« Colombie : la pandémie est venue exacerber des inégalités déjà intolérables » par Christophe Ventura

10/05/2021

Les émeutes qui ont éclaté en Colombie, d’une magnitude majeure, brassent des secteurs très larges d’une population éprouvée par le Covid et les réformes structurelles néolibérales, le tout dans un contexte de militarisation croissante de la vie du pays. Alors que la sortie de crise ne se fait toujours pas sentir, Christophe Ventura, directeur de recherches à l’IRIS et grand spécialiste de l’Amérique latine, décrypte pour QG les événements en cours

Depuis le 28 avril dernier, un mouvement social de grande ampleur a pris forme en Colombie contre une réforme fiscale visant les classes populaires et moyennes, et faisant émerger des revendications contre la politique libérale et austéritaire du président Iván Duque, élu en 2018, dans un contexte sanitaire qui pèse sur des structures économiques et sociales inégalitaires. Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique latine, livre pour QG son analyse de la situation au sujet d’une Colombie où la violence est profondément ancrée, avec un rôle prépondérant de l’armée, de la police et des groupes paramilitaires contre les mouvements sociaux, les syndicats et les partis de gauche. Interview par Jonathan Baudoin

Christophe Ventura, chercheur à l'IRIS et spécialiste d'Amérique latine

Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique latine

QG : Si la série de manifestations en cours depuis le 28 avril, qui a déjà fait officiellement au moins 27 morts, – certaines ONG parlent de 37 -, et 850 blessés, a pour origine une réforme fiscale, y a-t-il d’autres facteurs explicatifs de cette tension sociale extrême en Colombie ?

Christophe Ventura : Comme souvent, pour ne pas dire toujours, cette explosion sociale part d’un élément déclencheur et engendre la constitution un mouvement plus large, selon le principe bien connu de la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Ici, il s’agit de la réforme fiscale, que vous venez de mentionner. Mais, en réalité, ce mouvement cristallise une pluralité de mécontentements et de colères, et est pluricausal. Il est constitué de secteurs divers de la société colombienne, qui se regroupent autour d’une série de revendications qui, aussi diverses soient-elles, ont pour rapport commun l’expression de la question sociale, qui est au cœur des revendications. On va retrouver des organisations syndicales, des associations, des partis politiques, des gens qui ne sont pas organisés – beaucoup – mais qui rejettent tous les politiques du gouvernement d’Iván Duque, associées à l’aggravation de problèmes concrets pour une part importante de la population : déclassement social, baisse des revenus, faim, etc. 

Depuis son élection en 2018, le président de droite colombien a une feuille de route tout à fait claire. C’est celle de l’orthodoxie libérale en économie comme on connaît en Europe, avec des « réformes structurelles », une réduction des dépenses publiques, etc. Au départ, comme en France, une réforme des retraites avait provoqué en 2019 un grand mouvement social en Colombie, avant l’arrivée de la pandémie. Il y avait déjà eu au même moment la mise en place du premier chapitre de la réforme fiscale dont on reparle aujourd’hui, consistant en l’adoption de tout un ensemble de mesures fiscales favorables pour les entreprises et les investisseurs. Puis la deuxième partie de cette réforme fiscale, celle d’aujourd’hui donc, qui a provoqué la réaction de la société. Cette fois-ci, il s’agit d’augmenter et d’élargir les impôts indirects, – la TVA notamment, l’impôt le plus injuste – et celui sur les revenus, l’ensemble pesant directement  sur les classes populaires et les classes moyennes. La troisième partie de cette feuille de route, si elle a un jour lieu, devrait être une réforme organisant une flexibilisation accrue du marché du travail en Colombie. C’est face à tout cela que ce mouvement s’est levé, ou disons est revenu, puisqu’il était déjà là en 2019, avant la pandémie.

« EN COLOMBIE, PLUS DE LA MOITIÉ DE LA POPULATION TRAVAILLE SANS AUCUN CONTRAT, DE FAÇON INFORMELLE, AU BLACK »

QG : Qu’en est-il de l’effet du coronavirus sur ce moment de crise en Colombie ?

Il a son importance. On parle d’une pandémie qui, en Colombie, frappe sévèrement la société. La Colombie est un pays d’un peu plus de 48 millions d’habitants, avec 3 millions de cas, recensés officiellement, et plus de 75.000 morts depuis l’arrivée de la pandémie, l’année dernière. Le Coronavirus a son effet sur une société vulnérable, dont les problèmes sociaux structurels sont aigus, notamment en matière de pauvreté, d’inégalités et de faiblesses d’accès aux services de base. On parle d’un pays qui est dans les trois ou quatre pays les plus inégalitaires d’Amérique latine. Et c’est peu dire, car c’est la région la plus inégalitaire au monde, avec le Brésil ou le Chili par exemple.

