Boualem Sansal, notamment auteur du « Serment des Barbares » (Gallimard), a été condamné à cinq ans de prison en Algérie ce jeudi 27 mars. L’écrivain franco-algérien a été arrêté dans son pays natal en novembre 2024. Interpellé et emprisonné notamment pour « atteinte à l’unité nationale, outrage à corps constitué, pratiques de nature à nuire à l’économie nationale et détention de vidéos et de publications menaçant la sécurité et la stabilité du pays », il fait face à un système judiciaire opaque, sur fond de tensions entre Alger et Paris. Pour QG, son avocat français François Zimeray revient sur cette décision du tribunal correctionnel de Dar El Beida. Il déplore également le détachement et le soutien très lointain de la gauche à l’égard de son client. Maître Zimeray, à qui on a refusé de voir Boualem Sansal depuis novembre, dénonce une atteinte profonde aux droits de la défense et a décidé de faire appel à cette condamnation algérienne. Une interview par Thibaut Combe.
QG: Vous êtes l’avocat de Boualem Sansal désigné depuis son arrestation en Algérie. Pouvez-vous revenir sur les accusations auxquelles il fait face ?
Depuis plusieurs années, Boualem Sansal s’exprime librement sur l’histoire de l’Algérie, avec la sincérité et la lucidité qu’on lui connaît. Il ne réalisait pas que cela pouvait nourrir son dossier d’accusation. Il s’est rendu en Algérie en toute innocence, sans considérer sérieusement qu’il pourrait y être arrêté. Cette idée l’avait peut-être effleuré, mais il refusait d’y croire. Arrêter un écrivain pour ses idées, surtout un homme de son âge, lui semblait inconcevable. Ceux qui le connaissent savent qu’il n’est en rien un provocateur. C’est un homme affable, d’une grande gentillesse. Vous imaginez donc son choc lorsqu’il a été arrêté, dans des conditions qu’Amnesty International a qualifiées de « disparition forcée ». Il a disparu pendant plusieurs jours avant de réapparaître en prison.

Avez-vous des nouvelles rassurantes de Boualem Sansal ?
Je pense que, mentalement, il tient le coup. Il a traversé des moments très difficiles, mais dans l’attente de son jugement, il gardait espoir. Comment vit-il cette condamnation ? Je ne le sais pas. Physiquement, en revanche, c’est un homme qui a besoin de soins et qui n’a rien à faire en détention. Il est très difficile d’obtenir des nouvelles, car il est non seulement incarcéré, mais aussi placé au secret, dans les conditions les plus strictes.
Boualem Sansal vient d’être condamné à cinq ans de prison ce 27 mars. Quelle est votre première réaction ?
La condamnation d’un écrivain innocent trahit le sens même du mot justice. Une détention cruelle, vingt minutes d’audience, une défense interdite et, au final, cinq ans de prison pour écrivain innocent. Son âge et son état de santé rendent chaque jour d’incarcération plus inhumain encore. J’en appelle au président algérien : la justice a failli, qu’au moins l’humanité prévale !
Vous avez également été empêché d’entrer en Algérie au début de son arrestation. Comment avez-vous vécu ce refus de visa ?
Forcément mal, à plusieurs niveaux. D’abord, c’est une atteinte flagrante aux droits de la défense sans lesquels il ne peut y avoir de de procès équitable. Et puis sur un plan personnel, cela m’a profondément touché : je me sens algérien. Toute ma famille vient d’Algérie, elle y a vécu pendant des siècles, bien avant la colonisation française. Comme beaucoup de juifs d’Algérie, nous y étions depuis très longtemps. Le refus de visa a coïncidé avec une campagne à caractère antisémite dans la presse et sur les réseaux sociaux algériens. J’y étais constamment qualifié d’ « avocat sioniste » ou encore « rat sioniste ». J’ai demandé mon visa plusieurs fois, en vain. Des avocats algériens m’ont alors suggéré de faire appel à un autre avocat français. Je leur ai répondu que cela ne changerait rien, qu’ils n’auraient pas plus de visa que moi. Mais ils m’ont dit : « Si, car vous, à cause de la campagne contre vous, vous resterez bloqué à Paris.” Un avocat non-juif pourrait obtenir le visa. Trois semaines plus tard, les autorités sont allées voir Boualem Sansal à l’hôpital pour lui mettre la pression. Il a refusé et décidé de se défendre seul en guise de protestation.
