« Etats-Unis: il y aura une rupture assez forte avec l’ère Trump » par Romain Huret, historien à l’EHESS

19/01/2021

Ce 20 janvier 2021 aura lieu la passation de pouvoir entre l’actuel président Donal Trump et Joe Biden, son successeur démocrate. Historien spécialiste des Etats-Unis, Romain Huret revient pour QG sur les enjeux d’une transition très tendue et la fracture profonde qu’elle révèle

Les images de militants pro-Trump envahissant le Capitole le 6 janvier 2021, alors que le Congrès entérinait l’élection de Joe Biden, ont fait le tour du monde, donnant une image crépusculaire des États-Unis sous la fin de la présidence Trump. Comment l’administration Biden va gérer la profonde fracture qui existe au sein de la société états-unienne ? Romain Huret, historien spécialiste des États-Unis, directeur de recherche à l’EHESS, s’est entretenu avec Jonathan Baudoin pour QG au sujet de la nostalgie qui s’est emparée des électeurs trumpistes et de l’articulation des luttes contre les inégalités sociales et raciales, qu’on a tendance à opposer.

Romain Huret
Romain Huret, historien à l’Ecole des Hautes Etudes à Paris

QG : Dix jours après l’intrusion de militants pro-Trump, arborant notamment des symboles suprémacistes blancs comme le drapeau confédéré dans le Capitole, quel est votre analyse de la situation ?

Romain Huret : La situation est extrêmement tendue outre-Atlantique puisque cette affaire est le nième événement violent qui ponctue la transition entre les deux administrations, celle Donald Trump et de Joe Biden. L’Amérique a rarement connu de telles tensions à la fois au Congrès, à la Maison Blanche et dans les rues. Une transition pour le moins exceptionnelle. J’espère que la situation s’améliorera dès la semaine prochaine et que l’Amérique retrouvera le calme dont elle a besoin pour faire face à une crise économique et sanitaire sans précédent.

QG : Le 13 janvier dernier, plusieurs généraux ont signé une lettre condamnant explicitement « les émeutes violentes » à Washington, et parlant d’un assaut contre le « processus constitutionnel ». Peut-on dire qu’il s’agit d’une prise de parole inédite de la part de l’US army?

Romain Huret : Elle n’est pas inédite. Il y a un malaise assez fort au sein du commandement de l’armée américaine. Les généraux, les hauts gradés n’aiment pas Donald Trump, qui le leur rend bien. Ils sont en guerre larvée depuis l’arrivée de Trump à la Maison Blanche. Ils ont le sentiment que Trump n’est pas à la hauteur de la situation et à plusieurs reprises, des généraux à la retraite ont fait par de leur mécontentement par rapport à ce qui se passe dans les rues des villes américaines, ou aux prises de parole de Donald Trump concernant les soldats américains. Ce n’est pas surprenant et c’est plutôt une bonne nouvelle pour les États-Unis, pour la démocratie américaine. Ça veut dire, de toute façon, que l’armée américaine est légitimiste. Il n’y a aucun risque de ce côté-là. Elle n’a pas l’intention de prendre le pouvoir aux États-Unis.

QG : À l’heure où nous parlons, une procédure de destitution est lancée contre Donald Trump, accusé d’incitation à l’insurrection suite aux événements du 6 janvier. Quels effets pourrait produire cette démarche, initiée par les élus démocrates, sur la base électorale de Trump selon vous ?

Romain Huret : Il n’y a aucune chance que la procédure d’impeachment change le point de vue des électeurs trumpistes. Au contraire, cela les confortera dans l’idée que Trump a raison, qu’il dit des choses qui dérangent et que par tous les moyens possibles, les médias et les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter ou les élus du Congrès veulent le faire taire. Et s’ils veulent le faire taire, c’est qu’il dit la vérité. Je pense, pour répondre à votre question, qu’il y aura très peu d’effet sur la base trumpiste, qui sera encore plus persuadée que son champion a raison.

QG : Le mandat de Trump s’achève dans une atmosphère de fin de règne et de fracture visible au sein des États-Unis, avec des inégalités qui ont grimpé en flèche via les ravages du Covid outre-Atlantique. Mais la pandémie ne masque-t-elle pas néanmoins la politique globale menée durant les quatre ans de présidence de Trump ?

