À Tulsa, la résistance au regard de l’histoire

18/02/2025

Tandis que Donald Trump entame un second mandat à la tête des États-Unis, une résistance intellectuelle et politique cherche à se structurer. Notamment à l’université de Tulsa, ville façonnée par la ségrégation qui fut longtemps la « capitale mondiale » de l’or noir, située dans l’un des bastions conservateurs du pays, l’État de l’Oklahoma, où 70% des suffrages sont allés au candidat républicain. Notre collaborateur Thibault Biscahie s’est rendu sur place pour assister au premier colloque du Center for Heterodox Economics, surnommé le « Che », centre d’économie critique qui vient d’ouvrir ses portes. Pourquoi les récits qui légitiment l’austérité sont-ils si facilement acceptés ? Pourquoi prend-t-on pour argent comptant les souhaits dystopiques de quelques milliardaires concernant l’IA ? Comment réduire à néant ces mythes mortifères? Entre analyses théoriques et engagements militants, chercheurs et activistes ont mis en lumière la nécessité de lier savoirs critiques et luttes sociales, du Brésil à la Palestine, en passant par New York. Un reportage exclusif de QG en Oklahoma

Pour se rendre à Tulsa (Oklahoma) depuis Montréal, on peut choisir de transiter par l’aéroport de La Guardia. Situé au cœur de Queens, à New York, le lieu est peut-être le seul sujet sur lequel Donald Trump et Joe Biden ont parlé publiquement d’une aussi même voix, l’actuel président américain ayant estimé en 2016 que l’installation aéroportuaire était digne « du Tiers Monde », faisant écho à une tirade semblable de l’ancien président démocrate prononcée deux années plus tôt. Une décennie plus tard, les terminaux rutilants et disproportionnés de Delta Airlines visent à laver cette comparaison qui se voulait infamante. À l’image de la ville elle-même, plus hors de prix que jamais, les infrastructures aéroportuaires new-yorkaises ont achevé une dispendieuse transformation. Certes, le fait d’avoir dû débourser l’équivalent d’une vingtaine d’euros pour s’accorder une pinte au bar, au terme d’une bien longue escale, a de quoi faire tressaillir. Mais la résignation prend vite le dessus. Ne nous serine-t-on pas depuis le 5 novembre que Donald Trump doit sa réélection aux taux d’inflation spectaculaires de l’ère Biden ?

C’est précisément de l’une des universités les plus progressistes de New York et du monde transatlantique – la New School for Social Research – que seront originaires plusieurs intervenants à la conférence inaugurale du Center for Heterodox Economics (« Centre d’Économie Hétérodoxe », surnommé le « Che »), au premier rang desquels sa directrice, l’économiste Clara Mattei. Rattaché à l’Université de Tulsa, ce nouveau centre d’économie critique vient d’ouvrir ses portes. L’événement inaugural qui s’y tient du 6 au 9 février 2025 entend donc donner le ton et augurer de ses activités futures. La carrière de Clara Mattei – dont le premier ouvrage a déjà reçu un certain nombre de louanges sur le site de QG – décollait à New York, mais cette dernière a préféré se dépayser dans l’un des plus éminents « red states », bastion du nationalisme chrétien, dans lequel le Républicain Trump a recueilli pas loin de 70% des suffrages en novembre dernier. 

Quelques semaines après l’entrée en fonction de Donald Trump pour un second mandat, QG vous propose un reportage en Oklahoma, où la résistance intellectuelle et l’activisme syndical et communautaire tentent de s’organiser de concert à l’ombre d’une histoire tragique, celle d’un État forgé par l’épuration ethnique et d’une ville meurtrie par la haine raciale. 

Une colonie intérieure

Qu’on se le tienne d’emblée pour dit : l’Oklahoma a toutes les caractéristiques d’une colonie intérieure. À mi-chemin entre le Sud et le Midwest, l’État est créé à la suite du déplacement forcé de plusieurs populations autochtones vers l’ouest du pays ; il est l’un des derniers à avoir rejoint l’Union. Au XXe siècle, il a bâti sa prospérité sur le saccage de l’environnement (« Drill, baby, drill! ») et la ville de Tulsa, en particulier, a été le théâtre d’actes de haine raciale d’une férocité difficilement concevable en temps de paix. 

