« Ce qui est à l’œuvre désormais en France, et sous des formes à chaque fois plus brutales, c’est bien une inhospitalité d’État »

21/03/2024

La France est-elle immunisée contre les accusations de racisme d’État et de xénophobie institutionnelle, sous couvert d’être le « pays de la Déclaration des droits de l’homme et de la Révolution »? Certainement pas, et l’extrême-droitisation continue du débat public sous Macron, ainsi que la récente loi immigration le prouvent. Pour QG, l’historien Olivier Le Cour Grandmaison souligne à quel point nos politiques se montrent toujours plus hostiles à l’égard des personnes issues de l’immigration extra-européenne. Entretien avec l’auteur de « Racismes d’État, États racistes » par Jonathan Baudoin

Peut-on parler de la France comme d’un État raciste ? Voilà une question qui est sur la table depuis quelques temps, notamment à la suite des violences policières que subissent nombre de Français ayant des racines extra-européennes, et qui furent notamment à l’origine des émeutes de l’été 2023 consécutives à la mort du jeune Nahel Merzouk. Pour QG, Olivier Le Cour Grandmaison, auteur de Racismes d’État, États racistes (éditions Amsterdam), souligne que, si la France n’est pas un État raciste, un racisme institutionnel s’exprime néanmoins dans l’Hexagone, en lien avec les politiques coloniales sous les Troisième et Quatrième Républiques, et d’une cécité des différentes gauches sur ce sujet. En outre selon lui, les tenants d’un discours « pseudo-universaliste » entretiennent une confusion volontaire entre racisme institutionnel (ou racisme d’État) et État raciste (à la manière de l’ex-Afrique du Sud), car ils craignent une remise en cause du « roman national-républicain » partagé à droite comme à gauche, et décrédibilisent la recherche académique sur ces concepts en lui attribuant une origine américaine alors qu’elle a été développée par des intellectuels tout à fait français tels que Michel Foucault ou Colette Guillaumin. Interview par Jonathan Baudoin

Olivier Le Cour Grandmaison est historien spécialiste de l’histoire coloniale, politologue, et auteur de « Racismes d’État, États racistes » (éditions Amsterdam, 2024)

QG : Peut-on dire qu’il y a désormais une « union sacrée » entre les paternalistes de droite et les fraternalistes de gauche sur la question du racisme en France?

Olivier Le Cour Grandmaison : À supposer que la droite ait été un jour paternaliste à l’endroit des personnes racisées, cette période est, à l’évidence, révolue en raison de l’extrême-droitisation de plusieurs partis de gouvernement. D’une part, cela concerne les toujours plus mal nommés « Républicains » (LR) qui, depuis longtemps maintenant et avec une constance qui ne se dément pas – à preuve les débats relatifs à la remise en cause du droit du sol à Mayotte qu’ils souhaitent, comme le Rassemblement National (RN), étendre à l’Hexagone – défendent des propositions toujours plus radicales, toujours plus illibérales et, ce faisant, toujours plus attentatoires aux droits et aux libertés fondamentaux comme à la Convention de Genève sur les réfugiés. D’autre part, cela concerne aussi le parti aujourd’hui au pouvoir (Renaissance), la majorité à l’Assemblée nationale, le gouvernement et, bien sûr, le président de la République lui-même. En témoigne la loi dite Darmanin, lequel n’a fait que transformer en dispositions législatives les orientations fixées à l’Élysée et défendues, par la suite, par l’ex-première ministre, Élisabeth Borne. Ce qui est à l’œuvre désormais, et sous des formes à chaque fois plus brutales, c’est bien une inhospitalité d’État qu’il faut qualifier aussi de xénophobie d’État puisqu’elles sont toutes les conséquences de politiques publiques nationales et, faut-il le préciser aussi, d’orientations européennes. De là, plus généralement et pour revenir à la France, une offensive assumée contre les libertés publiques, qui a débuté dans les quartiers populaires où vivent de nombreux habitants racisés et qui s’est étendue par la suite à l’ensemble des mouvements sociaux. Rappelons à celles et ceux qui penseraient que cette analyse est excessive et donc insignifiante, qu’elle est également celle du juriste, écrivain et académicien François Sureau dans son livre Sans la liberté (Gallimard, 2019). Très libéral au plan économique et social, il n’en est pas moins un défenseur intransigeant des libertés fondamentales individuelles et collectives, et le tableau qu’il brosse de leur remise en cause est accablant parce qu’il est précis, circonstancié et rigoureux.

