« Vous n’avez pas le monopole de la rébellion », pourrait dire un militant de droite ou d’extrême droite à un militant de gauche de nos jours. Et pour cause, toute une galaxie de pensées néoréactionnaires, parfois opposées entre elles, est à l’assaut pour convaincre une jeunesse inquiète et en colère. Pour QG, le journaliste argentin Pablo Stefanoni, auteur du livre La rébellion est-elle passée à droite ? (La Découverte, 2022), souligne combien l’extrême droite gagne du terrain face à une gauche sclérosée, qui peine à offrir un horizon alternatif, une utopie réaliste. Entretien par Jonathan Baudoin

En dépit de leurs différences idéologiques, quel est le terrain d’entente des droites extrêmes à travers le monde aujourd’hui?
À l’intérieur de la galaxie néoreactionnaire, on peut constater toute une une cohabitation apparemment contradictoire d’ultralibéraux et de souverainistes partisans d’un État fort capable de gérer une « contre-révolution culturelle ». D’atlantistes et de pro-russes, de sionistes et d’antisémites, d’homosexuels revendiqués et d’homophobes déclarés, de partisans de la famille traditionnelle et de « fémonationalistes » revendiquant les acquis de l’émancipation féminine contre ladite menace islamiste, ou encore de climatosceptiques endurcis et au contraire d’écofascistes se préparant à l’effondrement de la civilisation industrielle.
Mais on observe aussi une hybridation constante de motifs provenant de la culture livresque légitime et d’éléments ou de pratiques liées aux pop cultures sur les réseaux sociaux. Des Youtubeurs qui jouent aujourd’hui le rôle de « petits intellectuels », comme dans le passé on avait ceux qui publiaient des pamphlets de diffusion des idées non conformistes. Dans cette mouvance sur le net, on a une déclinaison qui va jusqu’aux formes de radicalisation incluant des attaques criminelles, comme dans le cas de la Nouvelle Zélande en 2019 – en s’inspirant souvent du norvégien Anders Breivik [auteur d’une tuerie de jeunes militants sociaux-démocrates sur l’île d’Utøya en Norvège, en 2011, NDLR]. L’auteur de la tuerie à Christchurch [Brenton Tarrant, NDLR] a déclaré qu’il avait tout appris sur internet, et que c’était lors d’un voyage en France qu’il a pu vérifier la réalité selon lui du « grand remplacement » et de l’« oppression » des populations blanches. En outre, il est curieux de constater que ces terroristes se sentent obligés d’écrire de longs manifestes à l’ancienne.
Le terrain d’entente de toutes ces galaxies, c’est néanmoins l’anti-progressisme. L’idée que nous vivons dans une sorte de dictature progressiste, voire un totalitarisme wokiste ; que nous sommes tous dans « la matrice ». L’extrême-droite a réussi à installer l’idée que, dorénavant, les élites sont de gauche, et que c’est la droite sans complexe qui représente le petit peuple opprimé par le politiquement correct.

Assiste-t-on à la mise en place d’une internationale des droites extrêmes?
Il y a en tout cas des convergences. Au Parlement Européen, on peut les voir. Il y a aussi des think tanks, et des liens entre partis et leaderships. Par exemple, Vox en Espagne, mais aussi des figures comme la présidente de la Communauté de Madrid, Isabel Díaz Ayuso, de l’aile plus populiste du Parti Populaire, jouent un rôle très important en tant qu’intermédiaires entre certaines idées d’extrême droite en Europe et en Amérique latine. Même s’il y a des liens formalisés et des pratiques organisationnelles alimentées par les interventions de militants encartés, je trouve pertinente l’image du « rhizome », de la structure sans centre, arborescente et sans articulations prédéfinies, dans le sillage de la pensée de Deleuze et Guattari.
En Argentine, par exemple, le Youtubeur et écrivain Agustín Laje, qui a 2 millions d’abonnés sur sa chaîne YouTube, est invité de manière régulière dans toute l’Amérique latine et même aux États-Unis pour râler contre la supposée idéologie de genre. Il a publié aussi des best-sellers, en espagnol, comme Le livre noir de la nouvelle gauche ou La génération idiote dans de grandes maisons d’édition internationales. On a donc différents supports matériels pour la diffusion des idées réactionnaires, qui vont des « mèmes » sur internet aux livres à succès, en passant par les manifestes old school.

Vous évoquez aussi le libertarianisme, qui inspire certaines grandes figures du trumpisme et de l’alt-right aux Etats-Unis. Notamment la figure de l’essayiste états-unien Murray Rothbard (1926-1995). Pourriez-vous résumer son parcours de vie et pourquoi il sert de passerelle entre les libertariens et l’extrême droite de nos jours ?
J’ai écrit ce chapitre en pensant à la mouvance libertarienne en Argentine, incarnée par la figure de Javier Milei, un référent anarcho-capitaliste qui atteint 20 % dans les sondages pour les prochaines présidentielles. Mais la sensibilité libertarienne est loin de se limiter à ce phénomène. On constate partout une récupération des libertariens par la droite alternative.
Rothbard a eu un parcours inspiré par les économistes autrichiens von Mises et Hayek et il a été lié à la philosophe russo-américaine Ayn Rand, autrice du best-seller La Grève (1957). Dans les années 60 et 70, il a eu de nombreux liens avec la nouvelle gauche, mais finalement il s’est éloigné des libertariens traditionnels. Il pensait que le Parti libertarien américain était devenu un groupe de hippies anti-autorité. Pour s’en différencier au début des années 1990, Rothbard élabore une articulation entre la sensibilité libertarienne et le conservatisme social et culturel le plus réactionnaire. De façon presque prophétique, il a écrit sur le populisme de droite comme la stratégie à adopter pour les libertariens. On peut trouver chez lui une anticipation du trumpisme et de la mouvance d’extrême droite actuelle, avec des combinaisons à géométrie variable entre autoritarisme et ultralibéralisme, et un effort pour interpeller le peuple contre les élites. Il est également intéressant de survoler des cas déçus de la démocratie dans la Silicon Valley. On y trouve les idées de ladite néoréaction de Curtis Yarvin, écoutées avec attention par des républicains trumpistes, qui prônent directement l’abolition de la démocratie en faveur d’un néo-élitisme oligarchique, où le rôle du gouvernement ne devrait pas être désormais de représenter la volonté d’un peuple irrationnel, mais de le mener correctement.

