« Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres ». Cette phrase de George Orwell n’est pas sans évoquer tristement le traitement médiatique de l’offensive effroyable du Hamas, samedi 7 octobre, qui a conduit à la mort de plus de 1.200 Israéliens, contrastant avec la longue indifférence générale à l’égard des victimes palestiniennes, récemment comparées à des « animaux humains » par l’actuel ministre de la défense israélien, Yovan Galant, en charge de l’opération à Gaza. Pour QG, le géopolitologue Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po, souligne combien ces attaques odieuses du Hamas constituent une nouvelle phase d’une guerre qui dure depuis 75 ans. Pour lui, le gouvernement israélien, en empêchant sans cesse l’application de la solution à deux États, a nourri « une immense rage et une violence aveugle » côté palestinien, dont les civils, israéliens comme palestiniens, paient aujourd’hui le prix fort. Interview par Jonathan Baudoin
QG : En quoi les attaques du Hamas sur Israël le 7 octobre dernier sont-elles inédites dans ce conflit israélo-palestinien qui dure depuis 1948 ?
Bertrand Badie : Il y a une part d’inédit, mais aussi une part de reconduction d’un passé qui n’en finit pas. Ce qui est inédit, ce sont deux éléments qui ont immédiatement touché l’opinion publique israélienne et internationale. D’abord, la démonstration, soudaine et douloureuse, que les rapports de force ne sont plus déterminants. Pour Israël, c’est un choc très grand parce que la politique de « statu quo évolutif », glissant progressivement vers l’annexion des territoires occupés semblait garantie par un rapport de force tellement favorable à Israël que rien ne semblait pouvoir la contrarier. Le fait que des bandes armées puissent entrer dans le territoire israélien le 7 octobre dernier, faire fi d’un mur qui était considéré comme infranchissable, déjouer des services de renseignement tenus pour tout à fait exceptionnels dans leurs performances, mettre à l’épreuve un gouvernement qui se présentait comme le plus sécuritaire de l’histoire d’Israël, sont autant d’éléments qui montrent que, décidément, la puissance est impuissante, y compris au Proche-Orient. On savait ce genre de chose depuis les guerres de décolonisation, des guerres comme celle du Viêt-Nam ou celles – au pluriel – d’Afghanistan, ou dans le Sahel. Mais on pensait qu’Israël serait une exception. Ça ne l’est plus !
Le deuxième élément inédit tient à la confirmation que les acteurs proactifs au Proche-Orient ne sont pas des États, mais des organisations, dont certaines sont tenues pour terroristes par la communauté internationale, et qui s’excluent des mœurs étatiques traditionnelles. C’est une rupture avec la première phase de conflit, qui était marquée par les quatre grands conflits israélo-arabes – 1948, 1956, 1967, 1973 –, qui opposaient des États. Voilà qui va rendre le traitement de la guerre et d’éventuelles négociations encore plus difficiles parce que personne ne sait, à ce jour, comment faire la guerre à des organisations non-étatiques, ni négocier avec certaines d’entre elles qui sont considérées comme terroristes.
Mais tout ceci ne doit pas cacher l’essentiel. Ce conflit a 75 ans d’âge. Ce simple fait suffit pour se convaincre définitivement que ce n’est pas tant une rupture par rapport au passé qu’une incapacité de parvenir au traitement du mal qui est à l’origine de cette guerre. C’est davantage dans une continuité que nul n’a le courage d’assumer qu’il faut trouver les racines d’une violence qui, samedi dernier, a tourné à la rage : quand un problème n’est plus traité, et n’est même plus considéré par les uns et les autres, on arrive à ce genre de situation odieuse.
QG : Peut-on dire que le gouvernement et les services de renseignement israéliens ont été totalement pris au dépourvu ?
On nous dit, par exemple, que les services égyptiens avaient informé le gouvernement israélien des risques d’une attaque de cette nature. Est-ce vrai ? Je ne suis pas en mesure de répondre, mais je dirais que, même si c’est vrai, on peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles cet avertissement n’a pas été pris au sérieux par le gouvernement israélien. Et on en revient à l’idée centrale d’une dévalorisation de l’adversaire, d’une confiance en soi excessive, d’un certain mépris pour le peuple palestinien et ses organisations, dont on ne pouvait pas imaginer avant le 7 octobre qu’elles pouvaient lancer une attaque d’une telle ampleur. On met ainsi le doigt sur la principale faiblesse qui est de se croire invincible. La croyance en l’invincibilité engendre chez celui qui en est porteur une assurance qui, inévitablement, se retourne contre lui. On connaît cela en Europe depuis les guerres de décolonisation.
QG : Cette offensive du Hamas, depuis la bande de Gaza, n’est-elle pas également un aveu d’impuissance définitif de la part de Mahmoud Abbas et du Fatah ?
