« Aujourd’hui la question palestinienne est revenue au centre des enjeux »

11/12/2023

L’impunité de l’Etat d’Israël, qui vient une fois encore de bénéficier du véto des États-Unis à l’ONU, permet au gouvernement Netanyahu de perpétrer des frappes dévastatrices sur toute la bande de Gaza et d’accroître la colonisation en Cisjordanie. Alors que le monde entier a les yeux rivés sur le cimetière à ciel ouvert qu’est devenu Gaza, aucune solution militaire ni politique ne se dessine. Quand et comment cet enfer prendra-t-il fin? Sylvain Cypel, l’un des plus grands spécialistes français de la question, aujourd’hui journaliste à Orient XXI, livre sur QG une analyse complète de la situation

« Le David d’antan est devenu Goliath ». Ces paroles de la chanson J’aurais pu croire du groupe IAM, datant de 1993 font écho à la reprise des frappes dans la bande de Gaza par l’armée israélienne le 1er décembre, mettant fin à la trêve permettant une libération partielle des otages détenus par le Hamas suite à l’attaque du 7 octobre. Récemment reçu par Aude Lancelin sur QG pour un débat à quatre intervenants («Israël/Palestine: sans justice, quelle paix?» toujours en accès libre), le journaliste Sylvain Cypel, grand spécialiste du conflit israélo-palestinien, revient longuement dans cet entretien écrit sur la situation au Proche Orient. À moins d’une solution extérieure mettant une forte pression sur Israël, ce dernier restera dans une logique qu’il qualifie d’apartheid, et les mouvements de résistance palestiniens ne feront que se durcir. Interview par Jonathan Baudoin

Sylvain Cypel est journaliste pour Orient XXI et le 1 hebdo. Il a été correspondant du Monde à New York, et a également travaillé pour Courrier International. Il est l’auteur de plusieurs essais, parmi lesquels « L’État d’Israël contre les juifs » paru en 2021 aux éditions La Découverte

QG : La trêve entre le Hamas et l’armée israélienne, prolongée ces derniers jours, a pris fin le 1er décembre. L’hypothèse d’un cessez-le-feu est désormais caduque ? 

Sylvain Cypel : Non, car de toute manière les guerres se finissent un jour. La question est de savoir quand cette guerre se terminera, dans quelles conditions, quelles circonstances. Il n’y a pas de réponse car visiblement Biden, le président américain, avait espéré transformer la trêve en quelque chose de plus pérenne. Et les Israéliens ont décidé, après avoir accordé 5 jours à Biden, de reprendre les hostilités. Il est difficile de savoir quelles sont leurs perspectives. Je ne suis pas sûr qu’eux-mêmes sachent ce qu’ils veulent faire de cette guerre. L’idée d’éradiquer le Hamas est complètement folle. Tuer les chefs actuels du Hamas en fera émerger de nouveaux. Derrière cet objectif, il n’y a rien politiquement.

Beaucoup d’éléments interviennent dans l’arrêt ou la reprise des hostilités. Il y a les otages, car une grande partie d’entre eux n’a pas été libérée. Netanyahu a intérêt, à titre personnel, à ce que cette guerre se poursuive le plus longtemps possible. Tant que la guerre se poursuit, il est en position de pouvoir oublier ses affaires, reporter les échéances, car il sait que dès que la guerre s’arrêtera, en Israël, il est vraisemblable qu’une partie importante de l’opinion publique demande sa démission immédiate. En même temps, l’attitude des États-Unis va jouer. On sait juste comment Biden a agi jusqu’ici, et ce n’est pas très indicatif d’un arrêt des hostilités. C’est très difficile, aujourd’hui, de pronostiquer quand cette guerre pourra s’arrêter. 

Avec les critiques émises par une partie de la presse israélienne envers le gouvernement Netanyahu sur sa politique à l’égard du Hamas, peut-on parler d’une alliance objective entre ces deux entités ? 

Je pense que l’explication de ce qu’il s’est passé n’est pas du tout due à une volonté israélienne de laisser faire le Hamas avant de répondre en menant une expulsion de la population de Gaza. Le New York Times a sorti des révélations selon lesquelles les Israéliens avaient des informations fiables depuis un an et ils ne s’en sont pas servis. Exactement comme en 1973. Lors de la guerre du Kippour, ils avaient sous les yeux l’armée égyptienne qui faisait des exercices pour traverser le canal de Suez. Et pourtant, ils étaient sûrs que cela n’arriverait pas. Pourquoi ? Ils se disaient : « Notre ligne de défense est tellement puissante. Nous sommes tellement plus forts. Et puis, ce sont des Arabes. Ils ne savent rien faire. Ils perdent toujours. »

Une du journal Libération, le 17 octobre 2023 : « Benyamin Netanyahou, que savait-il ? »

Rebelote, 50 ans plus tard. Il est clair que l’armée et le gouvernement avaient des indications, avec ces trois jeunes femmes des services de renseignement militaire qui ont prévenu leur hiérarchie, qui leur a répondu : « Qu’est-ce que c’est que cette bêtise ? Comment voulez-vous que ces imbéciles, ces nuls, soient capables de faire un truc pareil ? ». Cela correspond bien à l’esprit colonial qui règne en Israël. Le regard porté sur « les Arabes » laisse imaginer que ça ne peut pas advenir. Et d’ailleurs, quand cela advient, ça rend fou. Parce que c’est humiliant.

