Dans l’étreinte du Golan, un vent lourd traverse les collines marquées par les conflits. Sur le sol, les restes de branches et de terres remuées par les tanks et les militaires venus arracher la végétation des alentours. “Ils ont rasé nos oliviers et érigé des barricades”, raconte Abu Hussein. Ce professeur des écoles de 58 ans était aux premières loges lorsque les troupes israéliennes ont débarqué dans son jardin, au lendemain de la chute de Bachar al-Assad le 8 décembre dernier. “Mon fils est allé voir le bulldozer et leur a demandé d’arrêter, se souvient le vieil homme. Mais ils nous ont envoyé une patrouille armée à pied.” Assis à une terrasse, un thé à la main, son regard se pose au loin. Une vingtaine d’éoliennes appartenant à Israël tranchent l’horizon. Alors que l’État hébreu impose plus que jamais sa présence dans les vallées du Golan, les habitants sont de plus en plus contraints à une résistance silencieuse, par peur de représailles.

Le Golan, un oasis stratégique
Le plateau du Golan est un territoire stratégique, d’une importance non négligeable d’un point de vue géopolitique et militaire. Riche en ressources naturelles, notamment en eau grâce à sa pluviométrie élevée, il offre aussi une vue imprenable sur les régions voisines telles que le Liban, la Jordanie et Damas, la capitale syrienne. Le Mont Hermon, enneigé à cette période de l’année, culmine à 2800 mètres. C’est l’un des sommets les plus élevés du Golan. Il représente un atout stratégique en raison de sa capacité à surveiller de vastes zones alentour. Conquis par Israël en 1967 lors de la guerre des Six Jours, le plateau du Golan a été annexé par l’État hébreu en 1981, une décision qui reste non reconnue par la communauté internationale.
La situation est devenue plus complexe en 2019, lorsque les États-Unis, sous la présidence de Donald Trump, ont reconnu officiellement sa souveraineté israélienne. Depuis l’annexion, Israël a implanté des colonies sur le plateau, où environ 20.000 personnes vivent actuellement, consolidant ainsi sa présence sur ce territoire disputé. Le lendemain de la chute de Bachar al-Assad, les chars israéliens ont traversé la zone tampon du Golan, censée rester démilitarisée selon l’accord de désengagement signé en 1974. Cet acte constitue une première depuis cet accord et marque une évolution dans la situation militaire et politique de la région. De nombreux habitants syriens dénoncent le fait d’avoir été déplacés de leurs villages et menacés depuis l’arrivée des soldats sur leurs terres. Dans ce contexte, le gouvernement israélien a récemment approuvé un projet visant à doubler la population israélienne sur le Golan, notamment par la construction de nouveaux villages sous contrôle israélien. Cette initiative s’inscrit dans un projet plus large de colonisation de la région, dont l’objectif est d’intégrer définitivement le plateau à Israël. Car pour Benyamin Nétanyahou, le plateau du Golan, que les Israéliens appellent aussi “la vallée des larmes”, appartient à Israël “pour l’éternité”.

“Y a-t-il des groupes du Hezbollah ou des groupes islamistes près de chez vous ?”
Abu Hussein et son fils ont ensuite été emmenés dans un bâtiment du gouvernorat (division administrative d’un territoire, équivalente au département, à la province ou à la région, dans certains pays arabes, ndlr) par l’armée israélienne. “Ils nous ont pris nos papiers, nous ont photographiés avec leurs téléphones portables, puis ils nous ont interrogés: êtes-vous musulmans ? Quelle est votre religion? Y a-t-il des groupes du Hezbollah ou des groupes islamistes près de chez vous ?”. À la suite de l’interrogatoire, les deux Syriens seront transférés à Khan Arnabeh, quelques kilomètres plus loin. “Depuis, nous ne sommes toujours pas retournés chez nous”.
Plus loin dans la région, Abu Hassan, un fermier d’une soixantaine d’années, raconte sa propre histoire. “Quand les Israéliens sont arrivés, beaucoup ont eu peur et sont partis. Moi, j’ai décidé de rester”, témoigne-t-il, un shemagh posé sur ses cheveux. “La vie ici est très dure. Avec ma femme, qui est palestinienne, nous avons six enfants et tous résident chez nous. Il n’y a pas de travail, pas d’argent, et l’électricité ne fonctionne que quelques heures par jour.” Ce Syrien du Golan, qui a perdu deux de ses fils sous le régime de Bachar al-Assad, lutte contre les difficultés quotidiennes. “Je marche des kilomètres pour ramener de la nourriture. Mais malgré tout, je reste ici, parce que cette terre est à nous”, dit-il, déterminé à vivre dans la dignité malgré l’absence d’infrastructures et les menaces constantes.