La reconnaissance de l’Oklahoma comme 46ème État par Teddy Roosevelt se fait donc sous le sceau de l’épuration ethnique. Elle grave dans la loi ce qui avait été gravé dans le sang et dans la glaise : le déracinement des « Cinq nations » dites « civilisées » de leurs terres d’Alabama et de Géorgie, et leur déplacement par-delà le fleuve Mississippi, vers le « Territoire indien », qui deviendra la partie orientale de l’État. Cette série de déportations – dont la plus connue, « le chemin des larmes » (trail of tears), est intervenue à la fin des années 1830 – fait que l’est de l’État est presque intégralement composé de territoires autochtones, dont les plus peuplés sont sous juridiction Osage, Cree (Muskogee), Cherokee, Choctaw, Chickasaw ou Séminole. On parle 26 langues autochtones en Oklahoma, le nom de l’État provenant lui-même du Chacta okla (« peuple ») et humma (« rouge »). 

Rapidement, on y découvre des gisements de pétrole très abondants, si bien que Tulsa devient au tournant du siècle « la capitale mondiale » de l’or noir. Sa population est multipliée par dix entre 1907 et 1921. L’industrie de l’extraction devient vite, on s’en doute, un levier de croissance considérable. L’aéroport international de Tulsa a même pour réputation d’avoir été le plus affairé du monde au terme des roaring twenties. L’enrichissement lié aux ressources énergétiques fossiles ne profite pourtant pas tellement aux populations relocalisées de force sur place, comme le prouvent les meurtres en série de dizaines de propriétaires de terres pétrolifères Osage tout au long des années 1920, qui forment notamment la trame du dernier long métrage de Martin Scorsese. Les splendides immeubles Art déco du centre-ville semi-désert de Tulsa sont le témoignage d’une époque qui fut pour certains dorée. La seconde ville la plus peuplée de l’Oklahoma peut effectivement s’enorgueillir de posséder le troisième patrimoine d’architecture Art déco des États-Unis. Si les bureaux que ces bâtiments abritent au centre-ville paraissent désormais bien vides, le parking de la gigantesque église méthodiste de Boston Avenue – rare exemple d’architecture ecclésiastique Art déco, qui plus est dessiné par une femme – ne désemplit pas, lui, en ce dimanche matin de février.

Bien que confinée au quartier de Greenwood, la population africaine-américaine de Tulsa a pleinement contribué à ce dynamisme économique, avec des activités commerciales florissantes qui donnèrent naissance à une petite bourgeoisie noire et valurent à Greenwood le surnom de « Black Wall Street ». L’abolition de l’esclavage en 1865 est suivie de près par les lois Jim Crow ; dès lors, l’ouest des États-Unis offre une échappatoire, et l’Oklahoma voit même le développement d’une cinquantaine de villes peuplées uniquement d’Afro-Américains, qui échappent ainsi tant bien que mal à la répression politique et à la marginalisation économique que leur promettait la ségrégation. Mais une recrudescence des activités du Ku Klux Klan gangrène l’Oklahoma rural au début du siècle, et ses membres se tiennent à l’affût de la moindre étincelle qui permettrait de déchaîner leur haine. Quelques mois après le Red Summer et les attaques incessantes de l’organisation terroriste contre les communautés noires des grandes villes (Chicago, Washington D.C) comme des campagnes (en Arkansas), le prétexte tant attendu se présente à Tulsa le 30 mai 1921. Une histoire montée de toute pièce va déclencher un déchaînement de violence aveugle et mener à la destruction complète du quartier de Greenwood.

