« Le gouvernement ne fait pas la guerre à la précarité, mais préfère s’en prendre aux plus vulnérables »

03/04/2024

Avec les annonces faites par Gabriel Attal sur la nouvelle réforme de l’Assurance chômage, le macronisme accélère sur la mise sous pression du monde du travail. Tous les types d’aides aux demandeurs d’emploi se voient désormais sévèrement revus à la baisse, quand elles ne sont pas conditionnées à des heures de travail, ou supprimées. Les catégories qui auraient le plus besoin d’aides se voient plus que jamais mises à contribution quand celles qui pourraient contribuer profitent du soutien sans faille de l’État. Décryptage d’une injustice majuscule par l’économiste Anne Eydoux pour QG

« Une réforme de l’assurance chômage est nécessaire pour atteindre le plein-emploi ». Ces mots du ministre de l’Économie Bruno Le Maire, le 6 mars 2024, témoignent de l’empressement du gouvernement à durcir davantage les conditions d’existence des chômeurs et à faire des économies sur leur dos. Pour QG, l’économiste Anne Eydoux, maîtresse de conférences au CNAM et membre du collectif les Économistes Atterrés, analyse ce projet, ainsi que d’autres tels que le RSA sous condition d’activité, la suppression de l’Allocation spécifique de solidarité ou la réforme de Pôle emploi devenu France Travail. Autant de mesures de coercition destinées à exercer une forte pression sur le monde du travail entier, dans la logique d’une politique néolibérale pratiquant une austérité sélective, qui frappe les plus pauvres, épargne les plus riches, et échoue invariablement depuis 40 ans, notamment par rapport à l’objectif du plein-emploi. Interview par Jonathan Baudoin

Anne Eydoux est économiste, maîtresse de conférences au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), membre du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE-CNRS) et du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET)

QG : Comment analysez-vous la sortie du Premier ministre Gabriel Attal, déclarant que « travailler est un devoir », et ses déclarations affirmant la nécessité d’une nouvelle réforme de l’assurance chômage ?

Anne Eydoux : Sur le premier point, le Premier ministre dit vrai. Le Préambule de la Constitution de 1946 indique bien que « chacun a le devoir de travailler ». Mais ce même Préambule affirme aussi le « droit à l’emploi » (article 5), ainsi que celui « d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence » (article 11) lorsqu’on ne peut travailler, que ce soit pour des raisons liées à l’âge, à la santé, ou à la « situation économique ». Or les politiques de l’emploi ne garantissent en rien l’effectivité du droit à l’emploi. Quant aux réformes du service public de l’emploi et de l’insertion, elles remettent de plus en plus nettement en question le droit à des « moyens convenables d’existence ». Elles sont déséquilibrées : elles se focalisent sur les devoirs au détriment des droits.

S’agissant de la réforme de l’assurance chômage, on assiste depuis quelques années au détricotage du système bismarckien créé en 1958. C’était un système protecteur, à la fois pour les travailleurs et pour l’économie. Financé par les cotisations des salariés et des employeurs, géré par les partenaires sociaux, ce système assure, en cas de perte d’emploi, un revenu de remplacement proportionnel au salaire antérieur. Il garantit aux chômeurs une relative continuité de leurs revenus et soutient l’économie en cas de récession, en évitant l’effondrement complet du pouvoir d’achat.

Or, conformément au programme du candidat Macron à la présidentielle de 2017, la loi de financement de la Sécurité Sociale 2018 a supprimé, au nom du pouvoir d’achat, les cotisations salariales d’assurance chômage. C’est une goutte d’eau pour le pouvoir d’achat, mais ça change la nature même du système d’assurance chômage. Les salariés qui ne cotisent plus ont moins de raisons de bénéficier d’un revenu de remplacement en cas de chômage, et les syndicats qui les représentent sont moins légitimes pour cogérer le système. C’est un pilier du système bismarckien qui s’est effondré, en silence. L’État en a profité pour reprendre la main sur les objectifs et l’agenda des négociations en imposant, dès 2019, des coupes sévères dans les indemnités chômage, au détriment des plus précaires.