Romain Huret : C’est extrêmement difficile à dire. Je crois que bien peu d’économistes s’aventurent, en ce moment, à des évaluations globales de quoi que ce soit. La pandémie fausse absolument toutes les données et rend difficile toute évaluation. Ce qui est certain, c’est que sous l’administration Trump, on a pu observer des chiffres du chômage plutôt bons. Une réduction du taux de pauvreté aux États-Unis, liée selon certains économistes à une dérégulation extrêmement importante, qui a permis des créations d’emplois temporaires, sauvages. Je pense notamment au domaine environnemental, où Trump a grandement facilité la pratique de fracturation hydraulique des sols pour le gaz de schiste. Une pratique qui est interdite en France. Bien évidemment, cela a eu un effet d’entraînement sur l’économie, sur la création d’emplois. On a permis la fracturation des sols dans des terres qui étaient jusqu’alors protégées. Beaucoup de gens ont alors eu une sorte d’illusion de croissance, de réduction du chômage, basée sur cette dérégulation à tout va. Sans parler des conséquences dramatiques pour la planète, on a toutefois bien vu qu’avec l’épidémie, ces bulles se sont effondrées et que les Américains, pour la plupart, ont été ramenés aux situations difficiles et inégalitaires qui étaient les leurs avant cette stimulation un peu artificielle de l’économie sous Trump.

QG : Est-ce que ces résultats, même s’ils sont selon vous artificiels, ne va toutefois pas créer une nostalgie de la présidence de Trump ?

Romain Huret : C’est déjà le cas. C’est d’ailleurs une des réponses à ce mystère des 74 millions d’électeurs qui ont voté pour lui, encore plus qu’en 2016. Il y a cette nostalgie chez beaucoup de gens. Pour certains ouvriers, des membres de la classe moyenne, des entrepreneurs, les années Trump ont été assez prospères. La dérégulation économique, la dérégulation financière ont permis à certains riches de mieux se porter. C’était le but, de donner à ceux qui ont déjà un peu plus, ou de permettre à ceux qui n’ont pas de travail d’en trouver un, même si le travail est un désastre écologique ou environnemental. Il y en certains qui regrettent déjà. On verra ce que fera Biden, mais une régulation environnementale, économique, industrielle ou financière fera gagner moins d’argent à certaines personnes aux États-Unis. On sait en effet que les régulations ont, parfois, un coût à payer sur le marché du travail ou en Bourse. La nostalgie est là, elle s’est exprimée au mois de novembre, avec des gens votant pour Donald Trump afin de le remercier de ce qu’il avait fait pour eux.

jeunes femmes militant pour le climat
Jeunes électrices américaines, 2020

QG : Comment concilier les luttes sociales et les luttes raciales afin de réconcilier l’Amérique, selon vous? La future administration Biden saura-t-elle faire face à cela?

Romain Huret : On oppose souvent, dans le débat public, les luttes sociales « traditionnelles », liées au monde ouvrier et à des revendications économiques d’emploi, de protection de l’emploi ; et de l’autre côté, des revendications raciales qui portent sur les discriminations, les fractures raciales qui animent beaucoup de pays, et surtout les États-Unis. Pourtant je crois qu’il y a beaucoup de militants, et on l’a vu durant la primaire démocrate en 2016 et 2020, qui souhaitent dépasser ce clivage, qui estiment que les combats devant être menés ne doivent pas mettre de côté les uns et les autres puisque, bien souvent, ce sont les mêmes qui sont victimes de discrimination de couleur, et de discrimination à l’emploi. Il faut à la fois sécuriser l’emploi et empêcher les discriminations. Les deux combats doivent se mener de pair, et cela est patent aux États-Unis dans de nombreux secteurs. Je pense à l’enseignement, où beaucoup de combats, qui sont des combats pour améliorer le salaire horaire, améliorer les conditions de travail, améliorer la qualité des contrats, la protection des enseignants, sont aussi des combats pour lutter contre les discriminations. Ces deux éléments marchent ensemble. Les opposer est plus une construction théorique qu’une réalité pratique aux États-Unis.