Avec un gouvernement israélien d’extrême-droite se réclamant, en partie, du messianisme juif, estimez-vous que la situation des juifs dans le monde se trouve plus que jamais aggravée, tel que vous l’aviez souligné dans votre essai « l’État d’Israël contre les juifs » en 2021 ? 

Ce que fait l’armée israélienne aujourd’hui à Gaza est une chose. Mais si on regarde du côté de la Cisjordanie, le gouvernement israélien, l’armée israélienne et les colons ont profité de cette guerre à Gaza, de sa focalisation internationale, pour mener à bien des politiques tout à fait concertées pour aggraver la situation en Cisjordanie, et qui se passe depuis des décennies, à savoir l’expulsion des Palestiniens de leurs terres, de leurs villages, pour les regrouper dans des bidonvilles autour des villes. C’est une politique menée de manière non-officielle, mais évidente, et très documentée. Toutes les ONG israéliennes, comme B’Tselem par exemple, en parlent. Il y a eu une politique de judaïsation, par l’installation de colonies et par l’accaparement de la terre. Il y a énormément de terres de Cisjordanie où il n’y a pas de colonies, mais qui sont sous occupation et gestion israélienne. L’objectif est de faire que, progressivement, la terre devienne propriété d’Israël. Les conséquences sont dramatiques. La population d’au moins 15 villages a été totalement déplacée depuis le début de la guerre à Gaza. Les colons et l’armée sèment la terreur dans ces villages pour faire fuir les habitants. Soit les colons le font sous l’œil amusé des militaires qui n’interviennent pas ; soit ils le font avec le soutien des militaires. C’est quelque chose qui s’inscrit dans une politique générale d’apartheid dans laquelle une partie de la population a tous les droits et une autre n’en a pas. 

En l’espace de 55 ans, Israël a basculé d’une idée qui était « nous voulons garder un certain nombre de territoires » après la conquête de 1967, à l’idée de l’extension de l’État d’Israël « de la mer jusqu’au Jourdain », soit la totalité de la Palestine mandataire. Cela nécessite une expulsion généralisée des Palestiniens. Et tant que ça ne l’est pas, alors cela nécessite un apartheid permanent. Il n’y a pas d’autres options. Au fur et à mesure que l’occupation, la colonisation, se sont renforcées, l’opinion publique israélienne a adhéré à ces convictions-là. Cela fait 55 ans que l’occupation et la colonisation existent. Les gens qui n’étaient pas nés en 1965 ou n’avaient que 10 ans n’ont jamais connu autre chose que l’Israël actuel, qui occupe les territoires palestiniens. Pour eux, l’oppression des Arabes, c’est la normalité. Ils n’ont jamais rien connu d’autre. Cela fait plusieurs générations d’israéliens qu’on envoie sur les checkpoints contrôler toute une population. C’est la norme pour un jeune soldat. Les plus cohérents, les plus conséquents dans la politique de colonisation, c’est l’extrême-droite coloniale. Il y a 40 ans, leur parti, le parti « kahaniste », du nom du rabbin Kahane qui était leur chef, était interdit de participation aux élections pour motif d’être un parti raciste. 40 ans plus tard, le ministre de la Police [Itamar Ben-Gvir, NDLR] est issu de ce parti-là. Et il y en a plusieurs comme lui au gouvernement. 

Gaza frappée par des bombes israéliennes suite à l’attaque terroriste du Hamas, octobre 2023. Photo : Naaman Omar

Est-ce l’État d’Israël peut être considéré comme un régime d’apartheid ?