Je crois que l’Autorité palestinienne a vécu, avec ces événements, un nouveau degré de descente aux enfers. On voit comment Abbas est impuissant, totalement passif, ne disposant d’aucun levier, ne serait-ce que pour faire pression sur le Hamas et les autres organisations combattantes. On voit, par ailleurs, à quel point il est peu considéré par les différentes parties, qui le laissent hors-jeu et qui se préoccupent plus de ce qui se dit à Beyrouth, à Damas, ou dans les capitales des puissances du Nord, que de ce qu’on pense à Ramallah. D’autre part, cette descente aux enfers a été amorcée depuis un bon bout de temps. Cela fait plus de 15 ans que cette Autorité n’a plus de légitimité. C’est un échec grave dans la mesure où l’existence d’une Autorité palestinienne, aussi faible soit-elle, était un élément de l’équilibre antérieurement pensé et qui pouvait contribuer à faire durer le provisoire. Aujourd’hui, alors qu’on constate que cette Autorité palestinienne n’est plus considérée, ce statu quo post-Oslo, qui était destiné à voiler l’absence totale de débouché des accords d’Oslo, tend à disparaître et à affaiblir la position israélienne.
QG : Au vu des réactions médiatico-politiques, notamment en France, à ces attaques du Hamas et aux crimes perpétrés par ce dernier, peut-on constater que la vie des Palestiniens est moins considérée que la vie des Israéliens ?
C’est, hélas, très clair. C’est peut-être l’une des causes profondes de ce comportement de rage et de violence aveugle qui a ensanglanté la fin de la semaine dernière. On voit bien, dans le traitement médiatique, la différence qui est faite entre des souffrances israéliennes réelles, encore plus depuis les événements de samedi dernier, et les souffrances palestiniennes, anonymisées et présentées comme des fatalités. D’un côté, on interviewe des proches de personnes qui ont été assassinées ou prises en otage. Alors que, côté gazaoui, les morts sont anonymes, les images sont pauvres, peu nombreuses.
L’autre gigantesque différence, c’est que la mort des Palestiniens est un phénomène récurrent, dont personne ne parle, dont aucune chancellerie ne s’empare. Lorsque Shireen Abu-Akleh a été assassinée [journaliste américano-palestinienne tuée par une balle de l’armée israélienne le 11 mai 2022 à Jénine, NDLR], les différents gouvernements occidentaux sont restés totalement muets. Tout ceci est compris, perçu par la population palestinienne. De même que cette population voit quel prix on donne, à juste titre, aux sacrifices de vies en Ukraine et à quel point les vies sacrifiées en Palestine, que ce soit à Gaza, à Jérusalem-Est, ou en Cisjordanie, ne sont que marginalement considérées. L’histoire a montré que ce sentiment de ne pas exister, de ne pas avoir de prix, constitue, dans un monde d’extrême visibilité, l’un des facteurs les plus belligènes qui soient.
QG : Peut-on dire que Benjamin Netanyahu et l’extrême-droite israélienne ont privilégié un renforcement du Hamas depuis la fondation de cette organisation en 1987, afin d’empêcher l’application de la solution à deux États, écrite noir sur blanc dans plusieurs résolutions des Nations unies depuis plusieurs décennies ?
C’est ce qui se dit et c’est très difficile à vérifier empiriquement. Mais c’est sûr que la création du Hamas a fait partie de cette stratégie d’endiguement de la puissance de l’Autorité palestinienne et d’une légitimité naissante, autour du charisme de Yasser Arafat, d’un processus électoral qui allait s’amorcer. Maintenant, il y a aussi plus décisif. La naissance du Hamas, comme celle du Hezbollah au Liban, sont aussi liées directement aux refus récurrents de prendre en compte les droits des Palestiniens. Tout ceci a construit une histoire de la radicalisation, dont le Hamas, le Hezbollah, le Jihad islamique, et d’autres encore, sont le résultat effrayant. L’erreur a été colossale de ne pas miser sur une solution négociée, une solution à deux États quand elle était encore réalisable et d’avoir ainsi créé les conditions de violence illimitée que l’on connaît aujourd’hui.
QG : Ces derniers mois, l’opposition de gauche en Israël avait mobilisé massivement face à la réforme judiciaire, proposée par la coalition gouvernementale de Netanyahu. Est-ce que l’offensive du Hamas va faciliter, au bout du compte, cette réforme contestée et ainsi rendre service au premier ministre israélien ?
Il est tout à fait évident que cette grave crise du système politique israélien, qui est même devenue une crise de la société israélienne, a été un point de départ favorable pour le Hamas dans sa stratégie de contre-offensive et dans le déclenchement des violences. Peut-être même que si le système de renseignement a failli, c’est que l’attention était détournée vers des questions qui n’étaient pas vitales pour la sécurité d’Israël, mais qui semblaient l’être pour le gouvernement de Netanyahu. Maintenant, est-ce que cette réforme va atteindre son terme grâce à cette attaque ? Difficile à dire. On ne sait pas encore l’ampleur de l’attaque israélienne contre Gaza. Il est sûr que, quelle que soit la formule, elle sera difficile, longue et coûteuse : est-ce que Netanyahu pourra, cyniquement, aller jusqu’au bout de cette réforme dans un contexte de violence et d’insécurité aussi manifestes ? On peut se poser la question.
