de la France. J’espère que chacun travaillera à la pérennité de ces emplois et de l’usine de Maubeuge parce que, là aussi, c’est une région qui est sinistrée. Mais, encore une fois, c’est pareil ailleurs en France. Un emploi industriel détruit, ce sont trois emplois induits détruits aussi. On apporte toute notre solidarité, et dès qu’une occasion se présentera, on viendra soutenir le combat de ces salariés, pour leur emploi, pour le maintien de l’activité sur le territoire de Maubeuge.

QG : Est-ce que ça peut inciter certains de vos camarades, à l’usine de Dieppe ou d’autres, d’en faire autant ?

Évidemment. Je le disais, tout à l’heure, nous sommes dans une situation « bâtarde » entre satisfaction et incertitude. On ne nous dit pas : « C’est fini. Terminé. Au revoir ». Ceci dit, on n’a aucune sécurité sur l’avenir. Trois ans pour une entreprise, c’est demain. Pour l’instant, la visibilité est nulle. Il y a, visiblement, une table ronde qui serait prévue en septembre. On ne peut pas se satisfaire de ce qui est dit. On va rester extrêmement attentif. Après, il ne faut pas se leurrer. On est dans une situation où l’usine Alpine n’a repris que la semaine dernière. Lors de l’annonce, les salariés de l’usine n’avaient pas repris le travail. Aujourd’hui, est-ce qu’on va être en capacité de mobiliser tout le monde ? C’est la grande question. Il est toujours plus facile, malheureusement, de mobiliser les salariés quand on leur dit : « Demain, l’usine ferme », que quand elle va être fermée dans trois ans. On reste profondément solidaire avec l’ensemble des salariés de Renault, notamment ceux qui sont durement touchés. Mais rien n’est dit, non plus, qu’au-delà de ça, il n’y aura pas des accords de compétitivité, comme ils avaient fait en 2011, pour renier de nombreux acquis sociaux aux salariés. Et qu’on ne leur demande pas, comme c’est le cas un peu partout, que ce soit chez Ryanair ou ailleurs, de travailler plus en gagnant moins.

QG : Ce plan d’économies n’est-il pas lié à un manque d’anticipation de la part de la direction de l’ex-Régie en cas de coup dur, y compris sous la présidence de Carlos Ghosn ?

On va dire que les responsabilités sont partagées entre les directions. On ne demande pas de saigner à blanc l’ensemble des actionnaires, mais on voit très bien qu’en diminuant le reversement de dividendes, même à la marge, on dégagerait des bénéfices. Plus de huit milliards d’euros de bénéfices sur les trois dernières années ! Ce n’est pas rien, quand même. Où sont-ils ? Est-ce qu’ils ont été réinvestis ? Est-ce qu’ils ont été investis dans le développement de recherche automobile ? Il faut travailler non à une recherche, à tout prix, de la marge bénéficiaire pour l’actionnaire, mais à une recherche à tout prix de la continuité de l’usine, de l’industrie, de la production. L’argent qui est gagné par les salariés est réinvesti dans l’économie locale, pour faire fonctionner d’autres entreprises, d’autres commerces, d’autres services. En dehors de Renault, sur Dieppe, on a déjà des boîtes qui ne vont pas reprendre. Je pense que cette catastrophe sanitaire sera surtout une catastrophe économique et sociale. Et là aussi, ça va être le prétexte pour rogner sur les droits des salariés. On voit que ça a déjà commencé un peu partout. J’alerte l’ensemble des salariés à s’organiser pour contrer cette casse du droit du travail, qui sera quelque chose d’historique, après plus de 100 ans d’avancées sociales.

Sur l’hôpital, on a vu ce que ça a donné, les politiques d’austérité menées. On nous a dit, durant la crise sanitaire : « On a compris. On en tirera les leçons ». La première déclaration après le confinement, c’est Olivier Véran qui dit : « Ça y est. On a bien compris. Il va falloir qu’on donne des services de l’hôpital public au privé, pour pouvoir permettre à l’hôpital public de mieux fonctionner ». C’est tout l’inverse de ce qu’il faut faire, justement ! On a bien vu quel était le rôle des établissements privés dans la crise sanitaire. Quasiment le néant. C’est même là où, dans les Ehpad privés, où il y a malheureusement eu le plus de morts. On voit bien que quand la santé est donnée au privé, c’est au bénéfice des actionnaires, et non à la population ou à la santé publique. Le seul truc qu’ils ont tiré de ces deux mois écoulés, c’est : « Privatisons d’encore plus de services de l’hôpital public ». Sur les 110 milliards d’euros d’investissement post-Covid-19, il n’y a que huit pour l’hôpital. C’est une catastrophe totale. Ils n’ont tiré aucune leçon. Ils pensent que le libéralisme est la solution à tout. Ben non, justement. La crise mondiale en train d’être traversée prouve que le libéralisme est l’ennemi de toute la population. Tirons-en les vraies leçons. Pourquoi l’État n’investirait-il pas davantage? Il est actionnaire de Renault à hauteur de 15%. Investir encore plus pour sécuriser les emplois qui servent l’ensemble de notre pays.

QG : Vous avez évoqué l’idée d’une augmentation de la part de l’État dans le capital de Renault. Est-ce que ça ne risque pas de provoquer des frictions avec Nissan, l’allié de Renault ?

C’est ce qu’on dénonce aussi depuis plusieurs années: l’ultra-mondialisation. Mettre en compétition les différents salariés des différents pays, avec des droits complètements différents. Nous, on demande une harmonisation des droits. Déjà en Europe, puis au niveau mondial. Ce qui n’est absolument pas le cas. On sait bien que les loyers ne sont pas les mêmes dans tous les pays. Le prix du pain n’est pas le même dans tous les pays. Aujourd’hui, la compétition coûte cher aux salariés français, qui se sont battus pour conquérir des droits et qui ont été un modèle social mondial durant des décennies. Il ne faudrait pas qu’on rogne nos droits, nos libertés. Ce qui est le cas en ce moment, alors qu’une ultra-minorité se gave financièrement. On a vu la vitesse à laquelle s’est enrichi Carlos Ghosn à la direction de Renault! Des millions d’euros par an. On touche du doigt l’absurdité la plus totale. Redéfinissons nos priorités: un monde social plus juste, solidaire. Regardons comment on peut s’organiser pour que chacun vive dignement de son travail. Aujourd’hui, c’est de moins en moins le cas. Combien de salariés précaires ? Combien de salariés qui n’arrivent même pas à se payer des loyers, à se nourrir correctement, jusqu’à la fin du mois ? C’est là-dessus qu’il faut plancher. C’est sur un avenir pour tous. Et je crois que, quand même, cette pandémie a souligné à quel point nous avons besoin de services publics, de solidarité.

QG : Est-ce que la question de la relocalisation de la production en France se pose au sein du personnel de Renault ?

Elle se pose, au travers de nos revendications, à la CGT. Aujourd’hui, le parc automobile français n’est plus fabriqué qu’à 17% en France depuis l’année dernière ! Ce n’est pas acceptable. Il était à 40%, il y a 20 ans. Or c’est faisable, parce que rien qu’avec une baisse de 4% sur les reversements de dividendes, on pourrait augmenter la production de manière plus que conséquente.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

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