Les esprits s’échauffent lorsqu’une jeune fille blanche de 17 ans, Sarah Page, accusa un jeune homme noir de 19 ans, Dick Rowland, de l’avoir agressée dans un ascenseur du centre-ville, avant de se rétracter par la suite. Reprise sans vérification dans le Tulsa Tribune sur un ton incendiaire dès le lendemain, l’accusation fut accueillie comme une divine surprise par les suprémacistes blancs. Désireux d’en découdre, ils se réunirent par centaines autour de la prison dans laquelle Dick Rowland était détenu. Alertés par des rumeurs de lynchage, plusieurs groupes d’homme noirs de Greenwood se précipitèrent vers le tribunal pour tenter de protéger Rowland, et les centaines d’hommes blancs qui les y trouvèrent forcèrent l’altercation. Dès les premiers coups de feu tirés, la foule fondit comme un seul homme sur Greenwood et mit en quelques heures le quartier à feu et à sang.

La garde nationale, mobilisée par le gouverneur et partie d’Oklahoma City, ne parviendra à Tulsa qu’au matin. Toute la nuit durant, les assaillants blancs incendièrent les commerces et les habitations, empêchant les pompiers d’intervenir pour maîtriser les flammes. Les suprémacistes tirèrent profit du chaos pour piller les propriétés et abattre sans distinction de nombreux hommes, femmes, enfants et aînés noirs. Déterminer le nombre de victimes reste extrêmement difficile, et de nouvelles fouilles sont en cours depuis 2019. La commission d’enquête de 2001 tablait toutefois sur une estimation totale de 150 à 300 morts, avec des centaines de blessés et de déplacés. La nuit du 31 mai au 1er juin 1921 fut longtemps considérée de manière apolitique comme une « émeute », ce qui permit d’ailleurs aux compagnies d’assurance de ne jamais dédommager les habitants de Greenwood qui avaient tout perdu.

Le quartier renaquit pourtant vite des décombres, riche d’une scène culturelle et artistique qui connut son apogée dans les années 1940. Hélas, les habitants de Greenwood n’en avaient pas fini avec les mauvais coups ; ils virent leur quartier défiguré par l’extension de l’autoroute 244, qui eut pour effet d’un peu plus ségréguer spatialement les populations noires et d’accélérer le déclin économique du quartier dans les années 1960 et 1970. On est toujours frappé de constater aujourd’hui à quel point le tracé des huit voies de l’Interstate 244 forme une barrière physique intimidante qui ne peut que continuer de nuire à l’entrepreneuriat, à la sociabilité et à l’égalité dans l’accès au logement, ou aux services de santé, et d’éducation.

L’histoire de l’Oklahoma fait ainsi écho à une fameuse affirmation de Karl Marx dans les derniers chapitres du Premier livre du Capital. Il y évoque l’accumulation primitive, à savoir le « vol » originel, le rapt fondateur qui a permis au mode de production capitaliste d’émerger, à grand renfort d’enclosures agricoles, d’industrialisation hâtive et de conquêtes coloniales. Après description de ces fléaux, Marx conclut que le capital « vient au monde dégoulinant de sang et de saleté par tous ses pores, de la tête aux pieds ». Logiquement, les écrits du penseur allemand ont régulièrement été convoqués en ce début février 2025, pour cette conférence inaugurale du « Che » à Tulsa. 

Penser en hétérodoxe

La soirée liminaire du 6 février était dévolue à la définition de l’hétérodoxie, cet ensemble d’approches en économie qui constitue, aux dires de l’éminent Jamie Galbraith, « la bannière commune de l’indépendance intellectuelle ». Fortes de leur pluralisme et de leur interdisciplinarité, les approches hétérodoxes reconnaissent que des alternatives variées existent pour transformer la société ; on ne saurait donc être hétérodoxe et doctrinaire. Problème, toujours selon Galbraith, ces approches se définissent davantage par ce qu’elles rejettent que par ce qu’elles préconisent, si ce n’est la résolution qu’il fait sienne d’adopter une approche institutionnaliste : de concevoir qu’aucun marché n’est « libre », et qu’aucun marché n’existe sans État, postulat qui a le mérite d’unir sous le même étendard libéraux critiques (comme les post-Keynésiens), féministes, écologistes ainsi que les diverses chapelles marxistes. 

