Pablo Stefanoni : « L’extrême droite a réussi à installer l’idée que dorénavant les élites sont de gauche »

09/07/2023

La contre-révolution culturelle d’extrême droite en cours se revendique souvent des prestiges de la rébellion. Sous des formes multiples, elle gagne partout du terrain dans le monde, se dressant en rivale d’une gauche insuffisamment convaincante. Alors que la cagnotte lancée pour le policier responsable de la mort de Nahel a récolté plus de 1,6 million d’euros, que des groupuscules fascistes sont sortis durant les récentes émeutes en France pour « se faire des noirs et des arabes », et que la rédaction du JDD se voit confiée à un ultra de Valeurs Actuelles, que disent ces événements de la banalisation des idées réactionnaires dans l’espace public? Analyse par le journaliste argentin Pablo Stefanoni sur QG

« Vous n’avez pas le monopole de la rébellion », pourrait dire un militant de droite ou d’extrême droite à un militant de gauche de nos jours. Et pour cause, toute une galaxie de pensées néoréactionnaires, parfois opposées entre elles, est à l’assaut pour convaincre une jeunesse inquiète et en colère. Pour QG, le journaliste argentin Pablo Stefanoni, auteur du livre La rébellion est-elle passée à droite ? (La Découverte, 2022), souligne combien l’extrême droite gagne du terrain face à une gauche sclérosée, qui peine à offrir un horizon alternatif, une utopie réaliste. Entretien par Jonathan Baudoin

Pablo Stefanoni est journaliste et docteur en histoire. Il collabore à l’édition argentine du Monde diplomatique et au quotidien espagnol El País – Photo: Bernardino Avila

En dépit de leurs différences idéologiques, quel est le terrain d’entente des droites extrêmes à travers le monde aujourd’hui?

À l’intérieur de la galaxie néoreactionnaire, on peut constater toute une une cohabitation apparemment contradictoire d’ultralibéraux et de souverainistes partisans d’un État fort capable de gérer une « contre-révolution culturelle ». D’atlantistes et de pro-russes, de sionistes et d’antisémites, d’homosexuels revendiqués et d’homophobes déclarés, de partisans de la famille traditionnelle et de « fémonationalistes » revendiquant les acquis de l’émancipation féminine contre ladite menace islamiste, ou encore de climatosceptiques endurcis et au contraire d’écofascistes se préparant à l’effondrement de la civilisation industrielle.

Mais on observe aussi une hybridation constante de motifs provenant de la culture livresque légitime et d’éléments ou de pratiques liées aux pop cultures sur les réseaux sociaux. Des Youtubeurs qui jouent aujourd’hui le rôle de « petits intellectuels », comme dans le passé on avait ceux qui publiaient des pamphlets de diffusion des idées non conformistes. Dans cette mouvance sur le net, on a une déclinaison qui va jusqu’aux formes de radicalisation incluant des attaques criminelles, comme dans le cas de la Nouvelle Zélande en 2019 – en s’inspirant souvent du norvégien Anders Breivik [auteur d’une tuerie de jeunes militants sociaux-démocrates sur l’île d’Utøya en Norvège, en 2011, NDLR]. L’auteur de la tuerie à Christchurch [Brenton Tarrant, NDLR] a déclaré qu’il avait tout appris sur internet, et que c’était lors d’un voyage en France qu’il a pu vérifier la réalité selon lui du « grand remplacement » et de l’« oppression » des populations blanches. En outre, il est curieux de constater que ces terroristes se sentent obligés d’écrire de longs manifestes à l’ancienne.

Le terrain d’entente de toutes ces galaxies, c’est néanmoins l’anti-progressisme. L’idée que nous vivons dans une sorte de dictature progressiste, voire un totalitarisme wokiste ; que nous sommes tous dans « la matrice ». L’extrême-droite a réussi à installer l’idée que, dorénavant, les élites sont de gauche, et que c’est la droite sans complexe qui représente le petit peuple opprimé par le politiquement correct.

Le meurtrier d’Utøya, Anders Breivik, exécutant un salut fasciste lors de son procès en août 2012

Assiste-t-on à la mise en place d’une internationale des droites extrêmes?