Il n’y a pas tellement de débat théorique là-dessus. Il y a une définition de l’ONU de l’apartheid, qui est reprise par la Cour pénale internationale. Il suffit de la lire. C’est exactement la situation israélienne. Il y a deux catégories de gens. Vous avez les juifs israéliens, qui ont le même statut pour tous. Et des arabes qui ont des statuts différents selon leur situation. Certains n’ont aucun droit ; d’autres ont certains droits, comme les Palestiniens qui habitent Jérusalem ; et d’autres, enfin, qui sont des Palestiniens de citoyenneté israélienne, héritiers de ceux qui sont restés en 1948 lors de la grande expulsion. Ceux-là peuvent voter, ont accès aux droits sociaux auxquels les autres n’ont pas accès, et toute une série d’avantages. Mais il est inscrit dans les lois fondamentales, car Israël n’a pas de constitution, qu’il y a des droits auxquels les citoyens juifs ont accès, mais pas les citoyens non-juifs. Bref, dans un même pays, des citoyens ont des droits que d’autres citoyens n’ont pas. C’est comme si en France, on disait qu’il y a des droits auxquels la majorité des citoyens ont droit, mais dont certains étaient refusés à d’autres s’ils sont noirs, juifs, jaunes, verts, ou bossus… Le principe même d’une démocratie à plusieurs échelons différents selon l’ethnicité, c’est ça l’apartheid. Le nom est tiré de l’Afrique du Sud mais c’est la réalité dans plein d’autres endroits. C’est le cas sur tout le territoire que maîtrise Israël. 

Pendant que le monde regarde ce qui se passe dans la bande de Gaza, la colonisation de la Cisjordanie perdure. N’y a-t-il pas un risque d’embrasement de ce côté-ci des territoires palestiniens occupés ? 

Il y a un risque. Mais il y a une grande différence entre ce qu’il advient à Gaza et en Cisjordanie. En Cisjordanie, il serait possible de commettre des crimes très importants, mais pas de manière similaire à ce qui se passe à Gaza, car bombarder les villages sera beaucoup plus compliqué. L’objectif, en Cisjordanie, serait d’expulser la population. Il est évident que dans ce que nous vivons aujourd’hui, à un moment les Israéliens ont pensé : « Peut-être qu’on va réussir à expulser le plus de Palestiniens possibles de la bande de Gaza. » Ils savaient comment engager cette perspective. Ça n’a pas marché. Non seulement le président égyptien Al-Sissi s’y est fortement opposé, mais il semble clair que Biden aussi. Agir de la sorte en Cisjordanie serait encore plus difficile. 

Ce qui s’est passé en Cisjordanie, c’est qu’il y a eu révolte suite à l’échec des négociations à Camp David en 2000 et l’échec de l’Intifada, qui a éclaté peu de temps après. Son échec, en 2005, a été politiquement très grave pour les Palestiniens, qui sont depuis dans un état de grande faiblesse politique. Cela a laissé croire à Netanyahu, à Biden, à Mohammed ben Salmane et à tant d’autres que la question palestinienne était « terminée ». On ne voyait rien germer. Il y avait bien une petite guerre tous les trois ou cinq ans à Gaza, et tous les jours, des jeunes Palestiniens se faisaient abattre ; mais il ne se passait rien politiquement. L’Autorité palestinienne était totalement discréditée. D’ailleurs, trois semaines avant l’attaque du Hamas, Netanyahu rentre de New-York en ayant rencontré Biden et les Saoudiens, et il dit à son peuple, en résumé : « On a gagné. Nous allons faire une grande alliance avec l’Arabie Saoudite et les États-Unis. Et la question palestinienne, c’est fini ! »  Le Hamas a « renversé la table », comme on dit. Aujourd’hui la question palestinienne est revenue au centre des enjeux au Proche-Orient.

Je ne sais pas ce qui va se passer. Ce que je sais, par contre, c’est qu’une nouvelle génération se lèvera en Palestine. Tout particulièrement en Cisjordanie. Aujourd’hui, le Hamas a le vent en poupe. Cela pourrait être différent dans 5-10 ans. En tout cas, la volonté de poursuivre la colonisation, d’écraser les Palestiniens, générera systématiquement et périodiquement de nouvelles révoltes et de nouvelles volontés de mettre fin à cette occupation. Néanmoins, on ne sait pas encore quelle en sera la tonalité politique. 

Le président américain Joe Biden en visite à Tel-Aviv auprès de Benyamin Netanyahu suite à l’attentat perpétré par le Hamas en Israël. 18 octobre 2023

Est-ce que la solution à deux États, définie par le droit international et sans cesse violée par les pouvoirs israéliens successifs depuis des décennies, garde sa pertinence selon vous ? Que pensez-vous de l’idée d’un État binational « de la mer au Jourdain », défendue par des pro-palestiniens, y compris des juifs antisionistes ? 

On est dans une situation où on ne voit pas comment on ferait deux États ou comment on n’en ferait qu’un seul. Mais il y a une question préalable. Il faut que l’occupation cesse ! Il y a une blague israélienne qui dit : « Netanyahu aime tellement la paix qu’il est d’accord pour la négocier encore 50 ans. » Les accords d’Oslo ont échoué. Nous avons un gouvernement israélien qui ne veut absolument pas entendre parler d’un État palestinien. « Il n’y aura pas d’État palestinien. Nous avons réussi à nous entendre avec les pays arabes. La Palestine n’existera jamais », tonnait Netanyahu à son retour des États-Unis. 

