« Vers un automne insurrectionnel en Angleterre? » par Thibault Biscahie

01/09/2022

Alors que l’inflation est au plus haut depuis 40 ans, et que deux tiers des foyers britanniques pourraient bientôt se retrouver en situation de précarité énergétique, la tension sociale ne cesse de monter Outre-Manche. Des mouvements issus de la société civile tels que « Enough is enough! » ou « Don’t Pay UK » soufflent sur les braises, et des secteurs toujours plus nombreux sont en grève ou le seront bientôt. Le pays de Margaret Thatcher connaîtra-t-il un automne rouge? Enquête à lire sur QG

Lundi 5 septembre, le nom du successeur au Premier ministre sortant Boris Johnson, choisi par les adhérents du Parti conservateur, sera connu des Britanniques. On ne sait encore si la température sociale, plus chaude que jamais de l’autre côté de la Manche, en sera encore élevée de quelques degrés. Les grèves pour demander des augmentations de salaire, ainsi qu’une amélioration des conditions de travail se multiplient en effet au Royaume-Uni depuis le début de l’été. Cheminots, dockers, employés des télécoms, des transports publics et des services postaux se mobilisent dans un contexte d’inflation très élevée, avec des tarifs de l’énergie qui atteindront en octobre et janvier des niveaux proprement stratosphériques. De juin à août, les syndicats du rail ont mené les plus importantes grèves depuis les années Thatcher. Le charismatique Mick Lynch, secrétaire général du National Union of Rail, Maritime and Transport Workers (RMT), a prévenu que les grèves ne cesseraient qu’une fois un terrain d’entente trouvé entre travailleurs, employeurs et gouvernement. Pour la première fois depuis 30 ans, les dockers ont également organisé des piquets, notamment à Felixstowe (Suffolk), le plus grand port à conteneurs du Royaume-Uni.  Au cœur de leurs revendications, de meilleurs salaires (ils refusent les 7% d’augmentation proposés par la direction), de meilleures conditions de travail, et une meilleure répartition des bénéfices engrangés par l’entreprise.

Le 26 août, 115.000 employés des postes britanniques se sont également mis en grève. Comme l’explique le secrétaire général de la Communication Workers Union David Ward, bien que les employés de la Royal Mail aient été considérés comme des « héros » pendant la pandémie, ce travail essentiel ne s’est vu récompensé que par une hausse de salaire inférieure à l’inflation, alors que les bénéfices de la Royal Mail s’élèvent à 758 millions de livres sterling. En Écosse, les éboueurs ont également rejoint le mouvement. Il est probable que les grèves s’étendent à la rentrée aux enseignants, aux collectivités locales et aux soignants du National Health Service (NHS). Alors même qu’une série d’obstacles juridiques encadrent sévèrement le recours à la grève depuis la fin des années 1980, les syndicats de tous les secteurs durcissement le ton face à un gouvernement qui n’a visiblement pas pris la mesure du désastre social qui s’annonce mais ne se prive pas de stigmatiser les syndicats, à l’instar du Secrétaire d’État aux Transports Grant Shapps, qui qualifie les leaders syndicaux de « barons marxistes » et appelle de ses vœux la création d’un service minimum dans les transports.

Le 5 septembre, les avocats pénalistes d’Angleterre et du Pays de Galles débuteront également une grève illimitée. Ils protestent contre les coupes dans le financement de l’aide juridictionnelle et la précarité de leurs conditions de travail, à l’origine des quelques 60.000 dossiers de crimes violents aujourd’hui en attente de traitement par la justice britannique. Refusant de les rencontrer, le Secrétaire d’État à la Justice Dominic Raab reproche de manière pavlovienne aux grévistes de « prendre la justice en otage ».

La société civile n’est pas en reste. En témoigne le succès de la campagne nationale « Enough is Enough ! », qui entend dénoncer la dégradation des conditions de vie au Royaume-Uni et qui compte déjà 300.000 adhérents. Initié par les syndicats et des associations au début du mois d’août, le mouvement demande des augmentations de salaire généralisées, la baisse des tarifs de l’énergie, la lutte contre la faim et l’habitat indigne, et une taxation plus équitable des grandes fortunes. Soutenu par le maire du Grand Manchester Andy Burnham, il s’est étendu à plus de 70 villes au Royaume-Uni. Adoptant une démarche encore plus radicale, le mouvement « Don’t Pay UK » incite les citoyens britanniques à cesser de payer leurs factures d’énergie à partir du 1er octobre. Leur pétition en ligne rassemble déjà quelques 130.000 signataires.

