La France vient de traverser un hiver de contestation sociale historique. Bien que la réforme des retraites ait été promulguée, les derniers mois ont su raviver les espoirs militants, tant ont été manifestes l’unité syndicale et la re-politisation de la société française. La période reste néanmoins marquée par une inquiétude sourde. Des questions fondamentales pour la démocratie française se posent, même si leurs implications exactes demeurent nébuleuses, tant les événements s’enchaînent depuis janvier avec une saisissante dramaturgie.
Au sortir d’une saison sociale si intense, que penser des conceptions idéologiques qui guident désormais le pouvoir macroniste ? Comment appréhender l’éventail toujours plus large des moyens légaux et répressifs mis à sa disposition ? En somme, comment caractériser la pente sur laquelle Emmanuel Macron fait glisser la France ?
À l’aube de sa septième année à l’Élysée, il peut être pertinent de se tourner vers l’histoire moderne de nos voisins les plus immédiats – l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne – pour interroger le tour que prend la gouvernance d’Emmanuel Macron. Rappelons cependant d’emblée, et avec force, que l’histoire ne se répète jamais de la même façon. Il faut donc se défendre d’établir des prédictions ou d’élaborer des probabilités. Une attention toute particulière doit au contraire être portée non seulement à notre contexte politique, économique et social, mais également à la contingence, tant les forces de l’imprévu rendent toute prédiction vaine. L’improbable vient régulièrement fausser le cours d’événements qui pourraient nous sembler tout tracés ; il doit donc inciter à une nécessaire prudence.
Pour autant, on ne peut s’empêcher de déceler des similitudes dans le déroulé de certains événements, de discerner un certain nombre d’invariants dans la conduite des affaires politiques et sociales. Ces éléments invitent assez naturellement à se prêter à des comparaisons historiques, qui toujours se doivent de rester précautionneuses. Malgré la diversité des contextes, difficile de nier que des phénomènes se répètent, que des subterfuges sont reproduits, des stratagèmes réitérés, des procédés éculés. Trois axes peuvent ainsi nous permettre d’esquisser une brève généalogie du Macronisme l’idéologie, la capture du pouvoir et les formes de gouvernement.
Tentons donc d’appréhender les mutations en cours en France à l’aune de trois épisodes de l’histoire européenne. On commencera par une fausse piste doctrinale : la comparaison initiale, répétée, avec Tony Blair, le chantre de la « Troisième voie », l’idéologie qui accompagna la fin proclamée des idéologies. Sitôt ce parallélisme dissipé, on s’interrogera sur la conquête du pouvoir. Le Macronisme des débuts a largement emprunté à la pratique parlementaire duplice que les italiens appellent trasformismo, une dimension du processus de « révolution passive » identifié par Antonio Gramsci ; il s’agit ici d’un opportuniste regroupement de membres des partis traditionnels au « centre » du spectre afin de marginaliser les « extrêmes » et d’assurer la reproduction des intérêts d’une élite qui domine sans être hégémonique. On éclairera enfin le dévoiement des outils constitutionnels qui caractérise la phase actuelle de la gouvernance Macroniste en s’intéressant aux pratiques autoritaires du président du Reich Paul von Hindenburg et des ultimes chanceliers qui « gouvernèrent » sous son égide. Ce prélude « centriste » au fascisme sonna le glas de la République de Weimar, et devrait aujourd’hui nous inciter à la plus grande vigilance.
La fausse piste britannique
Aux prémices du Macronisme, on a beaucoup comparé le nouveau président à Tony Blair, le chef du « New » Labour (Parti travailliste) à la fin du millénaire outre-Manche. La promesse à la Janus de Macron d’être « et de droite et de gauche » n’était en effet pas sans rappeler le vent de « modernité » idéologique qui, dit-on, souffla sur la politique britannique avec Blair. Sous les conseils du sociologue Anthony Giddens (son intellectuel organique en chef), le Premier ministre travailliste (1997-2007) prétendait incarner une « Troisième voie », adoptant une attitude bienveillante à l’égard de la globalisation comme de l’entrepreneuriat, à rebours des réserves de ce que Giddens surnommait la « vieille gauche », celle qui s’était opposée aux politiques thatchériennes de la décennie et demi écoulée. Macron et Blair semblaient partager la même jeunesse et le même messianisme, qui se voulaient promesses de changements radicaux après des années d’inertie.
