Élections en Turquie: « Nous sommes lassés du régime autoritaire qui sème la terreur au Kurdistan »

15/05/2023

Ce dimanche 14 mai, après 20 ans au pouvoir, Erdoğan n’a pas remporté l’élection présidentielle dès le premier tour. Une première pour la Turquie. Kemal Kiliçdaroğlu, leader de l’opposition, devrait donc l’affronter lors d’un second tour le 28 mai prochain, les deux candidats se trouvant au-dessous de la barre des 50%. Alors que le pays retient son souffle, à Diyarbakir, ville majoritairement kurde, la population s’interroge sur son futur. Par Itzel Marie Diaz, envoyée spéciale en Turquie

Non loin des frontières syriennes et irakiennes, Diyarbakir est connue pour être une cité symboliquement kurde. Aux abords de la vallée du Tigre, elle a été le théâtre de violents affrontements entre l’automne 2015 et mars 2016, opposant la branche armée du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) aux forces turques. La population avait alors été soumise à un couvre-feu tandis que le centre historique de la ville était en partie détruit, laissant de nombreuses familles sans toit.

« Erdoğan discrimine le peuple kurde »

À Diyarbakir, au petit matin de ce jour d’élections qui déterminera l’avenir du pays, la ville est bien silencieuse. La veille, elle s’est couchée tôt. Le gérant d’un restaurant au cœur de la ville fortifiée avait prévenu : « Demain est un grand jour. Demain, nous sortons le dictateur du pouvoir. » Ici, la population à majorité kurde ne semble pas porter Recep Tayeb Erdoğan dans son cœur.

C’est à 8 heures que les bureaux de vote de la cité du sud-est turc, comptant plus d’un million d’habitants, ont ouvert leurs portes. La population a pu s’y presser jusqu’à 17 heures, pour glisser son précieux bulletin dans les urnes, apportant ainsi sa pierre à l’édifice du futur de la nation. Au sein de l’école Yenşehir, réhabilitée en bureau de vote et proche du centre-ville, les visages sont inquiets et les sourires crispés. Sur des feuilles punaisées devant les salles de classe, les gens cherchent du bout des doigts le numéro du bureau au sein duquel ils pourront donner leur voix. Berivan (le prénom a été changé), une trentaine d’années, a grandi dans le quartier. Elle a souhaité rester anonyme car elle travaille au sein d’un service du gouvernement. Dans la file, elle reste silencieuse et préfère ne pas trop ébruiter ses idées devant la police, présente un peu partout.

Femmes, hommes, familles, personnes âgées, enfants et étudiants, tous semblent tenir à ce droit précieux de décision. Ils se mélangent et se croisent dans les différentes files des bureaux de vote. Au sortir de l’édifice, Berivan confesse : « J’ai donné mon vote à Kemal Kiliçdaroğlu. Mais je crains les fraudes. Le fait qu’il y ait des observateurs internationaux et des journalistes me rassure », confesse la jeune femme. Hogir Egid, un homme du même âge qui se tient à ses côtés, lance furieusement : « ‘AKP’ (NDLR: Parti de la justice et du développement présidé par Erdoğan) signifie fraude ! ». L’ex-professeur en littérature dit avoir été évincé de ses fonctions récemment. « Erdoğan discrimine le peuple kurde. J’ai été licencié et j’ai fait un séjour en prison car j’ai participé à des protestions à l’encontre du régime », rapporte-t-il.

« Erdoğan est un grand chef d’État et je lui fais entièrement confiance »

Pourtant, dans les rues de Diyarbakir, les avis divergent. Comme ces deux serveurs d’un café, qui ont préféré taire leurs noms de famille. « Moi, je suis pro-AKP, déclare Youssouf, 39 ans. Erdoğan a tout d’un président. Il a un fort caractère. C’est un grand chef d’État et je lui fais entièrement confiance ». Le sourire aux lèvres, Ugur lâche timidement : « Et moi, je soutiens Kemal ». Les deux amis, kurdes, se tapent sur l’épaule et se prennent dans les bras. « Nos divergences ne font pas de nous des ennemis », assurent-ils. Dans le café voisin, Veysel Kiniş, 18 ans, fait partie des nombreux adolescents qui n’ont connu que le régime de Recep Tayyip Erdoğan, au pouvoir depuis vingt ans. Le jeune homme est encore au lycée, mais il s’apprête à commencer des études en plaidoirie juridique. Veysel Kiniş se prépare à voter pour la première fois de sa vie. « Je n’ai connu qu’Erdoğan, confie le jeune homme, ému. J’ai envie que mon pays change, c’est pour cela que je vais voter pour Kemal. C’est d’ailleurs le cas de toute ma famille ».