Bannière Facebook de « Enough is enough! », la campagne qui combat l’augmentation du coût de la vie en Grande-Bretagne

Échaudés par plus de deux années de travail intense au cœur de la pandémie de Covid-19, tous ceux qui se virent surnommés en France « les premiers de corvée » semblent aujourd’hui être aux avant-postes de la lutte contre le coût et la dégradation des conditions de vie au Royaume-Uni. La crise risque de s’intensifier en cette rentrée, alors que l’augmentation des tarifs du gaz et du fioul est prévue pour le 1er octobre. Pourquoi la Grande-Bretagne connaît-elle ce regain d’activité syndicale ? Quelles sont les causes de la détresse sociale et du blocage politique actuel ? Comment comprendre ces mouvements de protestation et de désobéissance civile à l’aune des luttes sociales anglaises de l’après-guerre ? Enfin, comment qualifier le rapport de force politique qui se dessine outre-Manche après douze années de conservatisme ?

Une inflation record après quinze années d’austérité

Il faut remonter à février 1982, à l’acmé de la thérapie de choc thatchérienne, pour trouver un taux d’inflation aussi haut au Royaume-Uni. D’après l’Office for National Statistics, l’inflation s’y élève à 10,1% en juillet, contre 9,4% en juin. Il s’agit du taux d’inflation le plus élevé de tous les pays du G7, et c’est seulement la quatrième fois en 70 ans que le Royaume-Uni connaît une inflation à deux chiffres. Le pic, prévu pour octobre, devrait s’élever à 13%. Cette inflation au plus haut depuis 40 ans complique l’accès aux produits de première nécessité. Selon The Guardian, le prix de l’essence a ainsi augmenté de 45%, celui du lait et du beurre de 40% et 24% respectivement, celui du poisson de 23%, des tomates  de 22% et du pain de17%.

Cette hausse des prix est largement due aux conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais s’explique également par l’effet d’aubaine qu’ont saisi les producteurs (Shell, British Petroleum) et fournisseurs d’énergie pour gonfler leurs prix et engranger davantage de bénéfices. Elle accroît néanmoins considérablement la précarité énergétique dans laquelle sont plongés de nombreux foyers britanniques. Vendredi 26 août, le régulateur de l’énergie Ofgem a annoncé une augmentation de 80% des prix du gaz et du fioul : le montant maximum annuel que les fournisseurs d’énergie pourront réclamer à leurs clients passera ainsi d’un peu moins de 2000£ (2300€) à plus de 3500£ (4000€) à partir du 1er octobre. Une nouvelle hausse devrait intervenir en janvier 2023 : la facture annuelle pourrait alors dépasser les 4000£ (4600€), soit un quasi-triplement en l’espace d’une année, avec bien entendu des variations selon le type de ménage concerné.

Une étude de l’Université de York estime que les deux tiers (65,8%) des foyers britanniques pourraient se trouver en situation de précarité énergétique dès janvier, lorsque leur facture d’énergie sera supérieure à 10% de leur revenu net. Cela représente 18 millions de familles, soit 45 millions de personnes. L’étude estime que 80 à 90% des familles nombreuses, monoparentales et des retraités vont être en situation de précarité énergétique, particulièrement dans les Midlands, en Écosse, en Irlande du Nord et dans le Yorkshire. Dans ces conditions, la détresse matérielle des ménages ne va aller qu’en s’accroissant, posant avec acuité le dilemme entre chauffage et nourriture (« heat or eat »), avec des conséquences graves en termes de santé physique et mentale. En l’absence de réaction gouvernementale forte face à l’envolée des tarifs de l’énergie, « des gens vont mourir cet hiver », prévient l’association de défense des consommateurs Martin Lewis.

Cette conjoncture adverse doit cependant s’appréhender sur une plus longue durée. La détresse sociale au Royaume-Uni doit en effet s’analyser à l’aune des quatorze années d’austérité sévère et de démantèlement de l’État social qu’ont orchestré les dirigeants travaillistes, mais surtout conservateurs depuis la crise financière de 2008. Après la victoire de David Cameron aux élections générales de 2010 et son alliance avec les Libéraux-Démocrates, le chancelier de l’Échiquier George Osborne a habilement tourné les termes du débat économique à l’avantage des Conservateurs en construisant une interprétation de la crise qui blâmait en substance les dépenses excessives du Parti Travailliste pour les maux que subissait le Royaume-Uni. Une stratégie bien rodée, puisque c’était également grâce à cette rhétorique que Margaret Thatcher avait réussi à accéder au 10 Downing Street en mai 1979.

