Gérard Noiriel : « Pour contrer un discours social, on a martelé des discours identitaires accusant les étrangers »

19/02/2025

Bruno Retailleau à l’Intérieur, et Gérald Darmanin, garde des Sceaux: le choix du duo police-justice au sein du gouvernement Bayrou, dernière carte abattue par une macronie à l’agonie, est en soi éloquent. Ce dernier se distingue par un alignement idéologique et politique désormais quasiment total sur le discours de l’extrême droite, qui achève de légitimer le RN. Gérard Noiriel, directeur de recherches à l’EHESS sur les question d’immigration, montre à quel point la « question des étrangers » fut utile au patronat, depuis le 19ème siècle, pour détourner la colère des classes populaires en période de contraction économique. Auteur de « Préférence Nationale, » un essai paru dans la collection Tracts chez Gallimard, il revient sur la genèse de cette idée pour QG

Droit du sol remis en cause, polémiques à répétition sur les OQTF non exécutées, et maintenant, « sentiment de submersion migratoire » dans la bouche même de l’ex-centriste François Bayrou, dernier premier ministre en date d’Emmanuel Macron. Depuis la dissolution de l’été dernier et les deux gouvernements successifs mis en place par l’Élysée, les idées de l’extrême droite inspirent plus que jamais les discours politiques et médiatiques. Aujourd’hui, qu’est-ce qui sépare encore le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, nouveau héros de la droite porté à bout de bras par toute la sphère Bolloré, des positions d’une Marine Le Pen ou d’un Éric Zemmour sur la question des étrangers? Peu à peu l’idée de « préférence nationale » s’est imposée dans le discours de la droite dite « républicaine ». Une idée née dans les années 1880, et qui ressurgit dès que la patronat en a besoin pour contrer la montée en puissance d’un mouvement ouvrier puissant et unifié, affirme Gérard Noiriel, directeur de recherches à l’EHESS et spécialiste des questions sur l’immigration. En 2024, il livrait le concentré de sa réflexion sur le sujet: Préférence nationale. Leçon d’histoire à l’usage des contemporains. Pour QG, il revient sur les thèses de cet essai, publié chez Gallimard. Interview par Thibaut Combe

Gérard Noiriel, directeur de recherches à l’EHESS et spécialiste des questions d’immigration, était invité de QG en 2023.
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QG: Votre essai sur la préférence nationale semble chaque jour davantage être étayé par l’actualité politique française, qui a mis cap au pire. Qu’est-ce qui vous a poussé à l’écrire en 2024 ?

L’adoption de la loi « Asile, immigration » en décembre 2023 a été pour moi une preuve supplémentaire de la dérive actuelle d’un gouvernement qui se dit par ailleurs respectueux des « valeurs de la République ». Dans ce cours essai de la collection Tracts, j’ai rassemblé les principaux enseignements des 30 années de recherche que j’ai consacrées à cette question, en rappelant comment l’extrême droite avait imposé dans le discours public le slogan sur « la préférence nationale ».

QG : Quand et comment est née cette idée de « préférence nationale », dont la gauche semblait par ailleurs être proche au départ, dans les années 1880 ?

L’expression « préférence nationale » n’était pas vraiment utilisée avant les années 1980. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que dès les débuts de la IIIe République s’est imposée l’idée que les élus du peuple devaient protéger en priorité les travailleurs français par rapport aux étrangers. C’est la conséquence de la rupture fondamentale qu’a imposée la IIIe République grâce à une politique ayant permis l’intégration des classes populaires au sein de l’Etat nation. C’est ce que j’appelle la « nationalisation » de la société française. Dès les années 1880, un clivage apparaît sur cette question au sein de la gauche. Même si elle s’est efforcée de relativiser le « nous Français » – au nom duquel la droite stigmatise ou rejette les immigrés étrangers – en valorisant le « nous êtres humains », la question de l’immigration a toujours été une pomme de discorde au sein de la gauche. Le député de l’Ain, Christophe Pradon (1847-1919), élu en 1881, a joué un rôle essentiel dans la légitimation du « problème de l’immigration » dans le débat public. Pourtant, il appartenait à la gauche dite modérée. Mais ses arguments sur la protection du travail national n’étaient pas partagés par l’extrême gauche marxiste, emmenée par Jules Guesde, le leader du Parti Ouvrier Français (POF).

QG : Pour autant, la bourgeoisie n’a–t-elle pas utilisé la nation, et favorisé la peur de l’étranger pour éviter que les ouvriers du monde ne s’allient, et que tout cela ne débouche sur la révolution annoncée par Marx ? 

En 1848, quand Marx et Engels publient le Manifeste du Parti Communiste, avec cette fameuse conclusion : « prolétaires de tous les pays, unissez-vous », la nationalisation des sociétés européennes ne s’est pas encore vraiment produite. Dans les décennies suivantes, l’intégration des partis ouvriers européens au sein de leur Etat (processus illustré par des revendications et des luttes qui s’adressent désormais uniquement à leur propre gouvernement), va rendre de plus en plus difficiles les mobilisations dépassant le cadre des frontières nationales. C’est ce nouveau contexte qui va permettre à la bourgeoisie d’exploiter le « nationalisme » pour lutter contre les formes de solidarité entre ouvriers français et étrangers. C’est aussi un moyen de présenter les étrangers comme la principale menace pour le peuple français, afin de discréditer la lutte des classes.

