« Le projet de loi immigration ternit l’image de la France »

26/12/2023

Quelles seront les conséquences de la loi immigration votée avant Noël dans une version durcie sur la vie des immigrés et des Français d’origine immigrée? Spécialiste de ces questions depuis plus de trente ans, l’historien Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS, a accordé un entretien à QG, alors que le Conseil constitutionnel doit encore se prononcer, et que la gauche espère le voir détricoter toute une série de mesures attaquant frontalement certains principes républicains fondamentaux

Le vote de la version finale du projet de loi immigration, ce mardi 19 décembre à l’Assemblée nationale, a été célébré par le Rassemblement National comme une « victoire idéologique« . Six ans après l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée, et son maintien au pouvoir, rendu possible par deux votes de « barrage républicain » successifs, le constat est sans appel. Pour QG, l’historien Patrick Weil, directeur de recherches au CNRS et notamment auteur de « Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution » paru chez Gallimard, souligne combien ce texte de loi constitue une remise en cause de principes républicains fondamentaux. Il relève aussi que celui-ci aboutira à une précarisation des immigrés et, paradoxalement, renforcera l’immigration illégale qu’il prétend combattre. Interview par Jonathan Baudoin

Patrick Weil, né en 1956, est historien, directeur de recherches au CNRS, spécialiste des questions d’immigration et de citoyenneté

QG : Quelle est votre analyse du projet de loi immigration, dans sa version finale remusclée par la négociation avec les LR, tel qu’il a été voté mardi soir à l’Assemblée nationale ?

Patrick Weil : C’est un mélange assez inédit d’incompétence et d’atteinte aux droits et aux libertés fondamentales pour les étrangers dans notre pays. Vous avez la remise en cause de l’accès à la nationalité française à des enfants nés en France de parents étrangers ; la remise en cause de la procédure d’asile qui existe depuis 1952 ; la remise en cause de l’inconditionnalité de l’hébergement, qui est quelque chose aussi d’assez fondamental ; la remise en cause de certains droits comme le logement ou des allocations pour les étrangers en situation régulière.

Tout cela vise à restreindre, contrôler l’immigration, mais en réalité, certaines mesures vont encourager l’immigration illégale. D’abord, il s’agit de conserver au ministère de l’Intérieur la totalité de la direction de la politique d’immigration. C’est un choix fait par Nicolas Sarkozy en 2011. Or, on en voit les limites car l’immigration, c’est aussi du travail, de la diplomatie, du logement, de l’enseignement supérieur, de l’éducation, etc. Cela ne peut pas être dirigé par le ministre de l’Intérieur. Ce dernier va faire des dizaines de milliers d’OQTF (des obligations à quitter le territoire français), qui ne sont pas exécutées en majorité parce qu’une grande partie des problèmes est liée aux relations diplomatiques qu’on a avec d’autres pays, notamment les pays d’origine ; une partie de la solution réside en ce que certains des emplois occupés par des étrangers en situation irrégulière, peuvent l’être par des étrangers en situation régulière ou des Français, si les conditions de travail sont correctes, respectueuses des lois. Encore faut-il mettre en relation au niveau local employeurs et possibles employés. Autre facteur contribuant à l’immigration illégale, les quotas. Quand vous annoncez un quota, même si vous annoncez avec tambours et trompettes la réduction du nombre de cartes de travail de 25.000 à 10.000, cette annonce des 10.000 va susciter chez les gens vivant à l’étranger l’idée de se dire : « Moi, je suis seul. Je viens. Il n’y a que 10.000 cartes, mais j’ai peut-être ma chance d’en avoir une ». Cela favorise les mouvements vers le pays qui annonce un quota.

Enfin, quand vous restreignez et que vous dissuadez les étudiants étrangers de venir en France, qu’est-ce qui se passe ? Souvent, quand les étudiants étrangers viennent en France, ils travaillent à mi-temps dans l’hôtellerie, la restauration, l’agriculture ou les hôpitaux. Des métiers qu’on dit « en tension », souvent saisonniers. Ils travaillent en situation régulière. S’ils ne sont plus là pour ces boulots, ceux-ci seront pris par des étrangers sans qualification et uniquement payés pour faire ce travail-là, sans autre activité et irréguliers.