Margaret Thatcher reçue au palais de l’Élysée en 1987

De concert avec les pays de la zone euro, Osborne a fait de la réduction des déficits et de la dette son objectif principal, érigeant ainsi l’austérité en « art de gouverner », pour reprendre le mot du politiste Andrew Gamble. Dans les faits, l’austérité avait déjà débuté avec les baisses des dépenses d’investissement décidées par Alastair Darling, le chancelier de l’Échiquier du Premier ministre travailliste Gordon Brown. Osborne est cependant allé plus loin que son prédécesseur, en ciblant en priorité les budgets de la justice, de l’Intérieur et de la culture. Le gouvernement de Cameron a également réduit drastiquement les subventions aux collectivités locales, provoquant « indirectement » la fermeture de nombreux services publics municipaux comme les bibliothèques, les piscines et centres sportifs.

Ce sont en fait les plus pauvres qui ont majoritairement subi les conséquences de l’austérité, avec une refonte des allocations pour les personnes handicapées, devenues conditionnées à des tests médicaux plus durs, et un accès aux aides sociales devenu kafkaïen et donc dissuasif depuis les réformes des années 2010. De nombreux mouvements de protestation ont répondu à ces mesures – émeutes de Londres en 2011, grèves au sein du NHS (National Health Service), mouvement estudiantin contre la hausse des frais d’inscription – mais ce ne fut pas suffisant pour renverser la tendance. Faisant preuve d’un court-termisme coupable, le gouvernement de David Cameron a également largement réduit les subventions aux énergies solaire et éolienne, privilégiant le recours aux énergies fossiles et créant une situation de dépendance payée aujourd’hui au prix fort par l’immense majorité des britanniques.

C’est donc dans ce contexte socio-économique profondément dégradé pour les plus modestes que la crise inflationniste actuelle se déploie. L’érosion des salaires du secteur privé comme du public et le retour de la pauvreté de masse font craindre une crise humanitaire d’ampleur au Royaume-Uni, et sont à l’origine de ce que les médias n’hésitent pas à surnommer « l’été du mécontentement », en référence aux vagues de protestation des années 1970, et plus particulièrement à « l’hiver du mécontentement » de 1978-1979. La comparaison avec cette période est-elle néanmoins pertinente ?

Un retour aux années 1970 ?

La décennie 1970, on le sait, fut une période de forte inflation et de conflits sociaux intenses au Royaume-Uni. Dès 1972, les velléités gouvernementales de modérer les salaires pour contrer l’inflation ont provoqué des vagues successives de grèves sectorielles très diverses, où les femmes prirent une large part (ouvriers de l’automobile et du bâtiment, mineurs, concierges, cheminots, infirmières, ambulanciers, transporteurs routiers, pilotes de ligne…), bien loin des caricatures des journaux de l’époque qui dépeignaient les syndicalistes en mâles rustiques. Selon le récit officiel, la colère aurait culminé au cours de l’hiver 1978-1979, lorsque le secteur public a rejoint le privé dans une grève dure contre le gouvernement travailliste de James Callaghan (1976-1979), provoquant des élections anticipées. Celles-ci aboutirent à la victoire de Margaret Thatcher, qui prononçât l’épitaphe du consensus social keynésien de l’après-guerre le 4 mai 1979 sur les marches du 10 Downing Street en paraphrasant Saint-François d’Assise : « Where there is discord, may we bring harmony » (« Là où il y a de la discorde, que nous mettions l’union »).

Les chiffres demeurent impressionnants : près de 5 millions de britanniques ont pris part à l’hiver du mécontentement, et l’année 1979 connut le plus important nombre de jours débrayés depuis les années 1920. Comme le note Andy Beckett dans The Guardian, le contexte était cependant bien différent d’aujourd’hui : le Parti Travailliste au pouvoir avait remporté 4 élections à la suite, les syndicats connaissaient leur pic en termes d’adhérents et d’influence. Depuis l’arrivée au pouvoir d’Harold Wilson en 1974, syndicats et gouvernement étaient liés par le « contrat social », un compromis qui permettait aux travaillistes de légiférer dans un sens favorable aux syndicats. En retour, ces derniers s’engageaient à accepter des augmentations de paie inférieures aux taux d’inflation élevés de l’époque, guerre du Kippour et crise pétrolière obligent. Alors que les salaires réels s’étaient déjà érodés depuis 1975, ce mécanisme de dialogue social s’est définitivement enrayé en 1978, lorsque James Callaghan voulut plafonner les hausses de salaire à 5% dans un contexte d’inflation à 8%.