La pandémie est venue exacerber les fragilités de la société colombienne. Elle a frappé dur sur le plan économique et social, parce que la Colombie est, aujourd’hui, en lourde récession. Cette crise a déjà détruite beaucoup d’emplois ; le taux de chômage s’est envolé et celui du sous-emploi, caractéristique du marché de l’emploi dans la région et dans le pays, également. Vous avez plus de 40% de la population qui est pauvre. Vous pouvez imaginer ce que ça veut dire. Dans ce pays, plus de la moitié des gens travaillent dans le secteur informel, c’est à dire sans contrat de travail, au noir. Des gens qui voient, avec la pandémie, leurs ressources fondre directement s’ils ne travaillent pas et qui n’ont aucune protection sociale, face aux risques de la vie, les risques sanitaires, les risques sociaux, le chômage, etc. La pandémie est venue amplifier tous ces phénomènes dans la société et rend incandescents tous ces problèmes. Tout cela rencontrant l’offre politique austéritaire du gouvernement, c’est le choc.

Fortes mobilisations dans les rues de Paris en soutien au peuple colombien le 8 mai 2021

Fortes mobilisations place de la République, à Paris, en soutien au peuple colombien le 8 mai 2021, photo Jonathan Baudoin

QG : Peut-on dire que Iván Duque, actuel président colombien, s’inscrit dans la droite ligne de son mentor, l’ancien président Álvaro Uribe, voire au-delà, avec un risque de tentation autoritaire, comme dans le Brésil de Jair Bolsonaro, par exemple ?

Iván Duque s’inscrit très largement dans la continuité et l’héritage de son mentor, Álvaro Uribe, qui a dirigé la Colombie de 2002 à 2010. Il en est l’un des fils spirituels, l’un des disciples. Rappelons-nous qu’Iván Duque a été, avec Álvaro Uribe, l’animateur de la campagne du « non » à l’adoption, par référendum, de l’accord de paix signé avec les FARC en 2016. Il fait partie de la frange dure de la droite colombienne. Il n’y a pas de doute là-dessus. Sa politique est largement la continuité de celle-là. Une politique sécuritaire très forte, généralement répressive face aux mouvements contestataires dans le pays. C’est sous Duque qu’il y a eu encore de nombreux dirigeants sociaux, de syndicalistes, de journalistes, de défenseurs des droits humains assassinés ces dernières années.

Dans un pays marqué par plusieurs décennies de conflit armé interne, par le narcotrafic et la guerre contre ce dernier, la culture de la violence est très forte dans les rapports sociaux et politiques. Depuis que Duque a pris le pouvoir, il a également pris soin de placer pas mal de ses proches dans des institutions de contre-pouvoir colombiennes. Je pense, par exemple, au chef du Parquet, ou à la personne qui s’occupe de la défense du peuple (institution en charge de la protection des droits) ou encore à celle titulaire de la direction du contrôle fiscal dans le pays. Ce qui permet au président de protéger au maximum pas mal de membres de sa famille politique qui sont suspects de pas mal de trafics, de corruption, dont l’incontournable Álvaro Uribe. Et c’est un peu pour le protéger que tout cela est en place.

Il y a une tentation autoritaire qui, en plus, s’aiguise à mesure que la crise économique et sociale est de plus en plus pesante, avec les effets de la crise sanitaire. Le gouvernement est dans une dynamique d’opposition à la société et à ses grondements. La lourde et sanglante répression actuelle illustre cet autoritarisme, renforcé par l’entrée en scène de l’armée, portant « assistance » – c’est le mot d’Iván Duque – à la police pour restaurer l’ordre public. La militarisation de la vie sociale et politique est très marquante en Colombie. On assiste d’ailleurs au développement de ce phénomène, sous des formes différentes selon les configurations nationales, dans l’ensemble des pays de la région latino-américaine depuis quelques années, à mesure que les crises économiques, sociales et sanitaires se développent. Oui, Duque s’inscrit dans cette dynamique. Mais il faut dire, pour être précis, qu’Uribe a pris ses distances avec la réforme fiscale en question, parce qu’il a vu que ça allait déclencher quelque chose d’incontrôlable et qu’il fallait lâcher du lest tout de suite. Ce qu’a finalement fait Duque en annonçant le retrait des mesures les plus lourdes de cette réforme et en lançant un dialogue national, dont on va voir sur quoi il peut déboucher. Aujourd’hui, les conditions semblent assez peu réunies pour avoir un processus qui baisse la température. On n’en est pas là.