La tâche qui nous incombe, nous dit Anwar Shaikh, professeur émérite d’économie à la New School, consiste à tenter d’approcher le réel pas à pas, de se confronter collectivement à l’orthodoxie, et de ne pas rechigner à la dispute. Il faut, de plus, se garder de succomber au nationalisme méthodologique qui pourrait mener à chercher vainement des modèles vertueux parmi les nations et à négliger le rôle des interdépendances, ajoute Ingrid Kvangraven, professeure au King’s College de Londres. Elle rappelle amèrement que son pays d’origine, la Norvège, doit sa prospérité, ses bonnes pratiques environnementales et son très large parc automobile électrisé à l’exploitation des terres rares dans les pays du Sud et à l’export d’hydrocarbures. Déconstruire ce que l’on veut nous faire tenir pour acquis (le « sens commun ») exige ainsi d’étudier de manière rigoureuse les courants dominants, sans néanmoins se fatiguer à convaincre les chercheurs néoclassiques, qui sont là où ils sont pour défendre la cause capitaliste et ne possèdent aucun intérêt à changer d’avis. L’objectif est plutôt de clarifier sa propre pensée, de produire un savoir émancipateur qui met le doigt sur les injustices et de propager celui-ci, tout en étant prêt à subir des attaques féroces, car il est dangereux pour les possédants de s’entendre dire que les inégalités économiques n’ont rien de naturel et peuvent être corrigées.

Le programme des deux jours suivants fut à l’avenant. Difficile, il est vrai, d’échapper aux menues frasques propres aux conférences de ce genre : quelques fichiers Powerpoint surchargés et illisibles qui noient la pensée, des applaudissements un tantinet m’as-tu-vu dans le public lorsqu’il est question de soutien à la Palestine, des chemises de jeunes premiers un peu trop ouvertes sur des torses velus, quelques invités stars qui se décommandent à la dernière minute, etc. Quelques rares errements et postures, au milieu de discussions qui se sont généralement avérées stimulantes, esquissant les contours d’un espace de partage entre université et activisme, d’un nouveau type de lieu où échanger des idées et des pratiques. Le besoin d’inventer un espace où créer de la praxis (réconcilier la théorie avec l’action) devient des plus impérieux lorsque l’on fait face à ce que l’économiste grec Costas Lapavitsas nomme un « interrègne ». Les mots lucides de l’économiste argentino-brésilien Matias Vernengo résonnent avec une gravité particulière : alors que l’on se prépare à traverser « un très long hiver », il est crucial que les communautés de pensée hétérodoxes puissent continuer à se reproduire.

Aux dires de nombreux participants, les hétérodoxes seraient les vrais légataires des économistes physiocrates et classiques comme François Quesnay, Adam Smith et David Ricardo, puisque ces derniers n’auraient jamais envisagé la séparation disciplinaire entre l’économie et la politique en champs d’étude distincts. Celle-ci fut la conséquence la plus funeste de la révolution marginaliste de la fin du XIXe siècle, emmenée par ces oiseaux de malheur qu’étaient Léon Walras, Carl Menger, Alfred Marshall et Vilfredo Pareto. Si l’on exclut le conflit social de l’équation économique, comment pourrait-on effectivement penser le phénomène tant voué aux gémonies de l’inflation, qui ne possède de signification en tant qu’indicateur que dans la mesure où on l’associe à une réflexion sur les revenus du travail. Car qu’importe au fond que les prix augmentent, tant que les salaires suivent ? Comme le rappelle Vernengo, les électeurs ne votent pas en fonction du taux d’inflation, ils votent comme ils le font parce que leurs salaires ne suivent pas l’inflation, en partie parce que les syndicats ont été largement éviscérés. Même la Banque Mondiale estime qu’une inflation inférieure à 40% est sans impact sur la croissance, et il est vrai qu’historiquement les temps de disette sont plutôt associés à la déflation. 