Dès septembre, 50.000 ouvriers de Ford se mirent en grève. Après deux mois de lutte, ils obtinrent 17% d’augmentation de salaire, créant un précédent qui motivera d’autres syndicats à se mettre en lutte, de façon parfois anarchique, dans tout le pays à l’automne 1978 et l’hiver 1979. Particulièrement glacial, l’hiver montra des grévistes déterminés sur leurs piquets enneigés, donnant l’impression que le pays entier était à l’arrêt, avec écoles fermées, supermarchés aux rayonnages vides et queues interminables aux stations servies. Du bain bénit pour la presse conservatrice, qui s’en donna à cœur joie : le pays était « pris en otage », selon une rhétorique toujours d’usage, par des syndicats puissants et extrémistes, le gouvernement travailliste dépassé ne pouvant même plus s’assurer que les poubelles soient ramassées ou que les morts soient enterrés. En somme, pour les médias conservateurs, le keynésianisme agonisait et le Royaume-Uni était au bord du chaos.

« L’hiver du mécontentement », photo d’une manifestation des années 1978-1979 en Grande-Bretagne

Il convient de démystifier cette période. Comme l’explique le politiste Colin Hay, l’hiver du mécontentement est devenu a posteriori une crise majeure à cause d’une représentation biaisée des événements. Le récit présentait un État débordé et omnipotent, avec un gouvernement travailliste partisan d’un keynésianisme moribond, pris en otage par des syndicats radicaux. Les positions timorées du Parti Travailliste à l’égard des mouvements de grève actuels doit d’ailleurs beaucoup à la prégnance de ce mythe. La vérité est toute autre. Tout d’abord, cet épisode témoigne non pas de la puissance des syndicats, mais de leur faiblesse. Le « contrat social » ne jouait plus en leur faveur depuis plusieurs années, et c’était bien davantage le gouvernement travailliste qui les « tenait en otage » que l’inverse. D’autre part, le manque d’organisation et d’unité syndicale était criant : les syndicats britanniques étaient très décentralisés, avec des négociations au niveau local et très peu de concertations nationales. Enfin, l’hiver du mécontentement n’illustre certainement pas le pouvoir des syndicats du public, comme le dénonçaient les conservateurs : bien au contraire, c’est aux employés du public que le gouvernement de Callaghan s’en est pris lorsque les hausses de salaire dans le privé (et en premier lieu chez Ford) ont largement excédé celles que préconisaient les Travaillistes au pouvoir. La modération salariale concernait donc bien davantage le secteur public que le secteur privé.

Dans les faits, la stagflation des années 1970 – situation dans laquelle le taux de chômage et d’inflation sont simultanément très élevés – a signé la fin du compromis keynésien puisque les Travaillistes se sont eux-mêmes convertis aux recettes monétaristes, et ce bien avant l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher. Inquiets de voir la valeur de la livre sterling en danger sur les marchés internationaux, le seul mécanisme pour pallier la crise qu’ils utilisèrent fut la modération salariale, aux dépens des travailleurs. Pourtant, cette stagflation n’était en aucun cas causée par les politiques keynésiennes, puisqu’elle trouvait son origine dans l’envolée des prix de l’énergie qui a suivi la guerre du Kippour et les décisions de l’Organisation des États Producteurs de Pétrole d’augmenter unilatéralement le prix du baril de brut. Même si rien dans les événements de 1978-1979 n’indiquait une crise du keynésianisme, l’occasion était néanmoins trop belle pour les Conservateurs et les tabloïds de le décrédibiliser et de proposer un paradigme alternatif, le Thatchérisme, qui a construit sa légitimité sur la critique d’un État dépensier prétendument assailli par les syndicats. La construction rhétorique d’un « hiver du mécontentement » fut un élément parmi d’autres (paniques morales, montée du racisme), « du grand mouvement vers la Droite », remarquablement analysé par le fondateur des « cultural studies », Stuart Hall. Dix-huit années de conservatisme s’en sont suivies.

