« Aujourd’hui en Israël, toute personne qui dénonce les atteintes aux droits humains à Gaza se voit considérée comme un traître »

22/12/2023

Les soulèvements en Israël appelant à la démission de Netanyahu et à un cessez-le-feu depuis les attaques terroristes du Hamas du 7 octobre restent très minoritaires, les militants israéliens prenant part à ces manifestations étant considérés comme de véritables traîtres à la patrie. Un juif israélien contre l’occupation des territoires palestiniens? Impensable et condamnable, pour le pouvoir en place. Chargée de recherches au CNRS et spécialiste de la société israélienne, Karine Lamarche analyse pour QG le climat délétère de censure et de répression qui pèse sur la liberté d’expression au sujet de ce conflit, aussi bien en Israël qu’en France d’ailleurs

Y a-t-il une place pour les voix dissonantes en Israël ? L’arbre « Haaretz », quotidien national israélien particulièrement virulent contre le pouvoir de Netanyahu, notamment depuis les attaques perpétrés par le Hamas le 7 octobre dernier, cache la forêt de toutes les persécutions existantes sur place contre les opposant. Celles-ci se sont aggravées depuis les combats menés par l’armée israélienne dans la bande de Gaza depuis maintenant deux mois. Pour QG, la sociologue Karine Lamarche, chargée de recherches au CNRS et spécialiste de la société israélienne, souligne un climat de « chasse aux traîtres » renforcé ces dernières semaines en Israël, rendant très difficile toute expression critique sur la conduite de la guerre à Gaza, et plus généralement sur la politique israélienne à l’égard des Palestiniens. Interview par Jonathan Baudoin

QG : Est-ce qu’une sorte « d’union sacrée » s’est formée en Israël depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre et, si c’est le cas, quelle est sa solidité à l’heure actuelle ?

Karine Lamarche : Les Israéliens soutiennent dans leur immense majorité l’offensive militaire menée à Gaza. De ce fait, il est très compliqué de critiquer la guerre, surtout si c’est pour parler des conséquences humanitaires et des souffrances des Gazaouis. Ce type de position est devenu complètement inaudible à l’heure actuelle. Les seules formes de protestations publiques portent sur la question des otages : des familles font pression sur le gouvernement israélien pour qu’il fasse tout pour les faire libérer, y compris négocier avec le Hamas. Mais même elles se voient prises à partie par des partisans de la guerre, qui considèrent que ce qui compte avant tout, c’est « d’éradiquer le Hamas« , y compris si cela doit coûter la vie des otages encore retenus à Gaza. En ce sens, oui, on peut parler « d’union sacrée ». Pour autant, la colère contre le gouvernement israélien, et contre Netanyahou en particulier, est très grande car la population considère qu’il a failli à les protéger.

Certains citoyens israéliens se positionnent comme antisionistes, mais quel est leur profil sociologique ?

Il n’est pas évident de répondre à cette question, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que bien qu’il s’agisse d’un courant extrêmement minoritaire, il existe différentes formes d’antisionisme israélien. De manière assez schématique, on peut distinguer celui qui se base sur des considérations religieuses, qu’on trouve dans le quartier ultra-orthodoxe de Mea Shearim à Jérusalem, dont les murs sont couverts de slogans contre l’État d’Israël, et l’antisionisme politique, de gauche. Le premier considère le sionisme comme une hérésie car le retour du peuple d’Israël sur sa terre ne peut être que l’œuvre de Dieu, non de l’homme et encore moins d’un mouvement nationaliste laïc.

Images d’une manifestation contre le gouvernement Netanyahu à Tel-Aviv, janvier 2023

L’antisionisme d’une partie de la gauche radicale israélienne, lui, découle de l’adoption d’une grille de lecture coloniale pour penser la situation en Israël-Palestine : le sionisme est considéré comme un projet colonial et l’ordre politique en place, non seulement en Cisjordanie occupée, à Jérusalem-Est et à Gaza mais aussi au sein même de l’État d’Israël, comme un ordre colonial. Enfin, certains se définissent comme antisionistes par le fait de s’opposer à la définition d’Israël comme État juif qui a pour conséquence de donner plus de droits aux Juifs qu’aux autres composantes de la population.