La sortie des clichés doit aussi primer dans l’analyse des politiques d’austérité, dont les effets récessifs n’ont rien de l’erreur mais tout du projet de classe. Clara Mattei réduit en miettes la présentation qui nous est faite de l’austérité comme une série d’agrégats (ce que l’État dépense, ce qu’il taxe…) et nous exhorte à regarder les glissements qui s’opèrent: d’où l’argent public est retiré pour être réinvesti, le plus souvent en direction des prisons et surtout du complexe militaro-industriel. L’État n’a jamais pris le large ; il intervient plus que jamais, et efficacement avec ça, pour préserver le statu quo et stabiliser l’architecture existante afin que la même loi d’airain demeure : faire que l’immense majorité n’ait d’autre option pour survivre que de travailler pour des salaires trop faibles, sans que des conceptions alternatives de l’ordre économique ne puissent les arracher à ce sort. L’austérité révèle ainsi la tension irréconciliable qui existe entre besoins sociaux et logiques de profit. Elle relève de l’ADN même du capitalisme, puisqu’elle est la seule solution dont disposent ses défenseurs pour stabiliser un système qui fonctionne au détriment du grand nombre. Et qu’importent les récessions que l’arme austéritaire provoque à court terme, car la baisse d’activité et le chômage servent à alimenter les rangs de l’armée de réserve, celle qui est prête à vendre sa force de travail pour un salaire insuffisant, et dont le dénuement fait mécaniquement pression à la baisse sur l’ensemble des salaires. Comme l’ont montré les travaux de Michal Kalecki, le plus marxiste des keynésiens, les capitalistes n’ont pas intérêt au plein emploi.

Même si les approches quantitatives étaient également à l’honneur lors de la conférence, l’histoire de l’économie politique a occupé le haut du pavé. Appréhender l’économie politique historiquement permet de dénaturaliser et démystifier ce que l’on considère comme allant de soi. L’historien de Berkeley, Trevor Jackson, a usé de sa voix la plus solennelle pour nous en convaincre : la connaissance de l’histoire – et plus particulièrement de l’histoire de la vie économique, à savoir des conditions matérielles et sociales d’existence des travailleuses et des travailleurs – n’a rien perdu de sa dimension radicale et émancipatrice. Il importe de connaître le passé non pas pour en tirer des « leçons », mais parce que celui-ci est fondamentalement différent du présent. On en vient alors à la réalisation que si le monde était différent autrefois, il peut tout à fait être transformé à nouveau. Il nous faut ainsi nourrir une forme de solidarité transhistorique, par laquelle on apprendrait des luttes passées pour comprendre ce qui distingue celles qui marquent notre époque et déterminent en partie notre avenir. 

D’un point de vue plus stratégique, ces réflexions ont nourri la conversation sur les récits économiques dominants et la nécessité de leur opposer des contre-récits convaincants. Pourquoi les récits qui légitiment l’austérité sont-ils si facilement tolérés ? Alors que chacun sait que nulle technologie n’est neutre dès lors qu’elle est enchâssée dans un système économique particulier, pourquoi prend-t-on pour argent comptant les souhaits dystopiques de quelques milliardaires qui nous suggèrent que l’Intelligence Artificielle va remplacer les travailleurs ? Comment porter efficacement le contre-récit qui verrait dans l’IA une opportunité rêvée pour diminuer le temps du travail et gagner à la fois en qualité de vie et en productivité ? Comment réduire à néant ces mythes mortifères ?

C’est par une plus forte association aux luttes sociales, au niveau interne comme international, que le monde scientifique peut espérer contribuer à déconstruire les balivernes dont on nous rebat les oreilles pour envisager des futurs plus justes. Une dimension particulièrement bien intégrée au projet du « Che ». 

S’associer aux luttes

En tant que lieu chargé d’une histoire si tragique, Tulsa représente un endroit de prédilection où faire converger les combats intellectuels avec les luttes pour la reconnaissance et la subsistance. La table ronde sur l’économie politique de la Palestine occupée, dont la tenue même a fait l’objet de critiques et de pressions (situation désormais tragiquement banale dans les universités états-uniennes comme canadiennes), en a donné l’occasion. Ses intervenants et intervenantes ont pu donner à entendre des vérités négligées qui émanent des politiques de destruction systématique d’Israël à Gaza, quelques jours seulement après la conférence de presse conjointe de Donald Trump et de Benjamin Netanyahou, au cours de laquelle l’épuration ethnique fut évoquée sur un ton presque badin, comme s’il s’agissait d’un levier de développement capitaliste comme un autre.