Vous soulignez que l’écofascisme gagne du terrain, notamment sur la Toile, et tend à se faire une place dans l’expression politique en raison de la crise climatique. Craignez-vous que la gauche, notamment celle qui défend l’écosocialisme, se fasse là aussi doubler par l’extrême droite ?
Je voulais surtout souligner que, même si l’extrême droite est en grande partie antiécologiste et peut nier le dérèglement climatique, il existe une tradition écofasciste sur laquelle les droites radicales peuvent s’appuyer, et une partie d’elles le font. Si la menace climatique et les perspectives d’effondrement peuvent alimenter des visions solidaires qui soulignent que nous sommes tous dans le même bateau et que nous devons nous sauver ensemble, elles nourrissent également des sensibilités moins humanistes en suggérant que chaque communauté humaine devra maximiser son potentiel de survie et exclure tous ceux qui la mettent en péril. Marine Le Pen, par exemple, a cessé de considérer l’écologie comme un passe-temps bobo et propose une sorte d’écologie alternative articulée au localisme, à l’identité, à l’enracinement, et des références soft au sol et au sang.
La gauche n’a pas le monopole de la bannière écologique. La crise climatique nourrit certainement des visions solidaires concernant la meilleure manière de faire face aux risques du réchauffement planétaire, l’éthique du vaisseau Terre, mais elle alimente aussi ce qu’on peut désigner comme une morale du canot de sauvetage, laquelle soutient qu’en essayant de sauver tout le monde, on n’arrivera à sauver personne. Il n’y a aucune garantie que l’éthique du vaisseau Terre, commun à tous, l’emporte sur la morale du canot de sauvetage. Les crises ne nous rendent pas nécessairement meilleurs et elles peuvent nous rendre pires.

Dans tout mon livre, je voulais montrer que les droites alternatives ne sont pas juste des réactions conservatrices mais des mouvances réactionnaires capables de récupérer des discours et même des esthétiques de la gauche dans une lutte pour récupérer les non-conformistes du XXIe siècle, le tout dans un contexte d’ambiguïté de l’esprit de révolte. Si, il y a une décennie de cela, l’indignation rimait avec la gauche et l’altermondialisme, aujourd’hui c’est beaucoup plus compliqué, et le risque pour la gauche est d’être placée du côté des gagnants et pas de ceux qui sont en bas.
Quelles pistes seraient à étudier par la gauche, afin de regagner le terrain perdu face à l’extrême droite auprès des jeunes générations ?
Je pense qu’on est face à une situation paradoxale. Un programme de reconstruction sociale et de services publics semble crucial. Si on ajoute la crise écologique, tout cela oblige à penser une forme d’utopie réalisable. Le futur semble clos, un mélange des dystopies et de catastrophisme… comment en sortir ? Le raccourci du populisme latino-américain semble épuisé et ne fonctionne plus comme une boussole ; la balle est à nouveau dans le camp du Nord global, mais la gauche radicale européenne semble faible aujourd’hui. Je n’ai pas la réponse à Que faire ? [Référence à l’ouvrage de Lénine, NDLR], et personne ne peut écrire ce livre aujourd’hui. Ce qui nous reste, de fait, c’est l’espoir de radicalisation de certaines perspectives sociales-démocrates classiques en tant que support d’une nouvelle politique des « biens communs » ; la pandémie, par exemple, a revalorisé le rôle des systèmes de santé publique qui sont partout en crise. Peut-être faut-il aussi s’orienter vers une forme d’écosocialisme capable à la fois d’être radical et réformiste. Et de reconnecter avec les masses de la population, d’éviter les sermons moralisateurs, de renouer avec des traditions les plus riches du socialisme et de reconstruire des images positives et désirables du futur. Notre futur n’a aucune poésie mais il faut quelque poésie du futur pour éviter que les passions tristes s’imposent, et avec elles les nouvelles droites radicales.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Vous avez mis en exergue justement la phrase qui me semble discutable dans ce texte : « L’extrême-droite a réussi à installer l’idée que, dorénavant, les élites sont de gauche, et que c’est la droite sans complexe qui représente le petit peuple opprimé par le politiquement correct ». Je me demande si ce n’est pas beaucoup plus une « réussite » de la sociale-démocratie qu’une réussite de la l’extrême-droite. Tant que ce bilan-là n’aura pas été correctement établi et clair pour tout le monde, il sera bien difficile d’avancer.