Beaucoup de raisons pour considérer cette loi comme néfaste pour les droits humains comme pour la maîtrise de l’immigration.

Même si Emmanuel Macron affirme que le texte voté n’est pas basé sur les idées du RN, peut-on parler, quand même, d’une « victoire idéologique » comme le fait le parti de Marine Le Pen?

Je dirais même que c’est une double victoire. D’abord, ils ont ouvert des brèches en privant des étrangers en situation régulière de certains droits, APL, allocations familiales, etc. même si c’est pendant un temps limité. Et puis, il faut le dire, sans leur vote, du moins s’ils avaient voté contre, la loi ne serait pas passée. Soyons clairs, ils sont co-responsables de cette terrible loi, puisqu’ils l’ont votée. Ils devront aussi en assumer les conséquences.

Photo Serge D’Ignazio, manifestation à Paris contre la loi Darmanin, 22 décembre 2023

Est-ce que le projet de loi immigration peut être censuré, en partie ou en totalité, par le Conseil Constitutionnel ? Si oui, cela concernerait quels points d’après vous ?

C’est très incertain. Cela peut être le cas sur ce qu’on appelle des cavaliers législatifs, c’est-à-dire qu’une disposition qui n’était pas prévue au départ et qui a été ajoutée dans le vote sans rapport direct ou indirect avec la loi. Et puis quand il y a des atteintes à des principes de la République, la dignité et la fraternité pour la question de l’hébergement, l’égalité, quand elle n’est plus respectée entre étrangers en situation régulière et Français.

Il y a aussi la question de l’obtention de la nationalité à 18 ans, passage quasi automatique qui devient ici une manifestation de volonté, qui peut être retoquée mais pour une autre raison. La loi ne précise pas les modalités de cette manifestation de volonté – par exemple dans quel délai elle s’enregistre. Elle est totalement imprécise. Cela est inconstitutionnel puisque l’article 34 de la Constitution prévoit que « la loi fixe les règles relatives à la nationalité », et là, il manque une règle. Le Parlement n’a pas fait son travail. Il ne peut pas le déléguer au gouvernement. Et le Conseil constitutionnel devrait le sanctionner.

Quelles seraient les conséquences concrètes en cas d’application du projet de loi immigration sur les conditions de vie des immigrés ou des Français d’origine immigrée, je pense notamment à la fin du droit du sol, à la remise en cause du titre de séjour « étudiant » par exemple ?

Cela va rendre leur vie beaucoup plus difficile. Pour ceux qui sont en situation légale, pendant plusieurs années, ils perdent des droits. Pour les enfants nés de parents étrangers, ils vont être dans l’incertitude de leur statut. Ils devront enregistrer une déclaration pour être français, dans des délais non précisés par le projet de loi je le disais. Il va falloir faire un travail de solidarité et d’aide à l’égard de ces jeunes et de leurs familles qui ne maîtrisent pas toujours le droit, notamment pour remplir les formulaires d’accès à la nationalité française. Voilà des conséquences que l’on peut déjà anticiper. Et puis, il y a la question de l’hébergement sous conditions, qui sera interdite pour nombre de gens. Là aussi il faudra mettre en place de la solidarité dans la société, elle a déjà d’ailleurs commencé avec certains élus depuis mercredi.

Est-ce que le vote de mardi pourrait mettre en difficulté des secteurs économiques comme le bâtiment ou la restauration, employant majoritairement des travailleurs immigrés, notamment sans-papiers, en dépit de la régularisation prévue dans le projet de loi ?

Le patronat a réagi en disant qu’ils avaient besoin de travailleurs. Cela va mettre ces secteurs en difficulté. Le ministre de l’Industrie [Roland Lescure, NDLR] a par ailleurs dit qu’il faudrait 100.000 travailleurs qualifiés, or la loi ne permet pas d’organiser leur venue. En réalité, la loi aurait dû permettre d’organiser du recrutement à l’étranger. Là, quand elle parle de régulariser dans les secteurs « en tension », c’est inutile. Il n’y avait pas besoin de nouvelle loi pour le faire. Le Conseil d’État a toujours jugé que le gouvernement avait un pouvoir discrétionnaire de régularisation, sans loi.