Le Parti Ouvrier Français, issu d’une gauche marxiste, était opposé aux reformes socialistes qui privilégiaient les travailleurs français. Déjà dans les années 1880, la gauche se divisait sur la question des ouvriers étrangers

QG : À partir de 1883, la rhétorique de la « préférence nationale » avance plusieurs idées qui deviendront familières sur la question des étranger : non-assimilation, danger pour la sécurité nationale et aggravation du chômage pour les Français. A t-on réussi à avancer de manière progressiste sur le sujet ? 

Le fait que les arguments sur le « problème de l’immigration » fabriqués dans les années 1880 soient aujourd’hui encore mobilisés par la droite et l’extrême droite ne signifie pas que cette histoire soit linéaire. Dans les périodes où le patronat français a eu massivement besoin des travailleurs immigrés, il y a eu des avancées progressistes concernant le respect des droits humains. Ce fut le cas notamment au cours des « trente glorieuses » avec la signature de la Convention de Genève concernant les réfugiés (1951) ou la loi de 1972 contre le racisme.

QG : Dès 1930, on refuse le renouvellement des cartes de séjour aux étrangers, leur interdisant l’accès au travail. N’est-ce pas une fabrication de la misère, un processus contre-productif puisqu’on pousse les gens dans la précarité et potentiellement à la criminalité ou à du travail illégal? 

Vous avez raison. Ces politiques sécuritaires aboutissent finalement à des résultats inverses à ceux qui sont claironnés. Lorsque vous privez les individus du minimum des droits humains nécessaires pour survivre, il ne leur reste que des solutions désespérées.

QG: Quand la France a un besoin de main d’œuvre, l’immigration n’est pas un sujet. Pour autant, dès qu’une crise apparaît, les premiers visés sont les étrangers. La classe politique se défausse sur cette communauté, facile à stigmatiser ? 

Oui, il s’agit là d’un fait incontestable. Lorsque les flux migratoires sont les plus élevés (années 1920, années 1960), c’est une question complètement marginale dans le débat public. En 1968, c’est l’extrême gauche qui repolitise la question de l’immigration pour dénoncer la surexploitation d’un prolétariat parqué dans les bidonvilles. Mais quelques années plus tard, quand la conjoncture économique se retourne, la droite et l’extrême droite s’emparent du sujet pour détourner la colère des classes populaires victimes de la crise économique. Paradoxalement, c’est quand l’immigration s’arrête que les portes-parole de la classe dominante commencent à gloser sur l’envahissement et le « grand remplacement ». Dans la plupart des pays démocratiques, c’est la droite et l’extrême droite qui exploitent ces références nationales qui sont placées au centre de leur programme politique.

QG : Vous dites que le sujet de l’immigration est d’abord un problème socio-économique. L’immigration a été un levier important pour faire tourner des industries particulières ?

En ce qui concerne la France, il est évident que l’immigration a été l’une des dimensions essentielles de l’action de l’Etat pour combler les déficit du marché du travail. Depuis la fin du XIXe siècle, les travailleurs étrangers ont occupé une place essentielle dans l’industrie minière, l’industrie lourde, le BTP, l’agriculture. Tous les gens sérieux, même dans les milieux patronaux, savent qu’aujourd’hui encore l’économie française aura besoin de faire appel à des centaines de milliers d’immigrés pour faire face aux pénuries de main d’oeuvre, notamment dans le secteur des services. La place des femmes est de plus en plus importante aujourd’hui dans ces nouveaux flux migratoires.

Manifestations d’étudiants, en 1935, pour protester contre l’arrivée de médecins étrangers fuyant le nazisme

QG : Le domaine le plus touché est celui de la médecine depuis les années 1930. Comment s’est construit le racisme dans cette profession ?

Je montre que les formes de concurrence qui ont pu toucher, sur le marché du travail, les Français et les étrangers n’ont pas concernés que les classes populaires (ouvriers, artisans, petits commerçants). Dans les années 1930, parmi les dizaines de milliers de réfugiés ayant fui le nazisme, un certain nombre appartenaient aux professions libérales. Les médecins et les avocats français (y compris les étudiants) se sont mobilisés contre ceux qu’ils appelaient « les métèques », ce qui a alimenté l’antisémitisme dans des milieux sociaux qui ont massivement soutenu le régime de Vichy en 1940. 

QG : La préférence et l’identité nationales sont des idées vieilles de près de 150 ans. Comment ont-t-elles réussi à traverser les époques ?