Bruno Retailleau ou Gérald Darmanin semblent alimenter les tensions entre la France et l’Algérie sur divers sujets. Pensez-vous que cela peut entraver les négociations pour libérer Boualem Sansal ?
C’est en tout cas ce que disent les Algériens. Mais force est de constater que ni la modération, ni les gestes d’apaisement, ni le langage diplomatique, ni toutes les mains tendues de la France n’ont eu le moindre effet. Après plusieurs mois de détention scandaleuse, il n’est pas surprenant que certains haussent le ton. D’autant plus que ces déclarations ne concernaient pas uniquement l’affaire Sansal, mais aussi le caractère extrêmement choquant du refus de recevoir l’OQTF à 14 reprises. Il y a là un réel problème. Je peux vous assurer qu’avant ces déclarations, l’Algérie n’y était déjà pas favorable. Mais elles ne sont pas la cause de la situation, elles en sont peut-être la conséquence. Que ces propos aient pu déplaire, c’est une chose, mais le véritable scandale réside dans l’arrestation de cet écrivain et dans le refus de toute coopération judiciaire.

La gauche a du mal à se saisir de l’affaire et à affirmer son soutien ferme à Boualem Sansal, dénonçant une instrumentalisation par le gouvernement. Comment voyez-vous cette distance du camp progressiste avec cette affaire ?
Moi, j’ai milité à gauche toute ma vie. Pour moi, la gauche a toujours été le parti de la liberté, de la démocratie. Et je constate que c’est souvent devenu le camp de la répression et de l’autoritarisme contre les institutions démocratiques. La gauche est pour moi comme une rivière qui sort de son lit, égarée. Je pense que l’instrumentalisation, est d’abord du côté algérien. C’est-à-dire qu’ils instrumentalisent la privation de liberté de cet homme pour régler des comptes avec la France. C’est cette instrumentalisation-là qu’il faudrait dénoncer. Ce qui me frappe, si vous voulez, à la fois comme homme de gauche et comme avocat, c’est l’insensibilité au fait qu’il y a un homme en prison.
La France Insoumise, et notamment sa tête de liste Manon Aubry, ont voté contre la résolution de demande de libération de Boualem Sansal, au parlement européen. Que pensez-vous de cette position ?
J’ai été surpris et profondément choqué. Pour moi, c’est une faute morale. La gauche aurait dû être la première à proposer cette résolution. Je ne comprends pas pourquoi elle ne l’a pas fait, c’est incompréhensible. C’est une faute morale et politique. Comment peut-on se dire de gauche tout en n’étant pas du côté des prisonniers et de la liberté ? Qu’est-ce que la gauche, sinon la solidarité avec les plus faibles, la compassion, la défense des libertés et des institutions démocratiques face à l’autoritarisme ? Tout ce que représente Boualem Sansal. C’est la preuve d’un égarement. On dira qu’il est soutenu par la droite. Et alors ? Ce n’est pas un délit. Être de gauche, c’est être démocrate. Être démocrate, c’est accepter que d’autres ne pensent pas comme nous, donc accepter qu’il existe des personnes à droite. Il a répondu à des questions d’un journal d’extrême droite, et alors ? Est-ce un délit ?
Elisabeth Badinter a parlé d’une “affaire Dreyfus propre à l’Algérie” dans une interview pour le JDD. La comparaison a-t-elle un sens selon vous ?
Oui et non. Toute personne injustement accusée dans un procès fabriqué peut légitimement se reconnaître dans le sort du capitaine Dreyfus, surtout sur fond d’antisémitisme d’Etat. Il y a là quelque chose de prototypique. C’est une analogie compréhensible, et si ces deux affaires restent différentes, un point commun ressort : dans les deux cas, il y a deux innocents, accusés de trahison et envoyés en prison. En revanche, même le capitaine Dreyfus, à l’île du Diable, pouvait correspondre avec sa famille et ses avocats. Lorsqu’il était à l’île de Ré, sa femme et ses avocats pouvaient lui rendre visite. Moi, je n’ai jamais pu le voir. A cet égard, sa condition est pire que celle de Dreyfus, qui, lui, n’a jamais été totalement privé du droit de voir ses avocats ou de correspondre avec eux.
Interview par Thibaut Combe