En 2022, le Parti Conservateur s’est essayé à une rhétorique similaire en comparant les leaders syndicaux d’aujourd’hui avec ceux des années 1970, sans rencontrer d’ailleurs grand succès. Le monde du travail s’est effectivement profondément transformé : il s’est individualisé, flexibilisé et précarisé. D’un point de vue réglementaire, le Thatchérisme et le Blairisme sont passés par là : le cadre juridique pour faire grève est devenu incroyablement restrictif. Des pans entiers de l’industrie et des services ne sont plus influencés par les syndicats. De plus, ce sont maintenant les Conservateurs, et non les Travaillistes, qui ont remporté les 4 dernières élections générales. Surtout, contrairement aux années 1970, les salaires n’ont absolument pas été indexés sur l’inflation au cours de la décennie écoulée, tandis que les conditions de travail se sont dégradées. La forte inflation de ces derniers mois et la vulnérabilité sociale qui en découle ont réveillé les sentiments militants, avec une participation massive des adhérents syndicaux aux consultations et un retour de la conflictualité sociale. Les travailleurs semblent avoir atteint un tel désarroi financier qu’ils n’ont jamais été autant déterminés à faire grève.

Les forces politiques en présence

Qu’en est-il à présent du rapport de force politique qui s’esquisse en cette rentrée ? Aux abois, les représentants du Parti Conservateur, au pouvoir depuis 2010 et en pleine campagne interne pour élire un successeur à Boris Johnson, se montrent très prompts à dénigrer les syndicats. Les deux prétendants principaux à la succession de Johnson, la Secrétaire d’État aux Affaires Étrangères Liz Truss et l’ancien Chancelier de l’Échiquier Rishi Sunak, seront départagés par le vote des militants ce 5 septembre. Après avoir occupé des postes ministériels sous Cameron, May et Johnson, et en dépit de la large victoire de Sunak lors du vote des députés conservateurs, Liz Truss est donnée largement favorite pour devenir Première ministre. Soutenue par une base plus radicale que les élus du parti, cette ancienne membre des Libéraux-Démocrates n’a pas, contrairement à son concurrent, démissionné suite aux nombreux scandales qui ont émaillé les trois années au pouvoir de Boris Johnson. Cultivant une ligne dure et des accents thatchériens, elle multiplie les promesses de baisses d’impôts sur les sociétés et sur le revenu et promet de la fermeté vis-à-vis des syndicats en rendant l’organisation des grèves (encore) plus difficile et en créant un service minimum.

La très conservatrice Liz Truss, grande favorite pour succéder à Boris Johnson le 5 septembre prochain

Cependant, Liz Truss est loin de faire l’unanimité au sein des Tories, et la frustration commence à monter dans son camp alors que celle-ci se refuse toujours à annoncer des mesures précises pour améliorer le quotidien des classes populaires. Elle n’a effectivement toujours pas clarifié ce qu’elle entendait par « s’assurer que les gens bénéficient du soutien nécessaire dans ces temps difficiles ». Tandis que Boris Johnson a laissé entendre qu’il faudrait sans doute effectuer des transferts directs aux ménages, et que son rival Rishi Sunak ne récuse pas catégoriquement l’idée (il est lui-même à l’origine du chèque universel de 400 £ promis aux ménages en octobre), Liz Truss n’a rien confirmé de son côté. Méthodique dans la guerre qu’elle entend mener aux pauvres, elle ne propose comme seule réponse à la crise que des abattements fiscaux pour les plus hauts revenus, qui vont contribuer à dégrader les finances publiques tout en s’assurant que les bénéfices pour les plus vulnérables soient absolument nuls.

En somme, les Conservateurs naviguent à vue. Ils semblent tout à fait incapables de prendre conscience de l’urgence sociale et de la situation potentiellement explosive dans laquelle se trouve le pays. Comme le note un éditorial de The Observer, le gouvernement s’est emmuré dans le silence: le Premier ministre démissionnaire est parti deux fois en vacances dans le sud de l’Europe, le Ministre de l’Énergie Greg Hands est en déplacement à l’étranger lorsque Ofgem annonce la hausse vertigineuse d’octobre, aucun ministre n’a fait le tour des studios de radio ou de télévision pour insuffler de la confiance en l’avenir. Alors que le mécontentement n’en finit pas de monter, la vacance du pouvoir est réelle.