En revanche, il aurait été nouveau d’organiser l’accueil de travailleurs étrangers à partir des bureaux des consulats, des ambassades de France à l’étranger, pour permettre d’organiser le recrutement des travailleurs dont on a besoin.

Quel regard portez-vous sur les 32 départements dirigés par des partis de gauche refusant de durcir les versements de l’allocation d’autonomie auprès des immigrés ?

Ils ont une réaction de fraternité, de respect de la dignité, de respect du principe d’égalité qui font partie des valeurs de la République.

Avec ce vote des parlementaires, est-ce que l’image de la France comme « terre d’accueil » tend à devenir un simple mythe ?

L’image de la France est ternie, bien sûr, par ce projet de loi. Elle l’avait déjà été dans une grande partie des pays francophones parce que les étudiants originaires d’Afrique francophone sont freinés dans leurs démarches d’inscription dans les facs françaises via les dispositions prises sous le gouvernement d’Édouard Philippe. Là, avec ce système absurde de caution à rembourser en partant, et des droits d’inscriptions plus élevés, c’est la certitude de porter un grand tort aux universités et à la recherche françaises, et au rayonnement de la France. À quoi s’ajoute la participation du Rassemblement national à ce vote.

Quelle politique d’immigration alternative à celle promue par le pouvoir et l’extrême-droite serait à développer à gauche, selon vous ?

C’est une bonne question car on n’a pas entendu la gauche faire des propositions de politique alternative. Ils n’ont fait que contester les mises en cause de droits. Mais on ne l’a pas trop entendue remettre en cause le monopole du ministère de l’Intérieur en matière de politique de l’immigration. Je propose qu’elle soit dirigée de Matignon par une coordination interministérielle ; que l’on donne la priorité à l’organisation du marché du travail, soit pour faire venir, soit pour dissuader de venir des travailleurs. Puis, vous avez la diplomatie. Les relations avec les pays voisins, au niveau européen ; les relations avec les pays d’origine, cela devrait être une priorité. En réalité, la politique d’immigration doit permettre à ceux qui ont des raisons d’être en France au nom de l’asile, au nom d’un lien de famille, au nom d’un travail ou des études d’y être bien accueillis. Et ceux qui n’ont aucune de ces raisons, d’être dissuadés de venir. La police doit intervenir en dernière instance ! Après la diplomatie, et l’organisation du marché du travail. Dès qu’on a besoin de faire une OQTF, c’est qu’on a perdu la partie. Cela veut dire qu’il y a quelqu’un qui est en situation irrégulière. Un étranger en situation irrégulière n’est pas quelqu’un dont la police devrait avoir à s’occuper en priorité. La police est faite pour intervenir contre les délinquants et les criminels, les personnes dangereuses.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Photo d’ouverture : Serge D’Ignazio, manifestation à Paris contre la loi Darmanin, 22 décembre 2023

Patrick Weil est historien, Directeur de recherches au CNRS, spécialiste des questions d’immigration et de citoyenneté. Il est l’auteur de : Le président est-il devenu fou ? (Grasset, 2022) ; De la laïcité en France (Grasset, 2021) ; Être français, les quatre piliers de la nationalité (Éditions de l’Aube, 2011); ou encore Qu’est-ce qu’un Français ? : Histoire de la nationalité française depuis la Révolution (Gallimard, 2005)