Photo de Bruno Le Maire: crédit Benedikt von Loebell

Aujourd’hui, le ministre de l’Économie annonce une reprise en main « définitive » du système par l’État. Est-ce la fin du paritarisme et le parachèvement d’une « beveridgisation » du système [du nom de William Beveridge, principal instaurateur de l’État-Providence au Royaume-Uni après la Seconde guerre mondiale, NDLR] ? Que va-t-il advenir des cotisations employeurs qui permettent encore d’assurer à une partie des chômeurs des revenus de remplacement proportionnels à leur salaire antérieur ?

Avec les dernières dispositions prises par le pouvoir en matière de droits sociaux – suppression de l’allocation de solidarité spécifique (ASS), coupe dans l’assurance-chômage, RSA sous condition de 15h de travail hebdomadaire, réduction du délai de contestation d’un licenciement, peut-on dire que c’est une guerre aux plus pauvres qui est menée?

Ce qui est clair est que le gouvernement ne fait pas la guerre à la pauvreté ni à la précarité, mais préfère s’en prendre aux plus vulnérables. La loi Plein-emploi de décembre 2023 a prévu la généralisation du RSA sous condition d’activité, sans attendre les résultats des évaluations du RSA conditionné. La condition d’activité devrait d’ailleurs concerner l’ensemble des demandeurs d’emploi, au RSA ou non, sans qu’on sache à partir de quelle durée de chômage. Mais les ressources pour organiser ces 15 heures d’activité manquent, si bien que cette généralisation ne sera vraisemblablement pas effective avant 2025. Si elle a lieu, ce sera la porte ouverte à une forme de « workfare » à la française (politique de travail obligatoire en contrepartie des aides).

Ce qu’on peut dire déjà de la réforme France Travail, c’est qu’elle est financée par les chômeurs. L’État n’a pas remis un sou dans la machine. Le budget consacré par le ministère du Travail au programme 102 « accès et retour à l’emploi » a même très légèrement diminué. Les ressources allouées à France Travail sont donc essentiellement puisées dans le budget de l’assurance chômage (Unedic). Cette dernière contribuait déjà largement au budget de Pôle emploi [désormais France Travail, NDLR]. Sa contribution devrait passer de 4,33 milliards d’euros en 2023 à 6 milliards d’euros à l’horizon 2026.

À cela s’ajoute la suppression prochaine de l’Allocation spécifique de solidarité (ASS), qui bénéficiait aux chômeurs en fin de droits. Derrière le maintien du budget « accès et retour à l’emploi » du ministère du Travail, il y a donc de nouveaux services pour l’activation des chômeurs (accompagnement, activités, mais aussi contrôles et sanctions) financés par la baisse des montants qui leur sont alloués. Une partie des chômeurs va basculer au RSA. Une autre partie, notamment les personnes en couple dont le conjoint a un revenu supérieur au seuil d’éligibilité au RSA, devra se contenter de la solidarité familiale. Les femmes en couple seront probablement les premières concernées, comme lors des réformes Hartz en Allemagne il y a 20 ans.

Peter Hartz, ancien directeur du personnel de Volkswagen, est à l’origine des réformes du marché du travail de 2005 en Allemagne

C’est une illustration de plus du caractère sélectif de l’austérité en France. Les économies budgétaires se concentrent sur les plus vulnérables, tandis que les ménages aisés et les entreprises bénéficient de baisses d’impôts et/ou de cotisations. Les catégories qui ont besoin d’aide sont mises à contribution quand celles qui pourraient contribuer profitent du soutien sans faille de l’État.

Doit-on craindre un dépeçage quasi-complet des droits sociaux dans les années à venir ?