En termes d’ambiguïté, le Parti Travailliste n’est pas en reste. Son leader Keir Starmer a été l’artisan du recentrage du parti après les années Jeremy Corbyn (2015-2020), une période honnie par les thuriféraires du Blairisme, dont il fait d’ailleurs partie, sans doute plus par opportunisme politique que par conviction profonde. Il s’est jusqu’ici attaché à ne surtout pas afficher de soutien aux grévistes. Il cherche en effet à distancier son parti des syndicats, un contre-sens historique et un paradoxe embarrassant, les finances du Labour dépendant en grande partie des contributions syndicales. Provoquant la gêne de nombreux adhérents et députés, Starmer est allé jusqu’à congédier Sam Tarry, un ministre de son « cabinet fantôme », après que celui-ci ait fait une apparition sur un piquet de grève mené par le syndicat RMT fin juillet.

S’il se refuse à soutenir les travailleurs en grève, Starmer tente d’offrir une alternative aux postures conservatrices dans le domaine de l’énergie. Il propose en effet un plan de 29 milliards £ pour geler pendant six mois les prix de l’énergie en taxant plus fortement les compagnies productrices de gaz et de fioul. Le plan n’est cependant qu’une réponse de court terme et l’opposition travailliste reste divisée, si bien que c’est le mouvement syndical qui se pose comme principale opposition au gouvernement conservateur.

Les syndicats sortent en effet renforcés par cet été de débrayage, qu’ils représentent les employés du métro londonien, de British Telecom, de la Royal Mail, du NHS, de Felixstowe, du barreau ou d’entreprises privées. Cela fait plus de deux décennies que le pouvoir syndical ne s’était pas retrouvé au centre du débat politique au Royaume-Uni, mais une nouvelle génération de militants talentueux change cet état de fait, à l’image de Mick Lynch (RMT), Christina McAnea (Unison) ou Sharon Graham (Unite). La sévère érosion des salaires du privé comme du public depuis plus de douze ans n’est évidemment pas pour rien dans cette ferveur syndicale, avec de nouvelles formes d’inégalités qui apparaissent de plus en plus insupportables dans un tel contexte inflationniste. Comme l’explique la secrétaire générale du British Trades Union Congress (TUC) Frances O’Grady dans The Observer, « les travailleurs se sont rendus compte de ce qu’il se passe dans les conseils d’administration », faisant référence aux bonus accordés aux financiers de la City, aux salaires des PDG qui ont augmenté de 39% l’an dernier pour atteindre 3,4 millions de £ en moyenne, et aux bénéfices records de certains grands groupes profiteurs de crise.

Désobéissance civile et retour de la conflictualité

La lutte ne se cantonne cependant pas à ce que l’on pourrait appeler, de manière péjorative, du « corporatisme ». La colère vient aussi de tout en bas, d’un public qui est relativement éloigné des grandes centrales syndicales comme des partis politiques, à l’instar des Gilets Jaunes en France. L’urgence est en effet palpable. D’après un sondage Savanta ComRes commandé par les Libéraux-Démocrates (pas vraiment ce que l’on pourrait appeler des « rouges »), 25% des adultes pourraient complètement renoncer à se chauffer cet hiver, 70% des répondants affirment qu’ils se chaufferont « moins », quand 11% évoquent la possibilité de s’endetter pour couvrir la hausse. Bien qu’ils aient allègrement participé aux coupes budgétaires touchant les plus pauvres lorsqu’ils étaient en coalition avec les Conservateurs, les « Lib-Dem » évoquent un « scandale national » pour les familles et retraités britanniques, dont le sort est négligé par Liz Truss et Rishi Sunak, qui se refusent tous deux à bloquer les prix de l’énergie.

Les Gilets jaunes français avaient essaimé en Angleterre au début de l’année 2019, inspirant les Yellow Vests en lutte contre l’austérité

Dans ce contexte, la désobéissance civile semble être le dernier recours pour alerter sur la détresse sociale grandissante. En témoigne le succès de la campagne « Don’t Pay UK », qui rassemble des citoyens refusant la nouvelle hausse des tarifs de l’énergie prévue pour début octobre et les enjoint à tout simplement cesser de payer leur facture à cette date. L’organisation citoyenne aux couleurs jaune et noir vise le million de signataires, mais fait face à certains obstacles : de nombreux britanniques aux revenus modestes s’acquittent de leur facture d’électricité avec un compteur prépayé et n’ont donc pas la possibilité d’interrompre leurs mensualités. De plus, un certain nombre de foyers ont peur de s’associer à l’initiative, craignant qu’un refus de paiement mette à mal des cotes de crédit déjà fragiles.