Pour répondre à la seconde partie de votre question, il faut savoir que l’administration Biden se prépare depuis longtemps à prendre le pouvoir et cherche à réconcilier les deux tendances du Parti démocrate qui se sont opposées durant les primaires. Une tendance plus à gauche, incarnée par Bernie Sanders et Elizabeth Warren, plus sensible au mouvement social, plus sensible aux revendications raciales. Et une tendance plus centriste, moins à gauche. Pendant de longues semaines, avant l’élection, et encore plus depuis l’élection, ces deux camps se sont rapprochés et ont cherché à mettre en place un programme de gouvernement, qui doit favoriser la justice économique, sociale, raciale, dans tout le pays. On va voir les mesures concrètes qui vont être annoncées par l’administration Biden. Mais il est certain, sans trop s’avancer, que les premières lois de l’administration Biden seront pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 dans tous ses aspects. Qu’ils soient économiques, sociaux, sanitaires, culturels. Il va falloir mobiliser toutes les forces du pays pour mettre un terme à cette épidémie qui ravage les États-Unis depuis bientôt un an.

QG : En tant qu’historien spécialiste des États-Unis, estimez-vous que ce pays a opéré un véritable tournant sous le mandat de Trump, ou au contraire qu’une continuité s’observe malgré tout entre les différentes administrations à la Maison Blanche ?

Romain Huret : Le seul vrai élément de continuité, pour répondre à votre question, c’est la politique étrangère. Il y a une tendance lourde dans la politique étrangère, qui consiste à ce que l’Amérique soit « le gendarme du monde ». Mais, que ce soit l’administration Obama ou l’administration Trump, ils veulent que l’Amérique reste le gendarme du monde, tout en étant le plus éloigné possible des terrains d’opération. Ils ont pris conscience que l’omniprésence militaire dans le monde était très difficile à financer, qu’elle coûtait très cher en hommes, en matériel, et qu’elle avait des conséquences sur la société américaine elle-même. Il y a une envie de garder son leadership mondial en étant, peut-être, moins présent sur les terrains d’opération. Obama avait fait le même constat que Trump, même si les solutions proposées sont différentes d’un président à l’autre.

Je pense pour ma part qu’on va observer une grande rupture de l’administration Biden par rapport à l’ère Trump. Biden a promis de moins parler, d’être un président plus silencieux, mais qui travaille davantage. Un président plus respectueux des organisations internationales et des corps intermédiaires dans le pays. Un président qui croit en son administration, ses ministères. Ce serait un vrai changement, et même un retour en arrière dans l’histoire des États-Unis puisqu’à nouveau, l’action du président ne consisterait plus détricoter l’ensemble des moyens qui sont à sa disposition pour présider le pays.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Romain Huret est historien, directeur de recherches à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Historien spécialiste des États-Unis, il est l’auteur des livres American Tax Resisters (Harvard University Press), Katrina, 2005. L’ouragan, l’État et les pauvres (éditions de l’EHESS) et La fin de la pauvreté ? Les experts sociaux et la Guerre contre la pauvreté aux États-Unis (1945-1974) (éditions de l’EHESS)

5 Commentaire(s)

  1. ainuage dit :
    4 mars 2021 à 18 h 42 min

    Tiens, en parlant « des luttes sociétales qui étouffent la lutte sociale », Le Monde Diplomatique propose sur 1 page un vraiment très bon article de Frédéric Lordon intitulé « pour favoriser les ententes entre des luttes ». Frédéric tient une ligne à la fois ferme et consensuelle dans son analyse (le consensuel n’est pourtant pas son habitude !).

    Cet article traite de la question de la priorisation (ou pas) de toutes ces luttes en compétition ou en complémentarité : lutte anticapitaliste et luttes sociétales (races, genres, orientations sexuelles etc ….).

    Tout d’abord, ça fait vraiment plaisir que cette question (à mes yeux absolument majeure actuellement) soit enfin posée par un intellectuel du sérail, connu et reconnu.