Pour répondre à votre question, il faudrait que les grandes puissances, à commencer par les États-Unis, changent leur politique. C’est-à-dire commencer par le préalable de l’abandon de tous les territoires occupés avant d’entamer des négociations. Dans ce cas, il y aurait moyen de réfléchir à un « avenir commun ». Dans le cas contraire, toute pensée à des négociations entre Israéliens et Palestiniens ne pourra se faire. Le rapport de force général est déséquilibré. Il y a une situation assez particulière dans ce conflit. Il y a une toute-puissance israélienne. Pourtant, celle-ci est impuissante. On le voit en ce moment à Gaza. Ils peuvent taper, bombarder, qu’est-ce que ça change ? Que vont-ils faire demain ? De la même façon, les Palestiniens sont trop faibles pour pouvoir gagner mais tant qu’ils sont là, ils ne peuvent pas perdre. Ils empêchent les Israéliens de clamer victoire ! 

Poignée de mains entre Yitzhak Rabin, Premier Ministre israélien, et Yasser Arafat, président palestinien, lors de la signature des accords d’Oslo supervisée par le président américain Bill Cliton. 1993

Pour sortir de ça, je crois qu’il n’y a que la solution internationale qui puisse s’imposer à Israël. Tant qu’ils bénéficient d’une impunité, les dirigeants israéliens n’abandonneront pas leur politique. Ils peuvent bombarder de manière massive, enfreindre toutes les lois de la guerre, toutes les conventions de Genève, il ne leur arrive rien. Pour changer ceci, il faudrait qu’il se passe quelque chose de similaire à ce qui est advenu en Afrique du Sud. C’est une évolution qu’on ne voit pas du tout venir pour l’instant. Mais il faudrait que l’esprit colonial ne soit plus dominant. Tant qu’il dominera la société juive israélienne, rien n’adviendra. Je ne crois pas du tout, aujourd’hui, à la possibilité pratique d’un État commun entre Palestiniens et Israéliens. Il y a des Palestiniens et des Israéliens qui se connaissent, qui ont des relations d’amitié, de confiance. Mais si vous prenez les populations dans leur totalité, vous avez celle qui a subi l’occupation pendant des décennies, et l’autre qui a été totalement aveugle en menant une politique coloniale. Ils ne vont pas s’embrasser demain matin. Pour finir, je pense que le slogan principal devrait être : « Retrait israélien généralisé des territoires occupés, tout de suite »

Est-ce que la libération de Marwan Barghouti, prisonnier politique palestinien depuis plus de 20 ans et considéré par beaucoup comme le « Nelson Mandela palestinien », peut relancer un processus de paix au point mort ? 

J’ai vu Marwan Barghouti à plusieurs reprises durant la deuxième intifada, avant qu’il n’aille en prison. C’est d’abord un homme courageux parce que cela fera bientôt 22 ans qu’il est emprisonné. Pourquoi Israël ne l’a pas tué ? Parce que les Israéliens le gardent au frais « au cas où »… Peut-être que si un jour, on était obligés de négocier avec un interlocuteur palestinien, alors il pourrait faire l’affaire. Ce qu’on sait de Barghouti, de ce que j’ai pu voir, c’est que c’est un meneur d’hommes. C’est quelqu’un qui, de par son attitude, est devenu une sorte de héros national palestinien. Néanmoins, ce n’est pas Mandela, en termes d’envergure. J’espère me tromper. Mais sa formation politique n’est pas comparable à celle de Mandela, qui était très importante, avec un entourage politique important. Ce qui n’est pas le cas de Barghouti. 

Marwan Barghouti, membre du Conseil législatif palestinien et emprisonné depuis 22 ans.

La question qu’on devrait se poser, c’est : dans quelles circonstances cela peut-il arriver ? Je pense qu’il faudrait que ce soit dans une situation où les Israéliens se sentent désespérés. Ils le gardent dans le cas où ça se passe mal, si les Américains les lâchent. Mais ce n’est pas du tout la situation actuelle. Je ne vois pas pourquoi les Israéliens accepteraient une libération de Barghouti à l’heure actuelle. Si Biden n’impose pas de conditions drastiques à Netanyahu, personne ne l’imposera à Netanyahu, ou à quiconque d’autre, parce que s’il y avait des élections demain, il y a des possibilités que l’extrême-droite l’emporterait. C’est vous dire où en est Israël. Il faudrait des circonstances extraordinairement difficiles pour Israël pour que ses dirigeants se tournent vers l’option Barghouti. On en est aujourd’hui très loin.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Image d’ouverture : Enfant palestinien assis sur des décombres à Gaza, mai 2023. Photo : Hosny Salah

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