Difficile à dire. Je ne pense pas que le RSA disparaisse, par exemple. Par contre, à cause de l’érosion de l’assurance-chômage, il va prendre davantage de place dans le soutien au revenu des chômeurs. Mais il offrira un soutien dégradé, d’autant qu’il n’a pas été assez revalorisé pour assurer un « revenu convenable d’existence ». On est sur une pente de réduction continue des droits et des acquis sociaux de l’après-Seconde guerre mondiale. À l’époque de la création de l’Unedic en 1958, personne ne se posait la question de savoir si l’assurance chômage était trop généreuse et risquait de décourager de travailler. Les indemnités étaient généreuses mais le chômage était très bas : les chômeurs retrouvaient facilement du travail parce qu’il y avait des emplois. Depuis le début des années 1980, on reste loin du plein-emploi, même quand le chômage se réduit. Les gouvernements successifs préfèrent rejeter la faute sur les chômeurs et les précaires plutôt que d’admettre l’inadéquation des politiques de l’emploi.

Peut-on dire que le gouvernement Attal, composé pour moitié de millionnaires selon les révélations de nos confrères de l’Humanité, est un gouvernement « bourgeois », complètement déconnecté des réalités économiques et sociales des Français ?

Je dirais que ce sont des néolibéraux, à la fois dogmatiques et autoritaires. Je ne suis pas sûre qu’ils soient déconnectés de la réalité, ils savent quels intérêts ils servent. Il est rare qu’une manifestation contre une réforme, même massive, parvienne à l’empêcher complètement. Par exemple, la loi Plein-emploi et la réforme France Travail mettent en œuvre, sous une autre forme, le projet de Revenu universel d’activité (RUA) qui avait été abandonné en 2020 lors de la crise sanitaire. Derrière ce nom censé être à la mode se cachait peut-être déjà un projet de remise en cause du système paritaire d’assurance-chômage: le fameux « revenu universel », financé par l’impôt, qui assurerait aux chômeurs un minimum social.

Logo de France Travail, ayant remplacé Pôle emploi depuis le 1er janvier 2024

Quelles alternatives à la politique économique et sociale en place seraient à mettre en œuvre?

Il me semble qu’il faudrait d’abord réaffirmer les grands principes de notre Constitution, au-delà du devoir de travailler qui reste incantatoire quand le volume d’emplois à pourvoir est insuffisant. D’abord le droit à un « revenu convenable d’existence » sans condition, parce que c’est le devoir d’une société riche de ne laisser personne sans ressources, et parce que certains allocataires du RSA ont une famille, des enfants. Ensuite, le droit à l’emploi. On sait que celui-ci ne peut être assuré par les politiques de l’emploi classiques mais nécessite des politiques macroéconomiques. Or ces dernières doivent être repensées pour viser la transition écologique et sociale plutôt que la croissance. Les enjeux en termes de travail et d’emploi sont considérables : réduire l’activité des secteurs polluants, organiser les transitions professionnelles, répondre aux besoins sociaux (services publics sociaux, de santé, d’éducation) et environnementaux (services publics de transport, d’énergie, isolation des logements), réduire le temps de travail. Cela demande une ambition et des moyens tout aussi considérables. Il faut sortir des politiques d’austérité, du moins telles qu’elles sont conçues aujourd’hui. C’est aujourd’hui aux ménages aisés et aux entreprises qui ont des ressources (tout en ayant l’empreinte carbone la plus élevée) de contribuer à la transition écologique et sociale et de la rendre vivable pour les plus précaires. Ce qui suppose aussi de soutenir ces derniers et de revaloriser leurs emplois.