À la lecture de l’insipide plaidoyer de Giddens, on peut en effet noter certaines similarités sémantiques. Il faut bien l’admettre, la vacuité du lexique macronien entre fidèlement en résonance avec le ton faussement inclusif et corporate de ce pamphlet, ponctué d’antiennes telles que « l’entrepreneuriat social » ou « l’égalité d’opportunité ». À première vue, l’acceptation de la globalisation comme un phénomène inéluctable et l’injonction à aller « au-delà de la gauche et de la droite » – sorte de nouvelle synthèse social-libérale que la philosophe Chantal Mouffe qualifiera de « centrisme radical » – peuvent s’apparenter aux prétentions initiales du candidat Macron. Dans un ouvrage récent, les politistes Christopher Bickerton et Carlo Invernizzi Accetti estiment que Blair comme Macron illustrent à merveille le « technopopulisme », une synthèse entre populisme et technocratie, fusionnant glorification du peuple et de l’expertise. Par son ethos plébiscitaire et sa communication verticale, le chantre de la Troisième voie revendiquait à la fois un monopole sur le « peuple », mais également le fait que la vie politique était devenue affaire d’administration (le terme « gouvernance » passera dès lors dans le langage commun), et que les conflits idéologiques étaient devenus obsolètes ; cela a mené le sociologue Colin Crouch à parler de « post-démocratie » en se référant spécifiquement au New Labour.
L’analyse de Bickerton et Accetti est en partie convaincante. Il est en effet flagrant de réaliser que tant de traits du Blairisme ont été adoptés par un candidat français (dont les médias dominants louaient la démarche « disruptive ») … avec plus de vingt ans de retard sur le Royaume-Uni ! La démarche post-idéologique d’Emmanuel Macron, sa rhétorique anti-establishment appuyée au cours de la campagne (un populisme « élégant » pour Pierre Rosanvallon, « de velours » pour Marcel Gauchet, « d’extrême centre » pour Romaric Godin), le refus des labels partisans, la volonté de s’adresser au peuple « directement » et sans intermédiaire, ainsi que l’insistance sur la jeunesse et le dynamisme, sont des héritages de la Troisième voie. La différence, nous disent les auteurs, est que Blair a poursuivi son projet technopopuliste « par le parti », tandis que Macron, de manière davantage personnaliste, a poursuivi ce projet « par le leader », à savoir par lui-même. Force est pourtant de constater que la contamination de la politique française par l’esprit de la Troisième voie ne date pas de l’occupant actuel de l’Élysée.
L’obsession pour la « modernisation » afin de faire face à des changements géopolitiques et sociaux présentés comme « inéluctables » (l’injonction à « s’adapter » bien analysée par la philosophe Barbara Stiegler) et le développement des partenariats public-privé ne sont pas nés avec Macron. En la matière, nous avions déjà été largement servis au cours du quinquennat Hollande, avec un raidissement particulier lorsque Manuel Valls devint premier ministre.
Comme Blair, Hollande est élu député pour la première fois au cours des années 1980 et construit sa carrière politique grâce à son statut de parlementaire. Tous deux chantent les louanges du « consensus ». L’élection de Hollande (qui incarnait la « synthèse » au sein du Parti Socialiste) est portée par la nouvelle doctrine du PS résumée dans le fameux rapport de 2011 du think-tank Terra Nova, qui conseillait, sous couvert de « crise de la social-démocratie », de se détourner des préoccupations matérielles des classes populaires pour embrasser des sujets davantage « culturels » à même de capter l’attention des classes moyennes. Elle annonça la conversion totale du PS au social-libéralisme, ce qui se traduira notamment par un virage définitif en faveur de la politique de l’offre, incarné par le Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi (CICE), entré en vigueur dès 2013.
Les choses se corsent encore davantage avec l’arrivée de Manuel Valls à Matignon en 2014. Entérinant la transition vers un agenda réformiste brutal sur le plan économique, Valls fit largement siennes les postures martiales de Blair et ses acolytes, pour qui rien n’était plus important que de s’afficher en fidèles héritiers des positions les plus dures du conservatisme thatchérien. Les sociaux-démocrates britanniques avaient commencé à attaquer leurs homologues français sur ces thèmes dès le second tour de l’élection présidentielle de 2002 : contrairement à Blair, les socialistes français avaient échoué à se montrer « tough on crime, tough on the causes of crime » (fermes sur la criminalité et sur les causes de la criminalité).
Pour Keith Dixon, on trouve les mêmes influences intellectuelles que celles qui ont façonné le Blairisme derrière les politiques sécuritaire et identitaire de Valls et sa volonté de se débarrasser de l’accusation de laxisme, quitte à reprendre à son compte l’héritage sarkozyste. En voulant incarner le courant « modernisateur », Valls a normalisé des positions dures sur l’immigration et l’insécurité, légitimant une série d’entraves aux libertés et droits fondamentaux dans un contexte d’attentats terroristes et d’état d’urgence. À la manière d’un Gordon Brown (premier ministre travailliste de 2007 à 2010) qui fit du Labour « le parti de l’entreprise », Valls se fit également le thuriféraire des patrons : « J’aime l’entreprise », déclara-t-il en bombant le torse à l’école d’été du Medef dès son installation à Matignon.