La deuxième raison pour laquelle il est difficile de répondre à cette question est que ce qualificatif est tellement chargé et fait l’objet de tellement d’attaques et d’amalgames, en Israël comme ailleurs dans le monde, que beaucoup de militants pour l’égalité, pour la justice, contre l’occupation, contre l’apartheid, etc., préfèrent ne pas l’utiliser de peur que tout ce qu’ils ont à dire devienne inaudible. Ainsi, on entend plus souvent les militants dire « j’ai pris mes distances avec le sionisme » ou « je ne me considère plus comme sioniste » que « je suis antisioniste ».

Est-ce que ces citoyens sont perçus comme des « traîtres » et se voient-ils particulièrement marginalisés au sein de la société israélienne ces dernières semaines?

Sans aucun doute. Cela va bien au-delà des rares personnes qui se qualifient ouvertement d’antisionistes. Toute personne qui prend des positions favorables à la cause palestinienne, qui relaie des informations sur les atteintes aux droits humains dans les territoires occupés, qui parle de justice et d’égalité pour tous est considérée comme un traître. C’était vrai avant la guerre. Ça l’est encore plus aujourd’hui : critiquer l’offensive meurtrière de l’armée israélienne à Gaza et appeler au cessez-le-feu est devenu extrêmement compliqué. Les voix critiques sont réduites au silence et persécutées. Une répression sans précédent s’est mise en place. Elle vise en premier lieu les citoyens palestiniens d’Israël, qui représentent 21% de la population israélienne, mais aussi les dissidents juifs israéliens qui osent s’exprimer publiquement. Il y a quelques semaines, un professeur d’éducation civique, Meir Baruchin, a été arrêté et a passé quatre jours au poste de police pour avoir relayé les noms et les photos de Palestiniens tués à Gaza sur sa page Facebook. Il en est sorti avec l’interdiction d’utiliser les réseaux sociaux pendant deux semaines. Ces tentatives d’intimidation visent de manière beaucoup plus massive et sévère les Palestiniens d’Israël. Plusieurs centaines d’entre eux ont été arrêtés et interrogés pour des publications sur les réseaux sociaux, non pas favorables au Hamas, mais exprimant une solidarité avec la population gazaouie; plusieurs dizaines ont perdu leur travail; des étudiants ont subi des procédures disciplinaires et sont menacés d’exclusion.

Meir Baruchin, professeur d’histoire israélien, arrêté le 9 novembre dernier par la police israélienne pour un post Facebook rendant hommage aux victimes civiles de Gaza

Peut-on parler d’une censure généralisée ?

Si censure il y a, elle n’est pas totale : des journalistes du quotidien Haaretz ou du magazine en ligne +972 Magazine publient des enquêtes très critiques sur ce qui se passe à Gaza, mais aussi au sein de l’État d’Israël et en Cisjordanie. On n’est donc pas dans une situation comparable à celle de la Russie en termes de censure. Néanmoins, comme je le disais, il y a ce climat d’intimidation et de menaces qui fait que les gens ont peur de prendre la parole, d’exprimer des opinions critiques ou une solidarité envers les Gazaouis. Ainsi, de nombreux universitaires critiques, militants, ou simples citoyens évitent de s’exprimer publiquement parce qu’ils savent qu’ils risquent de payer un prix très fort. L’extrême-droite participe à cette « chasse aux traîtres » en relayant les noms de ceux et celles qui osent exprimer une voix critique. Des militants ont dû déménager car leur adresse avait été rendue publique, ce qui les mettait physiquement en danger, ainsi que leurs familles. Voilà le climat actuel en Israël.

L’extrême-droite israélienne pourrait-elle sortir renforcée de cette nouvelle flambée du conflit israélo-palestinien débutée le 7 octobre ? Si oui, quelles en seraient les conséquences au sein de la société israélienne ?

