En ce mercredi de juin, le soleil est brûlant, l’air est étouffant et les rues de Paris ne sont remplies que de courageux, luisants d’une chaleur anormale pour la saison. Oussama (1) finit sa tournée de livraison de repas pour Uber Eats. Il vient se réfugier au sein de la climatisation de la Maison des Livreurs en plein centre du deuxième arrondissement, Rue Saint-Denis.
Autour de lui, une dizaine de personnes grouille et fait les cent pas dans ce lieu unique à Paris, avec son grand salon accueillant où se mêlent canapés, tables, cafetières, et prises précieuses pour recharger les batteries de vélos et de téléphones. Au fond, derrière deux poteaux symboliques de séparation, une permanence est tenue par Circé Lienart, la coordinatrice du lieu et membre de Coopcyle, association à l’initiative du projet.
Circé est débordée, demandée aux quatre coins de la pièce et les livreurs lui amènent leurs épais dossiers administratifs. Derrière ses lunettes, un regard attentif et bienveillant est posé sur les jeunes hommes qui défilent à son bureau. “On règle plus de 20 dossiers par jour. Depuis qu’on a ouvert le lieu à Paris, 1.300 livreurs ont pu être accompagnés”.
Ouverte en 2021, Boulevard Barbès, la Maison est une initiative de Barbara Gomes. L’élue de la Mairie du 18ème avait tout de suite deviné que “l’uberisation des livreurs à vélo allait être une catastrophe. Mais personne n’écoutait, le lobby des plateformes était trop efficace”. En lien avec l’association Coopcyle, quelques élus locaux vont pousser la Ville de Paris à se saisir de la question des livreurs et de leurs “conditions de travail abominables”.
Une fois installée, l’objectif est que “les livreurs aient un coin de repos, de solidarité et des permanences pour qu’ils aient accès à leurs droits en étant aidés”, nous confie Barbara Gomes. Et que les livreurs se saisissent de ce lieu comme d’un endroit bienveillant et à leur disposition.
Livreurs sans droits, travail sans lois
Parmi eux, Oussama, le jeune tunisien de 26 ans arrivé à Paris de son pays natal, avec des espoirs aussi lumineux que le phare de la Dame de Fer, qu’il voit tous les jours sur la selle de son vélo électrique. Il avait un visa pour venir en France, mais voilà 4 ans qu’il foule les pavés parisiens et ses papiers sont expirés. « J’ai demandé un titre de séjour en mai 2022, je n’ai aucune réponse alors même que deux avocats m’accompagnent dans mes démarches. » Il est devenu livreur à vélo pour rester sur place et ne veut pas retourner en Tunisie.
Aujourd’hui, il est venu partager une discussion avec ses pairs, retrouver d’autres livreurs qu’il croise tous les jours sur les centaines de kilomètres de pistes cyclables parisiennes.

Oussama, Ali ou Kacem ne sont pas autorisés à être sur le territoire. Ali est le plus âgé et le plus ancien parisien des quatre. 35 ans dont 10 passés en France, mais une vie rythmée par un « double emploi ». « Je suis livreur mais je travaille aussi sur le chantier quand des patrons en ont besoin. Je suis obligé, j’ai une femme et un enfant« .
Interdit de travail légal, il est obligé de passer par une recherche de postes peu conventionnelle : “On loue des comptes Uber, qu’on trouve sur des groupes Facebook ou WhatsApp, à 150-200 euros la semaine. Si on gagne 1200 euros par mois, la moitié part dans la location de ce compte. C’est terrible.”. Sans oublier que l’argent gagné revient directement au propriétaire et que les sous-loueurs doivent donc aller le récupérer chaque semaine. Une situation de dépendance qui les oblige souvent à courir après leur salaire: “Tous les livreurs ont déjà eu un souci avec le propriétaire. Il disparaît, il ne donne pas tout” lance Kacem, le regard triste.
Il est important de savoir que les livreurs dépensent aussi près de 1 500 euros par an en équipement. Ali, qui nous montre son téléphone cassé, le confirme : « Tu dois changer tous les mois ton écran de téléphone, louer un vélo ou en acheter un nouveau, puisque les vols sont très fréquents. Tout ce qu’on gagne passe dans nos outils de travail, le loyer, la nourriture, et rien d’autre« .
Tout est hostile pour les livreurs, la ville est piégée d’embûches. “Pas un jour ne passe sans que tu aies un problème avec la police parce que tu grilles un feu rouge, sans qu’un client te parle mal, ne descende pas alors qu’il est au 6° étage sans ascenseur, qu’il se plaigne d’une erreur de commande venant du restaurant. On nous parle comme à des chiens en fait”.