Avec les réformes punitives du service public de l’emploi et de l’insertion, on en est très loin. Les allocataires du RSA, les jeunes suivis par les Missions locales et les personnes en situation de handicap accompagnées par Cap emploi seront automatiquement inscrits à France Travail et priés de s’activer. Mais le nouveau service public de l’insertion et de l’emploi aura-t-il des ressources pour proposer des activités ? Celles-ci seront-elles adaptées aux besoins et aux contraintes des nouveaux demandeurs d’emploi ? Leur permettront-elles de retrouver un emploi décent ? S’agira-t-il d’activités utiles à la collectivité ? On peut craindre que l’objectif du gouvernement soit plutôt d’activer un nombre toujours plus grand de demandeurs d’emploi pour satisfaire les demandes des employeurs et pourvoir les postes les plus pénibles. L’objectif paraît être le plein-emploi pour les employeurs et non le plein-emploi au sens d’un accès à l’emploi pour celles et ceux qui en sont privés. C’est aussi le plein-emploi des capacités productives, aux antipodes de la transition écologique et sociale.

Jonathan Baudoin

Anne Eydoux est économiste, maîtresse de conférences au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), membre du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE-CNRS) et du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET), membre du collectif les Économistes Atterrés. Elle est l’auteure de : Misère du scientisme en économie. Retour sur l’affaire Cahuc-Zylberberg (avec Benjamin Coriat, Thomas Coutrot, Agnès Labrousse, André Orléan, éditions du Croquant, 2017) ; Faut-il un revenu universel ? (avec Didier Gelot, Jean-Marie Harribey, Marc Mangenot, Christiane Marty, Henri Sterdyniak, Stéphanie Treillet, éditions de l’Atelier, 2017)

Image d’ouverture : Capture d’écran de Gabriel Attal, Premier ministre, sur le plateau du 20h de TF1 le 27 mars 2024

2 Commentaire(s)

  1. Je réagis sur un unique élément de cet interview (pas le temps de tout lire ou voir en ce moment).

    « c’est un devoir de travailler ».
    Quand on en reste là comme argument, c’est que l’on veut dire que c’est une « obligation » de travailler (esclavage rémunéré ?).

    Mais pourtant on ne peut déconnecter une « mesure morale énoncé » (ou même une loi) du contexte historique de sa création :

    Explicitation. Le « devoir de travailler » a été énoncé à une époque où les services publics étaient nombreux, de qualité et très souvent gratuits. Dans ces conditions il peut paraitre légitime que la contrepartie à cette gratuité -qui a un coût de production- soit une contribution par le travail pour financer le salaire de ceux qui produisent ces services publics.

    Mais là, là, il faut être un sacré vicieux, un sacré faux-jeton pour opposer aux chômeurs le devoir de travailler quand on est l’auteur de la destruction systématique des services publics. Il fallait oser et il l’a fait.

    (Et là je ne parle pas de la difficulté à trouver un emploi adapté à ses compétences. En fait cette affirmation morale est immorale car le but caché est de faire accepter un déclassement social à tous les chômeurs ; en faire des machines « obéissantes ». Ou même, tout simplement, de réduire les allocations chômage pour financer les dépenses de l’Etat en Ukraine ou ailleurs).

  2. La distinction entre cotisation sociale employeur et salarié est pure convention. Elle ne sert qu’à embrouiller les choses. Elle est encore plus embrouillé du fait que sont assiette est le salaire brut, c’est à dire cotisations patronales déduites! Ces cotisations font toutes les deux partie de la masse salariale. La répartition entre employeur et salarié ne change rien ;
    – à la masse salariale et donc à ce que verse l’employeur pour ses salariés
    – aux sommes versées aux organismes sociaux
    – au salaire net (avant impôt) des salariés, à une bizarrerie fiscale près (part patronale pour la complémentaire santé imposé sur le revenu du salarié).

    La CSG a encore de complexifié la compréhension du système social, en faisant croire que les salariés ne cotisent plus aux recettes de l’assurance maladie et de l’UNEDIC alors qu’ils y participent toujours. Mais plus par un cotisation sociale mais par la CSG et toujours en pourcentage de leurs salaires!

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