« Kemal Kiliçdaroğlu nous a donné de l’espoir »

Dans le quartier de Kooperatifler, la famille de Buda Yetiş s’est rassemblée pour vivre ensemble les résultats de cette élection historique. Installée dans la salle de séjour, ses membres arrivent au compte-goutte et dégustent ensemble du thé chaud, des baklava et des amandes. Le soir est tombé, la lumière du jour aussi. Dans cet appartement situé au quatrième étage d’un immeuble imposant, la télé est allumée, le son poussé au maximum. Serhat Yetiş, le mari de Buda, s’affaire à changer de chaîne pour récolter les différentes informations de cette soirée électorale. « Tous les canaux ne donnent pas les mêmes résultats », explique-t-il. Oncles, tantes, cousins, tous observent avec attention les premiers pourcentages s’afficher, villes par villes, leurs visages trahissant une certaine appréhension.

La soirée électorale se poursuit tard dans la nuit à la télévision turque. PHOTO : Paul Lemaire – Collectif Hors Format

« Les sondages peuvent être manipulés car certaines chaînes appartiennent aux partis », avance Mesut, le frère de Buda. Le quarantenaire, patron d’une pharmacie, craint un coup d’État. « Il y a en tout cas des risques de tricherie de la part de l’AKP », poursuit-t-il. « Kemal, lui, nous a donné de l’espoir. Il porte un message très positif ». Pour mettre toutes les chances de leurs côtés, les partis de l’opposition se sont rassemblés autour d’un seul candidat, Kemal Kiliçdaroğlu, représentant le CHP, le Parti républicain du peuple. « Dans cette région du sud-est, ceux qui pensent comme moi sont nombreux. Nous sommes lassés du régime autoritaire qui sème la terreur au Kurdistan », s’emporte-t-il. Il y a trois semaines, le gouvernement procédait à de nombreuses arrestations à Diyarbakir et dans d’autres provinces du pays, qualifiant cette opération d’ « antiterroriste » et visant des membres du PKK. Parmi les interpellés, des avocats, des journalistes ou encore des artistes. « Des gens sont en prison injustement », soutient Mesut. « Nous voulons fuir d’ici, mais nous ne le pouvons pas car nous n’avons pas assez d’argent. »

« Patates, oignons, bye bye Erdoğan ! »

Alors que retentit la prière dans la nuit, les premiers résultats annoncent Erdoğan en tête. « Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? », soupire Ruzem Kanay, jeune fille de 18 ans qui rêve de devenir interprète. « Nous nous sommes beaucoup battus, nous avons sacrifié énormément. Il faut encore y croire ! », se ressaisit-elle. Assise sur un fauteuil proche d’elle, Buda, la maîtresse de maison, raconte : « Mon prénom signifie – bonne nouvelle –», souriant d’un air malicieux. « Patates, soğan, güle güle Erdoğan ¡ » répond Efe, son petit garçon de 13 ans. Ce slogan porté par le Yeşil Sol Parti (NDLR : le Parti de la gauche verte), un des partis de l’opposition et candidat aux législatives, signifie mot pour mot : « Patates, oignons, bye bye Erdoğan ! » – « ça rime », commente Efe.

Alors que la moitié de la famille déserte les lieux sans connaître les résultats finaux, Serhat Yetiş, sa femme Buda, les enfants et la grand-mère gardent leurs yeux grand ouverts. « On ne se couchera pas tant que nous n’aurons pas de résultats plus précis », jure Buda, avant d’ajouter : « Serhat est sûr que Kemal a sa chance. » À deux heures du matin, alors que Vahibe, doyenne de la famille, plie le linge devant la télévision, les suffrages annoncent que les deux candidats rivaux sont en-dessous de la barre des 50%. C’est sur cette note d’espoir, bercés par les quelques klaxons qui retentissent dans la rue, que la famille ferme les yeux.

Vers un second tour inédit

En ce lendemain d’élections, la population de Diyarbakir reste muette. S’il est fort probable qu’un second tour soit organisé le 28 mai prochain, reste encore le comptage des bulletins des Turcs à l’étranger, qui pourrait faire pencher la balance, même si cela reste peu envisageable. À 8 heures du matin (heure locale de Turquie), l’agence officielle Anadolu affiche 49,35% des voix pour Recep Tayeb Erdoğan contre 45% pour Kemal Kiliçdaroğlu. D’après l’agence de presse turque, 98,74% des urnes ont été dépouillées. Les résultats des élections législatives annoncent, quant à eux, l’AKP largement majoritaire.

Hier soir, à coup de discours enfiévrés, les deux adversaires se disaient sûrs de gagner, mais affirmaient qu’ils respecteraient l’annonce d’un second tour. Phénomène inédit, puisque ce serait la première fois que le chef de l’État serait contraint de se présenter une seconde fois devant les électeurs, faute d’avoir réuni les 50% des voix plus un bulletin nécessaires. « Nous devons absolument gagner et installer la démocratie dans ce pays ! », s’est exprimé dans la nuit Kemal Kiliçdaroğlu depuis Ankara. À Diyarbakir, la population kurde, emplie d’espoir, reste suspendue aux résultats.

Itzel Marie Diaz

Photo d’ouverture : Les premiers résultats de l’élection présidentielle turque sont annoncés (10% des votes). Paul Lemaire – Collectif Hors Format

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