« DUQUE A FAIT LE CHOIX DE POLARISER LA SITUATION POUR OPPOSER UNE BONNE SOCIÉTÉ COLOMBIENNE À DE PRÉTENDUES HORDES DÉLINQUANTES ET TERRORISTES« 

QG : Le gouvernement colombien accuse des dissidents des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et les rebelles de l’armée de libération nationale (ejército de liberación nacional, ELN) d’être les meneurs des manifestations. Qu’en pensez-vous ?

Je pense qu’on est dans la rhétorique politique, une guerre de communication. Duque, depuis le début des événements, a pris la ligne de paraître comme le défenseur de l’ordre face aux semeurs du chaos. Ce sont des choses qu’on connaît bien et qui sont assez classiques. Il fait le choix de polariser la situation, politiquement, pour opposer une bonne société colombienne qui aspirerait à la tranquillité à des hordes délinquantes, terroristes, etc. qui voudraient diviser et ruiner le pays. Dans la liste des choses que vous avez dites, il faut ajouter l’accusation selon laquelle le Venezuela de Nicolás Maduro serait également derrière ces mouvements populaires. Je crois qu’on est dans une guerre de communication qui permet, néanmoins, à Duque de resserrer les rangs de son camp et de cimenter ses appuis autour de lui. À savoir la police, l’armée, la droite colombienne puissante dans une société fortement conservatrice. Il ne faut pas sous-estimer l’impact de cette position de radicalisation qui soude son camp autour de lui, mais avec le risque d’une explosion.

Pour justifier ses actes répressifs et jouer d’un côté, la polarisation politique, et de l’autre, l’ouverture à un dialogue national, Ivan Duque s’appuie sur certains actes violents qui se sont déroulés, c’est indéniable, dans les mobilisations. Mais pourquoi ? Parce que ces mouvements populaires ont une telle magnitude et embrassent de si grandes parties de la société qu’ils charrient des éléments qui peuvent être en situation de rupture sociale, personnelle, politique. Ces personnes peuvent piller ou agir avec violence. Ça peut tout à fait arriver. C’est classique aussi. Vous avez, dans ces mouvements qui sont très larges, des éléments de ce qu’on appelait au 19e siècle le « lumpenprolétariat », des individus ou des groupes déclassés – le « prolétariat en haillon », le « sous-prolétariat » comme disaient les marxistes – qui nourrissent, car n’ayant pas d’autres choix ni de perspectives, la vie délinquante au sens large du terme, la mendicité, etc. Ces derniers sont également souvent instrumentalisés par le pouvoir d’État ou par des groupes politiques hostiles au mouvement populaire, pour justement décrédibiliser le mouvement réel dans son ensemble, surtout lorsque celui-ci porte une remise en cause systémique du pouvoir et de l’ordre économique et social. On est dans ce genre de situation en Colombie.

QG : Peut-on dire que l’accord de paix trouvé en 2016 par Juan Manuel Santos, prédécesseur de Duque à la présidence de la Colombie, avec les FARC, est fragilisé voire rendu caduque avec la répression opérée par le pouvoir central à Bogota ?

Cet accord de paix, qui est toujours en vigueur officiellement, a du plomb dans l’aile. Depuis 2016, sa mise en œuvre est tout à fait en deçà des objectifs. La sécurité des anciens guérilleros n’est pas bien assurée par l’Etat puisque beaucoup d’entre eux ont été assassinés depuis la signature de l’accord. Leur réintégration dans la vie civile et sociale concrète est en souffrance. Ils végètent plus ou moins dans les zones où ils sont basés, dans l’arrière-pays colombien. Il y a des logiques de vengeance, de reprise de contrôle du territoire par des groupes armés et paramilitaires, des délinquants, etc. qui font que la violence n’est pas partie. Tout cela, et d’autres choses comme les difficultés et les lenteurs de la justice transitionnelle, font que l’accord n’a pas été en mesure de réellement atteindre ses objectifs. Ce qui a expliqué une rupture au sein des FARC, avec une dissidence radicale qui a décidé de retourner dans le maquis. On a, aujourd’hui, des affrontements entre ces éléments et l’armée vénézuélienne, côté Venezuela. Tout cela n’est pas rassurant pour l’avenir de l’accord ni pour l’évolution des difficiles et dangereuses relations politiques entre les deux pays, qui pèsent significativement sur l’avenir de la stabilité régionale. Pour Duque, qui avait mené la campagne pour le « non » à cet accord, il faudra compter 10-15 ans – c’est ce qu’il dit – pour la pleine mise en place de l’accord. Or, la paix en Colombe ne peut attendre encore 10 ou 15 ans. Si l’accord venait à exploser, ce serait une très grave nouvelle pour la Colombie, mais aussi pour l’Amérique latine.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Christophe Ventura est directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste de l’Amérique latine et journaliste. Il est également l’auteur de L’éveil d’un continent : géopolitique de l’Amérique latine et de la Caraïbe (Armand Collin, 2014)

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