Recourir ainsi à la désobéissance civile n’est pas anodin au Royaume-Uni : en 1990, c’est le refus massif des britanniques de s’acquitter de l’injuste poll tax qui a définitivement fragilisé Margaret Thatcher et mené à sa chute quelques mois plus tard. Cette taxe d’habitation non-progressive devait être appliquée de manière indifférenciée à l’ensemble de la population. Le rejet populaire de cet impôt par tête que Thatcher appelait la « community charge » a symbolisé la répudiation de l’ensemble des politiques publiques mises en place dans les années 1980, qui ont contribué à creuser la pauvreté et les inégalités. La révolte était particulièrement forte parmi les plus jeunes, qui n’avaient jamais payé de taxe locale auparavant, et parmi les « not quite poor », ces citoyens dont le nombre a considérablement augmenté au cours des années Thatcher, dont l’existence oscille entre insécurité et pauvreté. En opposition à la mesure, de violentes échauffourées avaient eu lieu en plein cœur de Londres, sur Trafalgar Square, en mars 1990. Les manifestations s’étaient poursuivies tout au long du printemps et jusqu’à l’automne. Au total, 17 millions de britanniques avaient refusé de payer la profondément régressive poll tax, et le projet fut abandonné après que Thatcher eut été poignardée dans le dos par les membres de son cabinet, la forçant à démissionner en novembre de la même année.

Au-delà de la révolte populaire, il est intéressant de comparer les divisions actuelles à l’intérieur du Parti Conservateur avec celles qui déchiraient les Tories au crépuscule de l’ère Thatcher. La controverse autour de la poll tax avait creusé un fossé profond dans le parti entre les « One-Nation Tories » qui admettaient que les contributions des plus pauvres devaient se faire à hauteur de leurs moyens, et les Thatchériens de droite radicale animés par une idéologie pétrie de darwinisme social. Des lignes de fracture similaires semblent aujourd’hui se dessiner au sein du Parti Conservateur. Avec la campagne de droite dure menée par Liz Truss, il est probable que son futur gouvernement ne parvienne pas à rassembler le pays dans un contexte économique adverse et aille directement à l’affrontement avec les travailleurs. Les députés conservateurs à la Chambre des Communes ont exprimé cette crainte en lui préférant Sunak en juillet. Si elle est élue, on peut douter que Liz Truss bénéficie de leur soutien longtemps si elle s’évertue à baisser les impôts. Prendra-t-elle conscience de l’urgence sociale et changera-t-elle complètement de bord vers plus d’interventionnisme sous la pression de son camp? À l’heure où la crise de confiance dans les institutions est à son paroxysme et que le fossé s’agrandit entre les dirigeants et la population, rien n’est moins sûr.

Alors, quelles sont les perspectives pour le futur immédiat des luttes sociales au Royaume-Uni ? Ces dernières décennies, l’affaiblissement numérique des syndicats et leur relative éclipse de la scène politique et médiatique ont donné naissance à un récit prisé des cercles managériaux et des décideurs politiques qui véhicule des représentations trompeuses sur la réalité du travail comme relation sociale. Comme l’explique le sociologue du travail à l’Université de Manchester Miguel Martínez Lucio, la question du conflit a souvent été jugée obsolète, éclipsée par la « responsabilité sociale » de l’Entreprise, au statut largement rhétorique, et par la marginalisation au sein de l’enseignement professionnel des questions liées aux conditions de travail et de salaire, strictement individualisées afin de les déconnecter de la dimension collective du travail. Pour Martínez Lucio, refuser l’existence du conflit comme consubstantiel au travail génère une forme d’hystérie institutionnelle lorsque le conflit a lieu. Pour autant, ce silence stratégique explique la popularité d’un Mick Lynch, puisqu’il a proposé une description des réalités du travail et de la nature des antagonismes sociaux dans laquelle nombre de britanniques se retrouvent. 