Pour Raja Khalidi, directeur du Palestinian Economic Policy Research Institute situé à Ramallah, la réponse génocidaire d’Israël au 7 octobre ouvre une nouvelle phase qui dépasse ce que l’économie politique peut nous permettre de comprendre. La chercheuse Lamees Farraj attire notre attention sur les 17 à 20% de travailleurs palestiniens intégrés au marché du travail israélien dans la construction et l’agriculture, qui ont vu leurs permis tout simplement suspendus à la suite du 7 octobre, et leurs revenus fondre en conséquence. Shir Hever, chercheur en économie politique et manager de l’Alliance for Justice between Israelis and Palestinians, rappelle l’état catastrophique des institutions politiques et économiques israéliennes. Un an et demi après le début de la guerre à Gaza, le fait que l’économie israélienne est en train de s’effondrer est encore largement passé sous silence. Le pays est devenu l’un des pires endroits du monde où investir (90% des investissements dans le secteur technologique se sont volatilisés). La seule industrie dans laquelle Israël continue d’exporter est celle de l’armement, alors même que toutes les technologies de pointe dont l’État hébreu se gargarisait ont échoué à prévenir l’attaque surprise du 7 octobre. Une occasion de plus de rappeler, s’il en était besoin, que les armes utilisées pour perpétrer le génocide sont avant tout américaines.

D’autres activistes internationaux ont fait le déplacement à Tulsa, comme Thiago Vasconcelos, directeur de coopérative agroécologique et organisateur local du mouvement paysan des sans terres du Brésil (Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra).Il faut noter qu’un fort contingent d’économistes brésiliennes ou originaires du Brésil (Luiza Nassif Pires, Clara Brenck, Carolina Alves) a aussi fait le déplacement, témoignant du dynamisme et de la résilience de la pensée critique dans ce pays, malgré plusieurs années de bolsonarisme. La leader du plus puissant syndicat islandais (VR Union), Halla Gunnarsdóttir, est également intervenue pour célébrer la « générosité intellectuelle », celle dont les universitaires doivent faire preuve pour déconstruire les clichés économiques qui restent vivaces dans l’un des pays le plus syndiqués au monde (la fameuse courbe de Phillips, qui proscrit de facto l’augmentation des salaires), arguant du besoin urgent et désespéré de contre-récits alors même qu’un nombre croissant de ménages islandais ressent la précarité dans une économie pourtant relativement bien-portante.

Les luttes sociales américaines ont également été mises à l’honneur, avec plusieurs intervenants et organisateurs locaux originaires de Chinatown et du Lower East Side de New York. Parmi eux, Wing Lam et Zishun Ning du Chinese Staff and Workers’ Association (CSWA), qui luttent contre les dynamiques de spéculation immobilière qui brisent les liens de solidarité au cœur de ces quartiers, et contre certaines législations d’un autre temps – la fameuse journée de 24 heures, légale dans l’État si progressiste de New York – qui mènent à de la « super-exploitation ». Comme nous l’explique d’une voix calme et résolue JoAnn Lum, ancienne journaliste devenue organisatrice au sein de la National Mobilization Against Sweatshops, ce type d’arrangements avec le droit est notamment monnaie courante dans le secteur des soins à la personne, pourtant en partie financé par le Medicaid gouvernemental. L’industrie (privée) du soin paie seulement 13 heures sur les 24 travaillées et détruit le corps des femmes qui s’occupent des personnes dépendantes. Pour Zishun Ning, les 1% sont plus unis que les 99%, car tout est fait pour diviser les travailleurs et travailleuses. Le jeune homme n’est pas tendre avec le système éducatif, qu’il accuse d’avoir relayé les politiques de l’identité qui empêchent les travailleurs et travailleuses de s’unir, alors même que certains propriétaires fonciers chinois – Jonathan Chu ou Margaret Chin à New York – font montre d’une cupidité qui dépasse celle des propriétaires blancs d’autrefois.