Les livreurs sont les tampons entre les restaurateurs et leurs clients virtuels. Les premiers les regardent à peine, les empêchent d’entrer dans leur salle et leur font perdre de précieuses minutes. Les seconds manifestent rarement de l’empathie: pas de geste amical, ni de pourboire. Ils les considèrent à peine comme des travailleurs normaux ou de simples êtres humains. “Nous, on ne fait plus de fast-food : les boissons tombent, les commandes sont incomplètes, on se fait toujours avoir. On n’a pas le droit à l’erreur puisque le compte n’est pas à nous, et si on est déconnecté par Uber, on est foutu”, avoue Ali.
Alors qu’ils font entre 15 et 50 livraisons par jour, toute la semaine, les livreurs savent qu’ils sont aussi piégés dans ce système. Ali qui travaille sur des chantiers le dit : “On est bien mieux sur nos vélos, sans patron, avec des horaires qu’on choisit. Dans le bâtiment, on est forcément soumis à plus de contraintes”.
Médecine, écoute et prévention
Naïm gare lui aussi son vélo au milieu de la dizaine d’autres. Le parking de la « Maison des Livreurs » est plein à craquer, on le remarque autant que la porte Saint-Denis qui surplombe le quartier. “Personne ne commande avec cette chaleur, les gens préfèrent sortir acheter à manger ou attendre le soir”. Il retrouve alors quelques autres livreurs, tous tunisiens, assis sur un canapé, un œil rivé sur leur téléphone, l’autre sur leur vélo devant la Maison. Le regard timide et noyé dans son café, c’est la première fois que Naïm vient à la « Maison des Livreurs ». Il est accueilli par Céline, l’infirmière du lieu : « on peut aller discuter tranquillement si tu as des besoins, des questions, des pépins physiques » le rassure-t-elle.
Au cœur de l’initiative et du projet aujourd’hui: l’accompagnement des livreurs sans-papiers en leur faisant valoir leurs droits, notamment l’Aide Médicale d’Urgence. Et si bon nombre d’entre eux ne peuvent en bénéficier, en raison de revenus trop élevés (l’aide étant plafonnée aux revenus inférieurs à 862 euros par mois), Céline est là pour les recevoir et les emmener à l’étage. En haut, une grande salle avec une table d’auscultation, un bureau et du matériel de médecine.

“La plupart ont des problèmes de santé physique, d’articulation. 12 heures sur une selle créent des problèmes aux parties intimes et les accidents sont fréquents tant ils sont sous pression”. 56% des livreurs ont déjà eu un accident de la route.
Céline leur prodigue les premiers soins : un pansement, un bandage, des dépistages de maladies… mais elle ne peut “même pas leur prescrire un Doliprane ou un anti-douleur. L’idée est de les orienter vers des professionnels et de voir si rien n’est urgent”. Pour Kacem, un grand gaillard qui découvre aussi le lieu, deux accidents de vélos ont déjà eu lieu. Il a demandé l’AME depuis 3 mois, mais n’a reçu aucune réponse. “On est déjà content de pouvoir voir un soignant ici, c’est rassurant”, nous glisse-t-il.
Faute de moyens, la Maison ne peut encore faire de suivi psychologique alors que, selon Céline, “au moins 40% des livreurs souffrent de troubles psychologiques tels que de l’anxiété, des troubles du sommeil, du stress quotidien. Notre prochain objectif est d’assurer cette cellule psychologique”.
Un des objectifs de la « Maison des Livreurs » est également l’accompagnement dans leur vie quotidienne. Entre deux rendez-vous, Circé nous montre les affiches et différents espaces mis à disposition des livreurs. “On organise des cours de français, de la prévention routière, des cours d’informatique et on les met en lien avec Emmaüs Connect pour des ordinateurs à prix réduits”.
Évidemment, la sortie du parcours de livraison et la recherche d’un emploi garantissant le droit du travail sont essentielles et les membres de Coopcycle les “aident à faire des CV, lettres de motivation, à trouver un travail et les accompagnent en fonction de leurs envie dans des métiers qui offrent une stabilité des revenus. » Depuis 2021, près de 50 livreurs ont pu trouver un emploi salarié, la moitié en CDI. Mais les moyens de la Maison sont trop faibles pour assurer des permanences qui accompagneraient avec soin tous les livreurs dans le besoin.
Statuts, papiers, protection sociale : reconstruire les droits
Les moyens financiers ne dépendent que de la Mairie de Paris, municipalité socialiste. Florentin Letissier, adjoint Écologiste de la maire, y est en charge de l’Economie Sociale et Solidaire. Il est la main qui signe la subvention annuelle, votée au Conseil de Paris, tous les ans. “En 2024, on a débloqué 65.000 euros pour la Maison des Livreurs. On les a accompagnés dans le changement de lieu. C’est essentiel que ces livreurs aient un minimum de suivi”. Mais pour l’élu du 14e arrondissement, le lieu est une solution temporaire. “À terme, il faut que tous ces livreurs puissent avoir un statut officiel, une reconnaissance entière et juridique avec des droits, tout en contraignant les plateformes à respecter les normes du salariat”.