Il y a en tout cas des convergences. Au Parlement Européen, on peut les voir. Il y a aussi des think tanks, et des liens entre partis et leaderships. Par exemple, Vox en Espagne, mais aussi des figures comme la présidente de la Communauté de Madrid, Isabel Díaz Ayuso, de l’aile plus populiste du Parti Populaire, jouent un rôle très important en tant qu’intermédiaires entre certaines idées d’extrême droite en Europe et en Amérique latine. Même s’il y a des liens formalisés et des pratiques organisationnelles alimentées par les interventions de militants encartés, je trouve pertinente l’image du « rhizome », de la structure sans centre, arborescente et sans articulations prédéfinies, dans le sillage de la pensée de Deleuze et Guattari.

En Argentine, par exemple, le Youtubeur et écrivain Agustín Laje, qui a 2 millions d’abonnés sur sa chaîne YouTube, est invité de manière régulière dans toute l’Amérique latine et même aux États-Unis pour râler contre la supposée idéologie de genre. Il a publié aussi des best-sellers, en espagnol, comme Le livre noir de la nouvelle gauche ou La génération idiote dans de grandes maisons d’édition internationales. On a donc différents supports matériels pour la diffusion des idées réactionnaires, qui vont des « mèmes » sur internet aux livres à succès, en passant par les manifestes old school.

« Le Youtubeur et écrivain Agustín Laje est invité de manière régulière dans toute l’Amérique latine et aux États-Unis pour râler contre la supposée idéologie de genre »

Vous évoquez aussi le libertarianisme, qui inspire certaines grandes figures du trumpisme et de l’alt-right aux Etats-Unis. Notamment la figure de l’essayiste états-unien Murray Rothbard (1926-1995). Pourriez-vous résumer son parcours de vie et pourquoi il sert de passerelle entre les libertariens et l’extrême droite de nos jours ?

J’ai écrit ce chapitre en pensant à la mouvance libertarienne en Argentine, incarnée par la figure de Javier Milei, un référent anarcho-capitaliste qui atteint 20 % dans les sondages pour les prochaines présidentielles. Mais la sensibilité libertarienne est loin de se limiter à ce phénomène. On constate partout une récupération des libertariens par la droite alternative.

Rothbard a eu un parcours inspiré par les économistes autrichiens von Mises et Hayek et il a été lié à la philosophe russo-américaine Ayn Rand, autrice du best-seller La Grève (1957). Dans les années 60 et 70, il a eu de nombreux liens avec la nouvelle gauche, mais finalement il s’est éloigné des libertariens traditionnels. Il pensait que le Parti libertarien américain était devenu un groupe de hippies anti-autorité. Pour s’en différencier au début des années 1990, Rothbard élabore une articulation entre la sensibilité libertarienne et le conservatisme social et culturel le plus réactionnaire. De façon presque prophétique, il a écrit sur le populisme de droite comme la stratégie à adopter pour les libertariens. On peut trouver chez lui une anticipation du trumpisme et de la mouvance d’extrême droite actuelle, avec des combinaisons à géométrie variable entre autoritarisme et ultralibéralisme, et un effort pour interpeller le peuple contre les élites. Il est également intéressant de survoler des cas déçus de la démocratie dans la Silicon Valley. On y trouve les idées de ladite néoréaction de Curtis Yarvin, écoutées avec attention par des républicains trumpistes, qui prônent directement l’abolition de la démocratie en faveur d’un néo-élitisme oligarchique, où le rôle du gouvernement ne devrait pas être désormais de représenter la volonté d’un peuple irrationnel, mais de le mener correctement.

Donald Trump remporte la primaire des Républicains fin 2016. Son élection à la Maison Blanche déjouera la quasi totalité des pronostics

Vous soulignez que l’écofascisme gagne du terrain, notamment sur la Toile, et tend à se faire une place dans lexpression politique en raison de la crise climatique. Craignez-vous que la gauche, notamment celle qui défend l’écosocialisme, se fasse là aussi doubler par lextrême droite ?