Quant à « la gauche », comme beaucoup disent, alors qu’il faut en parler au pluriel, puisqu’elles sont depuis longtemps fort diverses, certaines en effet, je pense en particulier au Parti Socialiste et à plusieurs associations proches pour ne pas dire inféodées comme SOS Racisme, persévèrent dans une sorte de fraternalisme habillé aux couleurs avantageuses de l’antiracisme moral. Qualification impropre en vérité qui permet aux mêmes de revendiquer le monopole de la moralité en faisant croire, cela peut être implicite ou explicite, que l’antiracisme politique auquel ils s’opposent serait amoral ou immoral. Impropre, cette auto-caractérisation de l’antiracisme dit « moral » par ses défenseurs, qui doit s’analyser comme une auto-promotion destinée à disqualifier les autres formes d’antiracisme, l’est aussi parce qu’elle masque leurs présupposés : à savoir une conception au fond individualiste du racisme reposant sur la croyance que les ressorts de ce phénomène sont essentiellement personnels car liés à une socialisation et à une culture réputées déficientes qui doivent être comblées par des rencontres et des apprentissages divers. De là, un prêchi-prêcha moralisateur, superficiel, dépolitisé et dépolitisant qui est impuissant, à cause de ces présupposés mêmes, à combattre le mal auquel il prétend s’attaquer. 

Affiche de l’association SOS Racisme, 2009

En quoi les concepts de racisme d’État et d’État raciste diffèrent d’une part, mais peuvent se confondre d’autre part ?

Pour faire pièce à la doxa officielle, défendue par de nombreux responsables politiques de droite comme de gauche, d’une certaine gauche en tout cas, par une multitude de démagogues divers et par des bateleurs médiatiques qui se croient journalistes, commençons par rappeler ceci : les catégories de racisé, de racisme d’État, de racisme institutionnel, de xénophobie d’État ou de xénophobie institutionnelle ne sont pas des catégories forgées à l’étranger, aux États-Unis notamment, par des Afro-étasuniens d’extrême-gauche. La fonction de cette légende, sans rapport avec la réalité, est claire : disqualifier par avance ces catégories et celles et ceux qui les utilisent en faisant croire qu’elles sont des produits d’importation aux origines militantes. Conclusion, ces catégories seraient sans pertinence pour analyser les réalités françaises et ceux qui s’obstinent à les employer seraient de dangereux idéologues portant atteinte à l’histoire, aux traditions et à la République française.

En ce qui concerne le concept de racisé, rappelons qu’on le doit à Colette Guillaumin dans un ouvrage majeur paru en 1972 : L’idéologie raciste. Relativement au racisme d’État, Michel Foucault y a consacré un cours célèbre au Collège de France en 1976 dans lequel il utilise ce concept pour analyser l’avènement de la biopolitique et ses conséquences pour les institutions, les populations et les guerres, notamment. Intitulé « Il faut défendre la société », ce cours a été publié par les éditions du Seuil et Gallimard en 1997. À l’époque, ni le ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski, ni la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Alice Saunier-Seïté, tous deux peu suspects de laxisme, n’ont émis de critiques. Leurs lointains successeurs d’aujourd’hui, qui se prétendent fort modernes et libéraux, n’ont ni ces pudeurs, ni ces prudences. De plus, Pierre Bourdieu en 1996, lors de la mobilisation des sans-papiers et de l’intervention brutale des forces de l’ordre à l’église Saint-Bernard, notamment, puis Achille Mbembe lors des révoltes des quartiers populaires de novembre 2005, ont mobilisé les catégories de xénophobie et de racisme d’État pour rendre compte au mieux des événements qu’ils analysaient.

Illustration et citation de Colette Guillaumin, auteur de « L’idéologie raciste », paru en 1972. Illustratrice: Julie Bois

Enfin précisons, à la suite de Michel Foucault, que le racisme d’État ne saurait être confondu avec un État raciste puisque le premier se caractérise entre autres par ceci que les discriminations systémiques, institutionnelles et étatiques dont sont victimes les personnes racisées demeurent, en dépit d’atteintes substantielles à des droits et libertés majeures, compatibles avec des institutions de type démocratique. Là où les États racistes reposent sur une conception hiérarchisée du genre humain et la légalisation de deux ordres juridiques et politiques distincts. L’un qui organise l’assujettissement d’une ou de plusieurs minorités raciales en ruinant de façon radicale les droits fondamentaux de leurs membres, et en les exposant à des dispositions répressives spécifiques et à des violences particulières. L’autre qui, opposable aux membres de la race dite « supérieure », est destiné à garantir leur domination économique, sociale, politique et symbolique. Les cas les plus notables d’États racistes à l’époque contemporaine furent, entre autres, l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid et les États-Unis, de 1787 à 1967, date à laquelle fut censurée par la Cour suprême l’ultime législation mixophobe de Virginie interdisant les mariages interraciaux. Michel Foucault prend lui pour exemple le cas de l’Allemagne nazie qu’il tient pour la réalisation la plus terrible d’un État raciste et antisémite qui, au cours de sa radicalisation criminelle, s’est transformé en un État génocidaire articulant une thanatopolitique – l’extermination industrielle des Juifs, notamment – à une biopolitique destinée à faire vivre et prospérer les Aryens dans un « espace vital » purifié sur le plan racial par cette extermination même et le déplacement forcé de millions d’habitants.