En somme, les pratiques de « triangulation » (l’emprunt stratégique des idées concurrentes) précèdent largement l’émergence de Macron ; ce n’est donc pas à travers le prisme du Blairisme et de la Troisième voie que l’on peut identifier la singularité du Macronisme. Qu’en est-il alors, pourrait-on répliquer, de celle qui a incarné le plus ouvertement la nouvelle donne néolibérale en Europe dès 1979, à savoir Margaret Thatcher ? Une comparaison avec Thatcher pourrait-elle se montrer, à certains égards, plus pertinente ? Après tout, l’inflexibilité macronienne n’est pas sans rappeler la fermeté thatchérienne : comme la dame de fer (et Blair dans son sillage), Macron refuse de plier face aux grèves et assume son mépris des syndicats. La flexibilisation et la financiarisation à tous les étages, l’allègement de la fiscalité des plus riches et un dédain manifeste pour le sort des plus vulnérables sont quelques-uns des points communs entre les deux régimes. Une différence fondamentale existe pourtant, et elle tient à la robustesse du projet hégémonique thatchérien, initié dans les années 1970, consolidé dans les années 1980 et arrivé à maturité dans les années 1990 avec Tony Blair.
Comme l’a superbement démontré le sociologue Stuart Hall, le Thatchérisme s’appuyait sur une doctrine particulière : le populisme autoritaire. Contrairement à Emmanuel Macron, élu contre l’extrême-droite et dont le « projet » est rejeté par une majorité toujours plus large de citoyens français, Thatcher a réussi à rallier le consentement de la population britannique en faisant appel aux mécontentements populistes, en construisant notamment des « paniques morales » sur l’immigration, la jeunesse, le multiculturalisme, les actes d’incivilité, la défense des valeurs familiales, l’hiver du mécontentement, etc. Elle sut manipuler l’anxiété d’un certain nombre de britanniques devant les changements sociaux et démographiques, faisant appel à une sorte de sens commun victorien, jouant sur la nostalgie de l’empire et l’esprit d’entreprise, encourageant les appels « du bas » pour que l’État remette le pays en ordre. L’homme politique français qui sut le mieux imiter cette stratégie populiste autoritaire fut à n’en pas douter Nicolas Sarkozy ; on peut ici notamment renvoyer aux travaux de Kolja Lindner et de Stathis Kouvélakis.
Un concept qui qualifierait de manière plus adéquate le Macronisme du premier quinquennat, est celui d’anti-populisme autoritaire. Le Macronisme n’est effectivement pas en reste lorsqu’il s’agit de jouer sur les peurs, notamment celle de l’extrême-droite, puisqu’il s’agit de son assurance-vie. La construction rhétorique de la « menace populiste » (un adjectif utilisé de manière ambiguë puisqu’il met populisme de droite et de gauche sur un pied d’égalité) et le fait d’ériger Marine Le Pen et le Rassemblement National comme les ennemis principaux ont tenu lieu de stratégie pendant l’intégralité du premier mandat ; c’est tout à fait flagrant lorsqu’on se remémore la campagne pour les élections européennes de 2019. En faisant du RN son seul adversaire, la Macronie a cherché à exclure les autres forces politiques, contribuant à l’appauvrissement du débat démocratique.
Cela l’amènera sur le terrain glissant des paniques morales, pour donner le change et montrer que « le camp de la raison » n’hésitait pas à se montrer ferme sur l’immigration en particulier, quitte à se livrer à une véritable criminalisation des actions de solidarité en faveur des migrants et des réfugiés. Du même ordre sont les tentatives résolument pathétiques de Jean-Michel Blanquer et de Frédérique Vidal de faire du soi-disant « wokisme » le problème existentiel de l’université française. Les filons sont trop grossiers pour que quiconque croie en la sincérité de telles vindictes ; elles ont pourtant largement contribué à orienter le débat politique vers la droite, puisqu’il s’agit aujourd’hui du nouveau cheval de bataille du RN.
Au-delà de postures de campagne somme toute très peu originales, la véritable singularité d’Emmanuel Macron réside plutôt dans la manière dont il a fait imploser le système français des partis, en siphonnant littéralement les formations traditionnelles de leurs cadres. À cet égard, il est utile de se tourner vers l’histoire du parlementarisme italien pour comprendre les mécanismes duplices mis en œuvre pour accomplir cette déflagration partidaire.
À suivre…
Le second volet sera publié dès cette semaine sur notre site: qg.media
Thibault Biscahie
Docteur en science politique, Université York (Toronto), collaborateur régulier de QG
Saluti,
L’actualité nous rappelle que la bourgeoisie de gauche a fait tout comme la bourgeoisie de droite, c’est à dire mettre totalement de côté une grosse partie de la population. Le contrat social est rompu depuis fort longtemps. Toutes analyses fort justes n’ont plus cours, il faut tout réinventer car nous avons réellement basculé dans un autre monde la guerre des riches contre les pauvres selon Warren Buffet a été gagnée. Les bourgeois ont fait sécession à notre tour de nous passer d’eux