3 Commentaire(s)

  1. Excellente information sur l’essentiel d’une loi : à savoir ses conséquences concrètes, ses impacts dans le réel.

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    A- Tout projet de changement est en principe piloté par des objectifs (ce qui est visé, cad « imaginé » par ceux qui mènent le projet). Dans les faits, tout changement finalisé produit des « impacts » réels qui s’écartent des objectifs visés :
    – soit ce qui était visé n’est pas obtenu en totalité (= certains objectifs non réalisés) !
    – soit ce qui est obtenu n’était pas visé (= des impacts non visés apparaissent) !
    Et souvent les deux. La règle en matière de conduite du changement est d’associer pendant tout le projet toutes les personnes, tous les services susceptibles d’être impactés par ce projet ; or, ici, on apprend que notre génie de Président confie la conduite du projet au seul ministère de l’intérieur, à l’exclusion des autres ministères traditionnellement « impactés » par ce type de changement. En fait, plus on avance dans un projet, plus se réduisent les possibilités « d’ajustement » du projet à la « réalité », cette réalité qui ne se révèle que progressivement dans l’avancement du projet (quand on a coulé les fondations et les murs d’un bâtiment, il n’y a plus de possibilités d’augmenter la surface habitable). Ici, seuls les ministères impactés pourraient donner un avis éclairé en amont sur les impacts probables puis réels du projet. Mais ils ne sont pas conviés ! Bravo la technocratie directive à la Macron/Mac Kinsey !

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    B- On apprécie aussi, dans cet interview, que, parmi les trois attributs symboliques de notre République, ce soit l’égalité et la fraternité que l’on cite.

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    C- Remarque plus générale : en France, la quasi totalité des milliardaires en position de pilotage « actif » de la politique (ploutocratie) est d’extrême-droite, soit au plan sociétal, soit au plan social. Les milliardaires « non actifs » approuvent ceux qui le sont ; les milliardaires qui n’approuvent rien sont des faux-jetons qui veulent nous faire croire que l’idéologie personnelle prime sur l’idéologie de classe.
    Lors des élections, la ploutocratie « active » organise, en pleine connivence interne, une fausse opposition au sein de l’extrême-droite : Macron versus LePen. Deux fers au feu ! Deux fers d’extrême-droite. Un fer sociétal et un fer social (ou plutôt socio-économique).

    Macron représente plutôt l’extrême droite « socio-économique » (les profits d’abord, le fric) avec l’Europe et la mondialisation américaine comme « horizon prioritaire », avec la « banque » , la « finance » ! La finance mondialisée comme horizon visé, et la France floutée et flouée en arrière-arrière-plan.

    LePen représente plutôt l’extrême droite « sociétale », les mœurs, la pureté (les français d’abord) avec la nation France comme « horizon prioritaire ». La France comme horizon, devant un mondialo-otanisme flouté certes, en arrière plan certes, mais pourtant épais, puissant et présent dans l’intimité cachée de LePen (fantasmes inavouables).

    Ces deux extrême-droites, dans leur fausse querelle, vont de concert! Violons et pipeaux ! cordes et vents ! Un show !
    Cependant, show devant … mais sueurs froides derrière ! Car, qui est concrètement aux manettes actuellement ? Macron seul ! et là, Macron doit jouer fin et serré en matière de « en même temps » :
    – les ploutocrates « sociétaux » (Lepénistes) veulent moins d’immigrés (les mœurs chrétiennes d’abord).
    – les ploutocrates « socio-économiques » (Macronistes) veulent plus d’immigrés (maintien du chômage pour maintenir des salaires bas).
    Le compromis est en pleine construction sur fond « parasitaire » de l’Assemblée Nationale.
    Répondre aux attentes de tous les milliardaires et de l’Assemblée Nationale « en même temps » c’est compliqué ! L’intersectionnalité, c’est ça !

    « Tango à Paris » ou « On achève bien les chevaux » ou « Black Mic Mac » ?
    LePen semble tenir la corde.
    Où est Mac Kinsey ?

    1. Il faut préciser que :
      – dans l’extrême-droite macroniste, « la France floutée et flouée « socio-économiquement » (pouvoir d’achat) en arrière-arrière-plan » c’est principalement la France prolétarienne.
      – dans l’extrême-droite lepéniste, c’est plus compliqué : la France prioritaire c’est « sociétalement » autant la France prolétarienne que financière (car beaucoup de prolétaires votent LePen, contre l’immigration). Mais « socio-économiquement » (pouvoir d’achat), par contre, la France prolétarienne reste totalement oubliée par le Lepénisme franco-français.

      Dans les 2 extrême-droites, la France prolétarienne est sacrifiée socio-économiquement ; en aucun cas la ploutocratie ne peut financer/piloter des partis favorables socio-économiquement au prolétariat ; ce serait contre-nature !

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