Est-ce que les débats récents sur la loi immigration ou sur l’idée d’une suppression du droit du sol dans le département de Mayotte renforcent votre argumentation sur le mythe de la France « terre d’accueil », à travers l’étude de lois spécifiques envers les Roms par exemple ?

En ce qui concerne Mayotte, il s’agit clairement d’une involution stupéfiante de la politique xénophobe voire raciste conduite par l’Élysée et le gouvernement, qui est destinée à établir une législation d’exception dans ce département. Après la loi asile-immigration votée récemment, c’est aussi la confirmation inquiétante du cours illibéral désormais suivi par les autorités françaises qui prennent de plus en plus de liberté avec des dispositions majeures et des droits fondamentaux. La situation des gens du voyage et des Roms français et étrangers est autre puisqu’elle a été juridiquement établie par la loi du 16 juillet 1912 imposant à ceux qui étaient identifiés comme appartenant à ces minorités des dispositions discriminatoires destinées à organiser leur surveillance sur l’ensemble du territoire et à limiter leur liberté de circulation et d’installation. Toutes ces dispositions ont été maintenues jusqu’en 1969, date à laquelle elles n’ont pas été abrogées mais seulement réformées. Il faut attendre la loi du 27 janvier 2017 pour qu’il en soit enfin ainsi, en précisant que cette très tardive abrogation n’a pas mis un terme, bien au contraire, aux politiques publiques romanophobes qui sont d’une rare violence sociale et policière.

Pancarte « Fin du droit du sol ? Manu, t’as perdu la boussole ! » brandie lors d’une manifestation contre la loi immigration, le 21 janvier 2024 à Paris. Photo: Serge D’Ignazio

Peut-on dire que les tenants d’un discours que vous qualifiez de « pseudo-universaliste » dans votre livre veulent masquer une vision eurocentriste du monde, dont les effets ont été néfastes sur le reste de l’humanité depuis plusieurs siècles, sans même remonter jusqu’à l’esclavage ou la colonisation ?

Assurément, mais il est nécessaire de préciser aussi que la situation française est singulière car, à la différence d’autres pays dits occidentaux, et sans céder si peu que ce soit à une vision enchantée, force est de constater que c’est dans l’Hexagone que les résistances aux analyses précitées sont sans doute parmi les plus vives, pour ne pas dire les plus violentes. De même, faut-il le souligner, pour les approches intersectionnelles jugées par beaucoup, y compris à gauche, comme sans pertinence. À tous, rappelons que dans son dernier rapport rendu public au cours de l’été 2020, Jacques Toubon, Défenseur des droits, s’était prononcé en faveur d’une telle démarche qu’il estime indispensable pour mettre au jour de façon aussi précise et complète que possible les discriminations cumulatives, sociales, raciales, religieuses ou encore liées au genre, subies par certains.

Ces résistances françaises sont entre autres liées aux particularités du roman national-républicain. Il repose notamment sur ce que je nomme l’exceptionnalisme français, pour faire entendre qu’il s’agit d’une construction discursive, politique et idéologique, entretient sans fin la mythologie hexagonale selon laquelle la France, étant la fille aînée des Lumières, des Déclarations des droits de l’homme et du citoyen, de la Révolution et de la République, serait ainsi un pays d’exception presque toujours soucieux d’accomplir sa prétendue mission civilisatrice, universaliste et émancipatrice. Pour aller à l’essentiel, c’est la majeure du syllogisme qui rend possible l’énonciation de la mineure : grâce à cela, l’Hexagone serait historiquement et politiquement immunisé contre les maux racistes et xénophobes qui affectent gravement d’autres États. De même pour les discriminations. Mineure qui ressortit à ce que j’appelle la mythologie immunitaire. Sa conséquence principale est d’entretenir cette croyance que si le racisme, la xénophobie et les discriminations existent, tous ne sont au fond que résiduels et liés à une somme de comportements individuels qui ne concernent en rien les institutions publiques et l’État. De là, in fine, la violence des réactions à l’endroit des analyses et des revendications qui remettent en cause ces fondements du roman national-républicain.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Image d’ouverture : pancarte brandie lors de la manifestation contre la loi immigration, le 21 janvier 2024 à Paris. Photo : Serge D’Ignazio

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