Les conséquences sont déjà là. Depuis l’attaque du 7 octobre, environ 260.000 permis de port d’armes ont été distribués, grâce aux dispositions mises en place par le ministre de la sécurité nationale Itamar Ben Gvir. L’année dernière, il y en avait eu 42.000. Les positions extrêmes sont renforcées et s’expriment plus que jamais au grand jour. Dans les médias, on entend des personnalités politiques, des commentateurs, des journalistes, dire très clairement que l’objectif est de « raser Gaza », de transformer ce territoire en « terrain de foot ». Et le rêve ultime de beaucoup, en Israël, est que les Gazaouis partent en Égypte ou ailleurs, alors que 80% d’entre eux sont déjà des réfugiés au sens de l’UNRWA. Aujourd’hui, des responsables politiques appellent de manière parfaitement décomplexée à commettre une « seconde Nakba ». Le terme désigne l’exode de plus de 750.000 Palestiniens qui a accompagné la création de l’État d’Israël. Pendant longtemps, on ne parlait pas de la Nakba en Israël, car cela revenait à reconnaître le « péché originel » d’Israël, l’injustice historique à laquelle la création de cet État a donné lieu.

Itamar Ben-Gvir, ministre de la sécurité nationale et figure de l’extrême-droite israélienne

Y a-t-il des menaces particulières sur la liberté d’expression des chercheurs et chercheuses spécialisés sur Israël et la Palestine, là-bas ou même en France ces derniers temps ? En avez-vous subi, à titre personnel ?

Encore une fois, en Israël, il y a un climat de menaces et d’intimidation, qui vise tout particulièrement les universitaires palestiniens citoyens d’Israël qui ont peur, aujourd’hui de parler non seulement de ce qui s’est passé le 7 octobre et ensuite, mais plus généralement de tous les sujets politiques sensibles, à savoir le colonialisme, la Nakba, l’occupation, etc. Plusieurs d’entre eux ont été inquiétés, lorsqu’ils ont osé s’exprimer publiquement. Ainsi, la chercheuse Nadera Shalhoub-Kevorkian, qui a signé une pétition dénonçant le « génocide » commis à Gaza a reçu une lettre extrêmement menaçante de son institution, l’Université hébraïque de Jérusalem, qui l’accusait d’incitation à la haine et de trahison et l’appelait, avec force, à démissionner. Par la suite, elle a subi des menaces de l’extrême-droite.

À l’étranger, et notamment en France, toute prise de parole publique sur le sujet est compliquée : de nombreux chercheurs ont été accusés à demi-mot ou ouvertement d’antisémitisme ou d’apologie du terrorisme après s’être exprimés sur ces questions ou avoir relayé des prises de position qui ne faisaient pas assez preuve de compassion à l’égard du massacre commis le 7 octobre. Certains collègues ont été visés par des procédures disciplinaires. Par ailleurs, dès le 12 octobre, tous les chercheurs du CNRS, dont je fais partie, ont reçu une lettre de la direction nous rappelant que nous étions tenus de ne pas utiliser nos fonctions pour exprimer nos opinions politiques et philosophiques personnelles, et qu’un certain nombre de propos pouvaient faire l’objet de procédures pénales et disciplinaires. Cela introduit un climat qui rend difficile l’échange d’arguments et l’analyse. Le conflit israélo-palestinien a toujours été un sujet sensible et clivant; aujourd’hui, il est devenu inflammable.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Karine Lamarche est sociologue, chargée de recherches au CNRS, membre du CENS à Nantes. Elle est l’auteure de : Militer contre son camp ? Des Israéliens engagés aux côtés des Palestiniens (PUF, 2013) ; En attendant la chute du mur. Agir et protester en Israël aujourd’hui (Gingko, 2011) ; Refuser l’occupation. De la désobéissance morale à l’action politique chez les Refuzniks israéliens (Sudel, 2005)

Image d’ouverture : Marche pour un cessez-le-feu à Gaza, Paris, 17 décembre 2023. Photo : Serge D’Ignazio

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