Je voulais surtout souligner que, même si l’extrême droite est en grande partie antiécologiste et peut nier le dérèglement climatique, il existe une tradition écofasciste sur laquelle les droites radicales peuvent s’appuyer, et une partie d’elles le font. Si la menace climatique et les perspectives d’effondrement peuvent alimenter des visions solidaires qui soulignent que nous sommes tous dans le même bateau et que nous devons nous sauver ensemble, elles nourrissent également des sensibilités moins humanistes en suggérant que chaque communauté humaine devra maximiser son potentiel de survie et exclure tous ceux qui la mettent en péril. Marine Le Pen, par exemple, a cessé de considérer l’écologie comme un passe-temps bobo et propose une sorte d’écologie alternative articulée au localisme, à l’identité, à l’enracinement, et des références soft au sol et au sang.

La gauche n’a pas le monopole de la bannière écologique. La crise climatique nourrit certainement des visions solidaires concernant la meilleure manière de faire face aux risques du réchauffement planétaire, l’éthique du vaisseau Terre, mais elle alimente aussi ce qu’on peut désigner comme une morale du canot de sauvetage, laquelle soutient qu’en essayant de sauver tout le monde, on n’arrivera à sauver personne. Il n’y a aucune garantie que l’éthique du vaisseau Terre, commun à tous, l’emporte sur la morale du canot de sauvetage. Les crises ne nous rendent pas nécessairement meilleurs et elles peuvent nous rendre pires.

Collectif écologique « Nouvelle Écologie » d’extrême droite, apparenté au Rassemblement National

Dans tout mon livre, je voulais montrer que les droites alternatives ne sont pas juste des réactions conservatrices mais des mouvances réactionnaires capables de récupérer des discours et même des esthétiques de la gauche dans une lutte pour récupérer les non-conformistes du XXIe siècle, le tout dans un contexte d’ambiguïté de l’esprit de révolte. Si, il y a une décennie de cela, l’indignation rimait avec la gauche et l’altermondialisme, aujourd’hui c’est beaucoup plus compliqué, et le risque pour la gauche est d’être placée du côté des gagnants et pas de ceux qui sont en bas.

Quelles pistes seraient à étudier par la gauche, afin de regagner le terrain perdu face à lextrême droite auprès des jeunes générations ?

Je pense qu’on est face à une situation paradoxale. Un programme de reconstruction sociale et de services publics semble crucial. Si on ajoute la crise écologique, tout cela oblige à penser une forme d’utopie réalisable. Le futur semble clos, un mélange des dystopies et de catastrophisme… comment en sortir ? Le raccourci du populisme latino-américain semble épuisé et ne fonctionne plus comme une boussole ; la balle est à nouveau dans le camp du Nord global, mais la gauche radicale européenne semble faible aujourd’hui. Je n’ai pas la réponse à Que faire ? [Référence à l’ouvrage de Lénine, NDLR], et personne ne peut écrire ce livre aujourd’hui. Ce qui nous reste, de fait, c’est l’espoir de radicalisation de certaines perspectives sociales-démocrates classiques en tant que support d’une nouvelle politique des « biens communs » ; la pandémie, par exemple, a revalorisé le rôle des systèmes de santé publique qui sont partout en crise. Peut-être faut-il aussi s’orienter vers une forme d’écosocialisme capable à la fois d’être radical et réformiste. Et de reconnecter avec les masses de la population, d’éviter les sermons moralisateurs, de renouer avec des traditions les plus riches du socialisme et de reconstruire des images positives et désirables du futur. Notre futur n’a aucune poésie mais il faut quelque poésie du futur pour éviter que les passions tristes s’imposent, et avec elles les nouvelles droites radicales.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

4 Commentaire(s)

  1. Vous avez mis en exergue justement la phrase qui me semble discutable dans ce texte : « L’extrême-droite a réussi à installer l’idée que, dorénavant, les élites sont de gauche, et que c’est la droite sans complexe qui représente le petit peuple opprimé par le politiquement correct ». Je me demande si ce n’est pas beaucoup plus une « réussite » de la sociale-démocratie qu’une réussite de la l’extrême-droite. Tant que ce bilan-là n’aura pas été correctement établi et clair pour tout le monde, il sera bien difficile d’avancer.

  2. Constat froid et grinçant. L’article est intéressant pour son contenu, mais je me tiens en réserve par rapport à son poing de vue.