Depuis la fin du XIXe siècle, le sentiment d’appartenance nationale a été puissamment inculqué par toute une série de moyens, comme la langue, le droit, les discours sécuritaires et les commentaires martelés chaque jour dans l’actualité politico-médiatique. Le constat que j’ai fait, c’est que nous vivons dans une société qui reste fondamentalement structurée sur une base nationale. C’est ce qui explique l’impact que peuvent avoir les discours qui manipulent le « nous Français » pour accuser les étrangers de tous les maux. L’une des principales contradictions de la situation actuelle, c’est que la plupart des sphères d’activité sont aujourd’hui mondialisées (l’économie, la culture, le sport etc), mais la compétition politique reste encore prisonnière de la logique nationale. On le voit bien avec la crise que traverse l’Europe actuellement.

QG : La droite a fait de l’immigration, la sécurité et la place des étrangers un cheval de bataille. Qu’a-t-elle à gagner à se positionner aussi fermement sur cette question ? 

J’ai montré que dès la fin du XIXe siècle, la vie politique s’était restructurée autour d’un clivage opposant « la droite nationale-sécuritaire » et la gauche « sociale-humanitaire ». Dans un système politique fondé sur la logique parlementaire, la prise du pouvoir d’Etat suppose de gagner les élections en expliquant aux citoyens quels sont les responsables de leurs malheurs. La montée en puissance du mouvement ouvrier a permis à la gauche de dénoncer le rôle des patrons capitalistes. C’est pour contrer ce discours social que les partis qui défendent les intérêts de la bourgeoisie ont martelé des discours identitaires accusant les étrangers d’être les responsables des malheurs des Français. Les contextes de guerre ou d’actions terroristes ont été systématiquement exploités pour alimenter des discours nationalistes, xénophobes, antisémites et racistes.

Les discours identitaires, portés par Jean-Marie et Marine Le Pen, imprègnent aujourd’hui le paysage politique et médiatique. À tel point que la frontière entre un Bruno Retailleau et le RN semble floue.

QG : Vous soutenez qu’une des solutions pour que la gauche reconquiert les classes populaires serait d’articuler la question des inégalités socio-économiques à celle des droits humains. Est-ce encore possible aujourd’hui ?

L’histoire montre effectivement que la gauche a pu devenir hégémonique en France quand elle a proposé des programmes associant la lutte contre les injustices sociales et pour les droits humains (ce fut le cas en 1936 et en 1981). La déception des classes populaires à l’égard de la gauche au pouvoir au cours des années 1980, mais aussi la crise profonde du mouvement ouvrier victime de l’offensive néo-libérale, l’atomisation des luttes pour défendre des causes qui ont du mal à se coordonner dans un programme d’ensemble (féminisme, antiracisme, écologie etc) expliquent les difficultés actuelles de la gauche. 

QG : Du macronisme au RN, en passant par le PS, le moment semble être à la course à l’outrance anti-immigration. Comment en sommes-nous arrivés à un climat aussi hostile envers les étrangers?

Le déclin du mouvement ouvrier et des luttes socio-économiques est l’une des raisons majeures de l’affaiblissement de la gauche aujourd’hui et de la recrudescence des nationalismes. Au lieu d’alimenter pour la ènième fois les discours dénonçant la « lepénisation des esprits », il faudrait prendre au sérieux la contrainte nationale qui pèse sur l’action politique. Il ne s’agit pas, bien sûr, de justifier les mesures scandaleuses que la droite et l’extrême droite actuelles sont en train de multiplier à l’encontre des immigrés étrangers. Il s’agit plutôt de trouver les moyens d’élargir le « nous Français » en privilégiant ce que les victimes de notre société ont en commun, de façon à détacher du RN et de ses alliés les électeurs et les électrices qui leur font confiance aujourd’hui.

Propos recueillis par Thibaut Combe

Gérard Noiriel est un historien français spécialisé sur les thématiques de l’immigration, de l’identité nationale. Il a notamment écrit Le Creuset français : Histoire de l’immigration XIXᵉ-XXᵉ siècles (Seuil, 2018), Les Origines républicaines de Vichy (Hachette, 2013), Une histoire populaire de la France : de la guerre de Cent Ans à nos jours (Points, 2016), et Le Venin dans la plume : Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République (La Découverte, 2019).

1 Commentaire(s)

  1. C’est impeccable de clarté. Entendu: « une société fondamentalement structurée sur une base nationale ». Reste à expliquer ce qu’est ce  » national ». Allons, dare-dare mettez-vous au travail!
    On peut constater que cette société, la notre, ne s’est pas « structurée » sur une base « européenne ». Mais face aux USA et à sa politique on sent bien que la dimension de l’Europe _avec d’autres institutions, d’autres pratiques, à définir, mais nettement plus démocratiques_ donnerait un autre poids, une autre marge de manoeuvre. Au minimum elle ne serait pas traitée _ quelle joie pour ma thèse! s’il n’y allait pas des milliers de morts dans une guerre absurde _ avec le mépris d’aujourd’hui. La dimension nationale est elle incompatible avec la dimension européenne. Certainement pas. Encore faut-il trouver la bonne articulation entre les deux. Melenchon a raison qui dit::  » Comme si les trente années de suivisme derrière la politique néo-libérale n’avaient pas dévasté les moyens du vieux continent et exacerbé la concurrence des nations qui la compose. »

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