“On va te tuer si on te voit dans cette zone”
Dans son bureau du centre de Quneitra, chef-lieu de gouvernorat et principale ville du Golan, Mohammed al Fayyad (photo d’ouverture) incarne cette jeunesse syrienne du Golan déterminée à se battre pour ses terres et pour la mémoire de ceux qui ont disparu sous le régime de Bachar al-Assad. Avocat, activiste et défenseur des droits humains, il est l’un des visages engagés dans la résistance contre l’occupation israélienne dans la région. Mais son histoire est aussi celle d’un homme qui a été témoin d’une guerre dévastatrice et d’un régime qui a laissé derrière lui des familles brisées.
Avant même la chute du régime syrien, Mohammed al Fayyad s’était engagé dans des missions humanitaires et légales. Son travail consistait à retrouver les personnes disparues, arrêtées sans procès par les autorités syriennes, et à documenter ces abus. Il avait même créé un groupe Facebook secret pour permettre aux familles de faire connaître la disparition de leurs proches et commencer une enquête. Grâce à des sources au sein de la police, il réussit à retrouver une vingtaine de disparus. La moitié d’entre eux étaient déjà morts, l’autre moitié dans les prisons du régime. “C’étaient principalement des personnes qui s’étaient opposées au régime criminel en 2012”, précise-t-il, évoquant les conditions de vie insoutenables sous la répression. En parallèle, il s’est impliqué dans des missions humanitaires en distribuant des kits médicaux et alimentaires aux familles dans le besoin.


Les jours qui ont suivi la chute de Bachar al-Assad, l’avocat a vu Israël s’emparer de 23 villages syriens, couper l’accès à l’eau et à l’électricité, et renforcer son contrôle militaire dans la zone. L’armée israélienne a commencé à creuser des tranchées et à surveiller plus strictement cette zone frontalière. Le 8 janvier dernier, alors qu’il documentait la situation avec le journaliste français Sylvain Mercadier, Mohammed al Fayyad a été arrêté par l’armée israélienne. “Nous étions là pour montrer au monde ce qui se passait. Mais l’armée israélienne nous a arrêtés, a confisqué nos appareils, nos téléphones et nos cartes SIM.” L’armée l’a interrogé, cherchant à savoir s’il avait des liens avec le Hezbollah ou l’Iran, des accusations fréquemment portées contre les Syriens de la région. Emmené avec le journaliste dans une base militaire située dans un bâtiment occupé par l’armée israélienne en territoire syrien, il a été bâillonné et agenouillé au sol pendant de longues heures, frappé et humilié. Cette arrestation n’était que le début d’une série de menaces qui s’abattent sur lui depuis. Il assure que des messages lui arrivent régulièrement via des faux comptes sur Facebook, l’avertissant : “On va te tuer si on te voit dans cette zone”, ou encore “On va te tuer si tu prends des photos de nos bases militaires”. Pourtant, malgré ces intimidations, l’homme reste inébranlable dans sa détermination. “Je vais continuer mon travail, tant que je peux, parce qu’Israël vole nos terres, et je ne peux pas rester silencieux. C’est mon devoir de témoigner, de montrer ce qui se passe ici.”
Aujourd’hui, Mohammed al Fayyad continue de se battre sur deux fronts : celui de la résistance à l’occupation israélienne en tant qu’activiste, et celui de la justice pour les crimes commis par le régime syrien en tant qu’avocat. “Le peuple syrien a repris sa liberté. Le régime criminel des Assad est terminé. Maintenant, il faut qu’il y ait justice pour toutes ces personnes disparues, et des procès pour les criminels de guerre.”
Itzel Marie Diaz, envoyée spéciale en Syrie
Photos Itzel Marie Diaz