    L’article évoque un glissement droitier de l’idée de progrès en politique comme s’il découvrait ce phénomène aujourd’hui. Or cela fait plusieurs années voire des décennies que la gauche n’incarne plus l’idée de « progrès » aux yeux de la base populaire. Et pour cause elle l’a trahie et sa trahison ne date pas d’hier. Une partie de cet électorat trompé et déçu, pour une grande part socialo-communiste, à certes migré vers l’extrême-droite. Le phénomène est connu depuis le début des années 2000. Voir le doc de Édouard Mills Affif, « Au pays des gueules noires » sur la montée du FN en terre du nord.
    Une autre partie a clairement déserté la politique et se retrouve dans l’abstention ou une mouvance apolitique comme les GJ, absents de cette analyse alors que l’abstention représente numérairement le premier parti de France.

    L’auteur egrenne par ailleurs toute une liste d’idées d’aspirations et de tendances populaires comme le souverainisme, le localisme, le libertarianisme, qui fonde parfois certaines mouvances politiques, hors-système de recherche d’autres voies, et sont ipso facto assimilés à des tendances « réactionnaires », parce que repris en chœur par des partis droitiers par calcul politique. Marine Le Pen surfe habilement sur ces tendances. Je vois les choses tout autrement.

    La mondialisation financière a complètement changé la donne. Les pays deviennent vassaux d’une aristocratie mondiale qui se joue des frontières et n’a plus aucun ancrage dans un territoire autre que des domiciliations dans des paradis fiscaux. Les « masses » avec lesquelles il faudrait se « reconnecter » selon l’auteur pour relancer la gauche (vieille rengaine) n’existent plus, désindustrialisation et post-modernisme oblige. Elles ont implosé de l’intérieur. Aux « rhizomes » de Deleuze et Gattari bien senti dans l’article, il faut ajouter le phénomène de la dissémination (Derrida) qui plus largement à opéré un éclatement de ces masses en une multitude hétérogène où toute identité se trouve mise à mal si elle ne se conforme pas à l’uniformisation ambiante. D’où la radicalisation de ces mouvances en retour des extrêmes.

    Dans ce contexte la revalorisation du territoire et de l’appartenance à un lieu ou un peuple, n’est pas à comparable avec les nationalismes des partis d’extrême droite du 20eme siècle qui se fondaient sur l’esprit de supériorité d’une race, d’une culture ou d’une Nation et entretenait conjointement le racisme ou le rejet de bouc émissaires pour créer l’unité dans leurs rangs et assouvir une stratégie de conquête.

    Racisme et rejet comme sentiments de supériorité subsistent, on le voit résurgir aujourd’hui, hélas, en particulier à l’extrême droite (envers les élites et les immigrés) et à l’extrême centre (envers les pauvres et réfractaires à la soumission volontaire).

    Ces formations vont jusqu’à user des techniques de manipulation en communication pour rendre ce rejet « viscéral » (voir l’itv de QG sur l’IA et l’usage que fait elle gouvernement Macron de la manipulation médiatique de masse) mais il existe une base populaire qui tout en privilégiant le local, le national au regard de la mondialisation actuelle, n’est pas tentée par ce rejet.

    Elle cherche simplement à se reappropprier son héritage confisqué par les riches et puissants hors de toute récupération politicienne et vise la survie plutôt que la conquête, même si celle-ci viendra après. Il faudra bien un jour en finir définitivement avec cette maladie du Pouvoir qui ronge le cœur des hommes. Mais cette victoire se gagne sur un tout autre plan. Il faut bien faire la part des choses, prenez mon com non comme un rejet mais un ajustement. Désolé pour la longueur, l’article était vraiment intéressant et propre à soulever le questionnement 😏

  3. Merci à QG de m’avoir fait connaitre ce Monsieur,
    Je suis hélas entièrement d’accord avec son analyse à quelques nuances près.
    Oui la gauche manque totalement d’imagination et manque d’idées qui fassent rêver car il nous faut de la poésie et aussi du rêve? Des personnes comme mon Pater ont mis leur vie en péril pendant la guerre car une grande idée les portait, les inspirait. Maintenant que le mur s’est effondré il faut tout réinventer et ne pas avoir peur de rêver ni d’avoir des utopies dites radicales car en face il y a réellement une utopie radicale même très radicale.
    Pour conclure, taxer les riches c’est un peu court comme transformation de société

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