Pour l’ensemble du corps politique et associatif qui s’est penché sur la question de ce salariat déguisé, tenu à bout de bras par des personnes sans-papiers, “il faut sortir de l’hypocrisie et de cette stigmatisation de gens qui font partie intégrante de notre économie”. Barbara Gomes aussi est engagée pour une reconnaissance des droits pour les livreurs : « Les plateformes fonctionnent selon un contournement du code du travail. Si les livreurs ont des papiers, aucune surexploitation ne sera possible donc c’est une urgence ».
Quelques personnalités politiques se sont rendues à la « Maison des Livreurs » notamment Danielle Simmonet (députée ex-LFI), Fabien Gay (sénateur PCF), Maud Gatel (ancienne députée Modem) ou Leïla Chaïbi (euro-députée insoumise). Le cœur du sujet, somme toute, c’est bien la question de la reconnaissance des droits du travail.

Depuis 2024 et grâce une directive du Conseil de l’Union Européenne, les livreurs à vélos bénéficient d’une présomption légale d’emploi. Une inversion totale de la responsabilité revenant alors aux plateformes de prouver qu’elles n’ont pas de relations de travail avec le livreur. Malheureusement, en France rien n’est respecté et les entreprises et leurs lobbys ont un tel poids dans les négociations que les livreurs sont laissés sur le carreau.
Au niveau national, l’Autorité des Relations sociales des Plateformes d’Emploi (ARPE) met aussi en lien les livreurs et les grandes plateformes telles que Uber Eats, Deliveroo. Thomas Aonzo est Président de l’association Union-Indépendants qui représente à 47% les livreurs indépendants au sein de l’ARPE et qui discute en direct avec l’Association des Plateformes d’Indépendants (API).
Pour lui, le problème majeur est la déconnexion de compte. De manière arbitraire, les plateformes déconnectent des comptes de livreurs pour vérifier leur identité. Par exemple, il y a quelques années, Uber a bloqué pour des affaires de papiers d’identité plus de 2 500 comptes de livreurs “identifiés comme frauduleux”. Or sans ce compte, les personnes sans-papiers n’ont pas la possibilité de travailler. « On organise des permanences bimensuelles à la Maison des Livreurs. On peut gérer des dizaines de compte à la journée tant le problème est systémique« , explique Thomas Aonzo.
Second problème, “il faut sanctuariser les courses, avec un tarif minimum de livraison, du kilomètre et de la remise au client. Il faut trouver un modèle de rémunération sectorielle pour permettre aux indépendants de couvrir tous leurs besoins”. Aujourd’hui, les rémunérations sont en baisse permanente puisqu’entre les mains des plateformes selon Union-Indépendants. “Elles discutent pour les questions de discriminations, de déconnexion, parce que ça ne leur coûte rien. Sur les rémunérations, elles ne veulent presque rien entendre même si Uber essaie de faire un geste.” déplore Thomas Aonzo. La Maison des Livreurs aussi porte le combat de la rémunération et des conditions de travail. « Les temps de pause doivent être respectées, des équipements doivent être fournis et une médecine du travail doit être accessible » plaide Circé.
Jusqu’ici, la Maison des Livreurs est assez sereine sur son financement pérenne. Mais si l’année prochaine la subvention est assurée par la municipalité socialiste, les élections du nouveau Maire de Paris en 2026 inquiètent tout le monde. Florentin Letissier assure « qu’une municipalité qui bascule à droite peut impacter les politiques publiques. Rien n’est moins sûr concernant le maintien de la Maison des Livreurs si Rachida Dati est élue par exemple« .
Même son de cloche à la Mairie du 18e arrondissement. Barbara Gomes maintient “que si la gauche est reconduite, la Maison de Livreurs le sera aussi. Si la droite gagne, les politiques progressistes et en faveur des travailleurs précaires seront impactées. » Pire, l’élue du nord parisien affirme qu’elle ne voit pas comment la Maison « pourrait continuer à vivre en totale indépendance vis à vis des plateformes, en dépit des discours de Madame Dati ».
La Maison répond à une urgence invisibilisée. Les livreurs le disent tous: « On travaille en attendant de trouver mieux. » Leurs conditions de vie demeurent très difficiles, ancrées dans une précarité tragique. Mais la France ferme les yeux sur ses travailleurs de l’ombre, rouages essentiels de notre société.
Thibaut Combe
Photos Thibaut Combe
(1) Tous les prénoms des livreurs ont été modifiés