    Ensuite, sur ce fond plutôt délaissé dans les débats (personne n’ose critiquer l’intersectionnalité qui met toutes les luttes dans le même sac de façon indistinctement additives, ce que personnellement je conteste énergiquement car le maillage entre ces luttes est complexe et plein de contradictions), il propose une analyse très pertinente qui reconnait tout de même au moins un critère de priorité à la lutte anticapitaliste. Ouf !

    En continuant, l’analyse devient plus consensuelle dans les comparatifs et même dans les solutions proposées pour calmer la cohabitation. Beaucoup d’exemples, accompagnés d’ironie plaisante et …mordante, dans ce texte. C’est du Lordon.

    Tout l’article est extrait parait-il de son nouveau bouquin qui sort demain en librairie (non, non, je n’ai aucun intérêt dans l’affaire).

  2. Pour la rupture assez forte avec l’ère Trump, c’est mal barré.
    Ce bidon de Biden se contente de cosmétique (le masque), et poursuit la politique internationale de Trump. Y’en a qui peuvent dormir tranquille dans la péninsule arabique et ailleurs. Faut du fuel dans les porte-avions de l’impérialisme américain en mer de Chine !

  3. Voilà un point de vue de jeune « bourgeois moderniste » ! Exactement du même acabit que Macron !

    Ici, deux marqueurs de cette catégorie :

    1) Une partie du peuple américain envahit le Capitole (assemblée élue par le peuple) pendant 1 heure, et voilà qu’on déprime sur une vision « crépusculaire » des USA !
    Rien que ça ? C’est plutôt un signe de vitalité que le peuple se lève et investisse les lieux de loi quand il se sent dépossédé de quelque chose ! Certes, les « envahisseurs » américains ne sont guère sympathiques mais il ne faut pas confondre la chose et l’auteur de la chose. Essentialiser comme « mauvais » les actes d’envahissement, quand ça arrange, c’est trop facile. Lorsque les américains envahissaient le Vietnam, aucun petit bourgeois n’a crié au loup (et les loups n’ont pas crié au crépuscule !!!!!).

    2) Les luttes sociales et les luttes sociétales, c’est pareil !
    Et pourquoi c’est pareil ? parce qu’il y a des gens qui souffrent des 2 choses « en même temps ». Waouh, bravo la démonstration ! Je souffre de la grippe et ma belle-mère m’emmerde ? et bien c’est pareil puisque les deux me font souffrir « en même temps ». Il est vraiment dommage que cette théorie pertinente de l’intersectionnalité (car c’est bien d’elle dont il s’agit) soit utilisée massivement actuellement pour amalgamer le social et le sociétal. Cette amalgame revient a invisibiliser, banaliser les luttes sociales, ainsi que leur forme ou option la plus pertinente : la lutte des classes pro-active.

    L’intersectionnalité (théorie juste) est le dernier avatar du théoricisme petit et grand bourgeois pour « enfumer » la lutte des classes. L’étouffer. Avec l’intersectionnalité, on crée un refuge honorable à la jeunesse petite bourgeoise qui a envie de « tenir son rang » de s’agiter, pour une « cause » juste.. J’ai un tas d’ami(e)s qui ne jurent plus que par l’intersectionnalité, mais quand on leur parle de lutte des classes, de révolution prolétarienne, on sent bien qu’ils s’en foutent royalement; ils changent de conversation ; mais quand on parle du racisme, du féminisme, de l’homosexualité, de la pédophilie, de la planète, ça devient sans fin; intarissable. J’ai beaucoup d’amis … diplômés !!!!!!!!!!!!

    Entre Le Média, et QG, mr Huret est le troisième porteur « explicite » du message confusionniste d’indistinction des « revendications », après les autres hauts diplômés que sont Mr Tin et mr Laganesrie. Ce confusionnisme vise à insinuer qu’on peut lutter de la même façon contre les injustices sociétales et sociales.

    Or, c’est totalement faux : toutes les luttes sociétales sont compatibles avec le libéralisme actuel (il suffit d’agir sur les esprits), alors que le règlement de la question sociale (cad, en gros, éradiquer richesse et pauvreté) est totalement incompatible avec le libéralisme (car il faut agir sur la ….propriété matérielle). D’oû l’urgence pour la bourgeoise de noyer le social dans le sociétal car il sera toujours plus facile de satisfaire les unes que les autres.

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