QG : Est-ce que ce nouvel épisode de la guerre israélo-palestinienne tend à renforcer une polarité Nord/Sud, avec des pays du Nord plutôt pro-israéliens et des pays du Sud plutôt propalestiniens ?
C’est un élément très intéressant qu’il faut suivre attentivement. Le réflexe campiste occidental a fortement fonctionné, et même plus fortement que par rapport à l’Ukraine. Sur la question ukrainienne, le bloc a su faire preuve d’unité, même si on voit quelques divergences, quelques nuances, des États baltes jusqu’à l’Espagne, en passant par la Hongrie. Sur la situation présente au Proche-Orient, les Occidentaux, sous la houlette des États-Unis, ont fait immédiatement bloc. À quelques exceptions près, le soutien absolu d’Israël provient du seul monde occidental. Dans le contexte actuel, certains vont s’en emparer pour simplifier les choses et montrer qu’il y a toujours cette dynamique de l’hégémonie occidentale qui veut se distinguer du reste pour dominer le monde.
D’un certain point de vue, cela va donc renforcer la tendance des pays du Sud de se retrouver dans la cause palestinienne. Pour l’instant, ce n’est pas très marqué. D’abord, il est difficile de réagir spontanément en approuvant une attaque très meurtrière, inhumaine et d’une violence inégalée. D’autre part, on voit qu’à l’intérieur du « Sud global », il y a des nuances très fortes. Et ce, d’autant plus que depuis de longues années, Israël investit beaucoup auprès d’États africains pour gagner leur soutien. Ce qui les rend silencieux dans cette affaire. Enfin, certains grands du Sud global, comme l’Inde, sont réputés proches d’Israël et l’ont confirmé.
Il reste que l’on voit, peu à peu, se profiler ce Sud global autour de certains leaders tels le Brésil et l’Afrique du Sud, qui sont très proches historiquement de la Palestine. On voit le monde arabe, même des pays qui ont signé les accords d’Abraham [traités de paix entre Israël, Bahreïn et les Émirats Arabes Unis en 2020, NDLR], rester prudents ou exprimer un soutien à la cause palestinienne. Et surtout, on voit comment cette cause palestinienne rencontre les principes du Sud global : la volonté de se distinguer du camp occidental, le désir d’emblématiser la cause palestinienne comme étant celle de l’émancipation face à des tutelles jugées injustes, une aspiration à s’inscrire dans une histoire de la décolonisation.
Il reste deux inconnues. La première est le poids des opinions publiques dans les pays du Sud, en particulier dans les pays arabes. Cette opinion, que l’on sait favorable à la Palestine, malgré les transactions passées par leurs gouvernements, va-t-elle s’exprimer jusqu’à contraindre des États comme le Maroc, qui avaient signé des accords de paix avec Israël ? La deuxième inconnue concerne deux acteurs importants des BRICS que sont la Russie et la Chine. La Russie ne fait pas partie du Sud, mais elle a un jeu extraordinairement complexe depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Elle s’est beaucoup rapprochée d’Israël et ne veut pas compromettre ses liens avec Tel Aviv. Elle laisse Israël bombarder les positions du Hezbollah et de l’Iran en Syrie. Cela m’étonnerait que Vladimir Poutine veuille renoncer à tous ces acquis. La Chine, potentiel leader du Sud global, qui a horreur des conflits surtout ceux qu’elle ne contrôle pas, qui est la seule des puissances à gagner des points en ce moment au Moyen-Orient, alors que toutes les autres en perdent, pourrait un jour tenter quelque chose. Et peut-être alors cristalliser le positionnement du Sud global de manière originale. Pour l’instant, on ne sait pas. C’est quelque chose à suivre, qui est intéressant, et qui, de toute façon, va faire que, dans cette tragédie, le Sud global est en voie de s’affirmer.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Bertrand Badie est géopolitologue, professeur émérite à Sciences Po. Il est l’auteur, entre autres, de : Pour une approche subjective des relations internationales (Odile Jacob, 2023) ; Les Puissances mondialisées. Repenser la sécurité internationale (Odile Jacob, 2021) ; Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse (La Découverte, 2018) ; Le Temps des humiliés. Pathologie des relations internationales (Odile Jacob, 2014) ; La Diplomatie de connivence (La Découverte, 2011).
Image d’ouverture : Gaza, août 2022. Mohammed Ibrahim
La « solution à deux États » est un leurre destiné à faire accepter l’existence d’Israël en Palestine..
Comme disait Yasser Arafat en 1974 : « Si les Occidentaux ont un complexe de culpabilité avec le génocide des Juifs, ils n’avaient qu’à leur donner la Bavière ! » !