D’autres activistes locaux de Tulsa et d’ailleurs étaient présents, comme des militants en faveur du revenu universel ou Kelsey Royce, engagée dans un collectif citoyen qui combat le népotisme et la corruption au niveau local. Impossible de rester insensible, enfin, face au discours de Britanny Newton, engagée pour la hausse du salaire minimum en Caroline du Nord. Avec sa verve tranchante, la jeune femme nous explique que trois choix s’offraient à elle après le lycée : le community college, le fast food, ou l’armée. Dans l’impossibilité de s’acquitter les frais d’inscription du college, elle a choisi de servir l’armée pendant huit ans. Depuis sa démobilisation, la vétérane Britanny Newton se bat pour faire avancer la cause de l’augmentation des salaires – le salaire minimum est aujourd’hui fixé à 7.25 dollars en Caroline du Nord, soit moins de 7 euros – depuis le comté de Columbus, l’un des plus pauvres de l’État. En mettant en résonance des théories scientifiques et des connaissances universitaires avec tous ces combats concrets sur le terrain, la conférence inaugurale du « Che » a efficacement fusionné théorie et action dans une praxis appliquée à l’échelle locale, nourrie des expériences des hommes et surtout des femmes qui prennent soin des autres et continuent de se battre contre l’indignité.

En définitive, la conférence inaugurale du « Che » attire notre attention sur la nécessité, à l’heure de Trump 2.0, d’organiser la résistance intellectuelle dans des espaces hybrides, ou dans d’autres espaces que les universités. Ces dernières, il est douloureux de l’admettre, tendent bien souvent à récompenser la veulerie des arrivistes et le conformisme des suiveurs, et à accorder de la visibilité à celles et ceux qui sauront réciter le plus doctement le discours attendu par les bailleurs de fonds. Ces espaces autres peuvent être les syndicats, les associations, les réseaux travaillant dans les politiques publiques, les organisations communautaires, les think-tanks (pas tous de droite, aux États-Unis), les médias indépendants, etc. La multiplicité des canaux d’action et la diversité de l’écosystème invitent à une nécessaire division du travail : à l’évidence, tous les scientifiques ne peuvent pas devenir des activistes. 

Au terme du processus mené à son terme de néolibéralisation de l’université qui a œuvré à séparer le monde de la connaissance de la société, le « Che’ »constitue donc une belle expérimentation. Ouvert à tous, fort d’un contingent d’étudiants et d’étudiantes inscrits dans un cursus en économie hétérodoxe, aspirant à accueillir des événements mensuels qui réunissent universitaires et activistes, il constitue un nouvel espace au niveau local au sein duquel ouvrir la conversation. Sa création nous rappelle que savoir s’organiser est une science, surtout à l’heure où de nombreux mouvements sociaux ont été réprimés ou marginalisés. 

Malgré les obstacles qu’ils ne manqueront pas de rencontrer, l’enthousiasme de Clara Mattei et de ses camaradess Scott Carter, Bruno Theodosio et Jisu Park, n’en demeure pas moins communicatif. Leur volonté de nourrir la pensée critique et de soutenir l’activisme à une échelle rapprochée semble être la voie à emprunter dans un pays si décentralisé, et mérite tout notre soutien. La tâche sera ardue, le climat sera adverse, mais le combat demeure crucial au sein d’une nation de plus en plus oligarchique et divisée, dont la population est en mauvaise santé, qui n’en finit plus de perdre le contrôle du monde, et qui serait mieux avisée de panser ses plaies internes plutôt que de se vautrer dans de sempiternelles aventures impérialistes. 

Thibault Biscahie, envoyé spécial à Tulsa

Photos Thibault Biscahie

L’auteur remercie le Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal pour son soutien.

 1Killers of the Flower Moon (2023).

2Le Tulsa Tribune titra ce jour-là : « Nab Negro for Attacking Girl in Elevator » (« Épinglez le Negro qui a attaqué la jeune fille de l’ascenseur »), déclarant à tort que l’altercation était une tentative de viol.

3Professeur d’économie à l’Université du Texas à Austin, James K. Galbraith est le fils de John Kenneth Galbraith, conseiller économique des Présidents F. D. Roosevelt, J. F. Kennedy et L. B. Johnson.

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