À l’approche du 154ème congrès de la Trades Union Association, du 11 au 14 septembre, une série de motions exprimées par les plus importants syndicats du pays (Unison et Unite) appelle à une plus grande coordination et synchronisation entre centrales syndicales afin de maximiser l’impact des grèves et « gagner » le combat en faveur de meilleures rémunérations. Les militants espèrent que des victoires locales puissent avoir un effet d’entraînement sur le reste du tissu entrepreneurial et industriel, à l’image des grévistes de Ford dans les années 1970. Chacun se montre conscient de l’appauvrissement éclair et colossal qui guette le Royaume-Uni. Il paraît en effet évident qu’en l’absence de réaction gouvernementale forte, la détresse sociale et l’instabilité politique iront en s’accroissant Outre-Manche.

Thibault Biscahie

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6 Commentaire(s)

  1. J’interviens une dernière fois sur cet article relu par bribes ce matin (les braises allumées ont chauffé la cafetière toute la nuit), pour interpeller l’auteur sur un point technique. Est-il possible de mesurer l’impact du Brexit sur la crise actuelle, notamment sur la hausse d’énergie, et d’identifier quel corps social à été le plus impacté par la sortie de l’Europe ?

    Cet article fait pendant à la dernière parution de Luc Auffret sur la flambée des prix publié sur QG le 05.09.2022. Ensemble ils plantent le décor d’une situation économique mondiale qui présente au Royaume Uni, mère porteuse de l’ère industrielle qui a engendré ce monde financiarisé qui concentre la richesse entre les mains de quelques princes, tous les symptômes d’un point de non-retour.

    La desindustrialistion du pays a ravagé les classes populaires, souvenir de la mère Thatcher, mais la City s’est maintenue sur la place et continue de mener la danse avec encore plus d’audace. La desindustrialistion a frappé la France avec l’entrée dans l’Euro d’un franc surévalué, sabrant notre capacité productive et nous rendant de plus en plus dépendants de produits à bas prix fournis par d’autres pays et de la BCE et des marchés financiers pour le financement de la dette publique. Quelle conséquence aurait pour la France aujourd’hui, une sortie franche de l’Euro, autrement dit un Frexit (à n’envisager selon moi, soit dit en passant, que conjointement lié à une annulation de la Dette publique détenue par la BCE et les marchés financiers) ? Qu’est-ce qui fait le cœur de la richesse nationale et lui assure une ossature dans le concert international ? Autant de questions que je me pose et qu’ont soulevé cet article investi.

    Merci QG. Merci Thibault Biscahie.

  2. Je rebondis sur mon précédent commentaire pour ajouter ceci. Cet article fort nourri a allumé quelques feux dans mon esprit en évoquant de manière vivante et poignante les luttes anglaises et le recours envisagé à la désobéissance civile face à la crise accrue. M’est revenu en mémoire la figure de Gandhi visitant les usines de Manchester et je l’ai imaginé en mille et mille au sein des services publics, ouvriers et usagers dans la précarité, ensemble, pour les investir et les occuper joyeusement, voire s’organiser intelligemment pour les faire fonctionner pour la collectivité.

    . Les slogans scandés dans la rue par les GJ, « pas de chefs, pas de parti, pas de politique » ont fait résonner les murs de la Cité et ont nourri un enthousiasme, une chaleur, une détermination et une force sans précédent dans l’histoire sociale de ces 40 dernières années. Qu’adviendrait-il si ces mêmes forces investissaient non les rues et boulevards des grandes villes où siègent les nantis, mais les services publics condamnés ou délaissés par les pouvoirs dits publics ? Ne serait-ce pas là une façon de reprendre possession de notre héritage ?

  3. Voilà un article très bien écrit qui tout en brassant des données complexes et fournies, dresse un panorama vivant de l’économie britannique et des luttes sociales outre-manche depuis la fin de la guerre. Les anglais ont jadis sacrifié leur industrie au nerf de leur puissance, la livre sterling, et ils récidivent aujourd’hui avec ce qu’il reste de services collectifs dans le pays. Une situation qui préfigure à bien des égards ce qui se produit en France sous Macron.

    La situation des plus critiques, enflammée par une hausse démesurée des prix, et le jeu des forces politiques en présence annoncent si j’ai bien compris, de forts remous. La précarité accentuée semble renforcer la détermination des grévistes, signe qu’un point de non-retour à été franchi. En projetant de s’attaquer directement à la monnaie (refus de payer les factures aujourd’hui, demain les impôts ou la Dette ?), les luttants s’attaquent au nerf de la guerre. La confrontation promet d’être rude.

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