Mathieu Rigouste : « Une société de classes n’est possible que grâce aux moyens de la contre-insurrection »

22/08/2025

Les massacres coloniaux en Algérie, la répression de la Commune de Paris, le génocide en cours à Gaza: les États ont toujours tout fait pour répondre par les armes et dans le sang aux volontés d’émancipation des peuples. En deux siècles, le capitalisme s’est formé à mater tout mouvement révolutionnaire. La contre-insurrection a été adoptée par les appareils politiques au profit d’une classe dominante, assoiffée de pouvoir et de privilèges. Depuis vingt ans, Mathieu Rigouste enquête et documente cette histoire. Avant l’été 2025, il a publié La guerre globale contre les peuples (La Fabrique), une somme précieuse et enrichie de références historiques, politiques ou médiatiques pour exposer la violence des dominants

« La violence de la bourgeoisie française aussi a une histoire » disait Olivier Besancenot en parlant des révolutions de 1848. Depuis la Révolution Française, de nombreux mouvements ont fait trembler le pouvoir et les classes dominantes. Mais la Commune de Paris de 1871 sera réprimée dans un bain de sang, les Gilets Jaunes de 2019 seront éborgnés, mutilés, criminalisés par le pouvoir. La bourgeoisie n’accepte pas l’insurrection. Pire, elle s’est formée à la mater. Des guerres coloniales jusqu’aux mouvements ouvriers, les dominants ont toujours su s’adapter pour faire la guerre aux peuples et à leurs idées révolutionnaires, leurs mouvements en quête de justice sociale. D’Alger à Paris, des États-Unis à l’Egypte, la contre-révolution, la surveillance, les violences d’État ont mené au massacre de populations. Mathieu Rigouste a publié avant l’été La guerre globale contre les peuples (La Fabrique), un livre dense, riche et nourri par près de 20 ans de travaux sur ces questions. Pour QG, il présente une synthèse de ses recherches et revient sur 200 ans d’histoire de répression, du contrôle et du développement de l’appareil militaro-industriel, qui a gagné presque tous les États.

QG : En quoi la modernité capitaliste marque-t-elle une rupture dans la manière dont la guerre est organisée et utilisée ?

La question du livre est d’essayer de proposer une cartographie générale, dans la longue durée globale et connectée, des systèmes de domination et des formes par lesquelles ils se manifestent : la guerre, le contrôle, la surveillance, la répression, l’oppression. Je définis la guerre comme une mécanique de violence extrême, organisée, rationalisée, qui, de toute évidence, existe bien avant la modernité capitaliste. Il y a des guerres qui répondent à différentes structures économiques, politiques, sociales, selon les époques. En revanche, le livre commence avec ce que je considère comme une rupture fondamentale : l’avènement d’une configuration à la fois capitaliste, raciale et patriarcale, qui prend forme dans l’Europe occidentale à la fin de la féodalité, au début de l’esclavage transatlantique, et s’étend à travers la colonisation. La guerre est alors mise au service de cette nouvelle configuration de pouvoir et d’accumulation. Elle sert à répondre à des enjeux économiques — en particulier l’accumulation de profits — mais aussi  à imposer cette configuration de domination à travers le monde. Il s’agit de soumettre les résistances populaires dans les périphéries coloniales et à l’intérieur même des grandes puissances occidentales. La guerre contre les peuples devient ainsi une machine de propulsion, puis d’expansion, de régénération et enfin une forme de gouvernement de l’ordre international. 

QG : Les classes bourgeoises ont toujours eu peur de leur propre peuple. Peut-on parler d’un continuum entre la guerre coloniale impérialiste et la guerre de classe intérieure ?

Oui, mais ces peurs sont assez rationnelles puisque des franges des classes dominées luttent effectivement partout et tout le temps pour renverser ces rapports de domination. Une société de classes ne peut se mettre en place que si elle se donne les moyens de la contre-insurrection : surveiller, réprimer, écraser les résistances populaires. Depuis l’origine de la modernité capitaliste, l’ordre international se reproduit à travers une réverbération permanente entre des formes de guerre coloniale impérialiste et des formes de guerre intérieure contre les classes populaires. Ce n’est donc pas simplement une peur ou une inquiétude des classes dominantes : c’est une nécessité absolue pour elles si elles veulent maintenir leur domination. Cela repose sur un « boomerang colonial », c’est-à-dire des transferts entre périphéries coloniales et centres métropolitains de savoir-faire, d’armes, de technologies, mais aussi de réseaux humains comme des unités militaires et policières ou des cadres de l’administration… La situation coloniale est elle-même construite par l’arrimage du capitalisme à d’anciens régimes féodaux, par des armes conçues en métropole, mais véritablement développées, normalisées, industrialisées dans les colonies. La poudre à fusil, par exemple, servira immédiatement à armer les milices bourgeoises contre la classe ouvrière en Europe, alors qu’elle est industrialisée dans les colonies. L’usage de la torture et du viol comme arme de guerre, se reproduisent depuis le XVe siècle en résonnant entre guerres coloniales et répression policière. On le voit également dans les doctrines de contre-insurrection : des généraux tiennent les mêmes discours à travers les siècles consistant à mater les colonisés et les insurrections ouvrières sur le mode de la guerre. Au XIXe siècle, l’État français lance régulièrement contre la classe ouvrière des généraux ayant fait leurs preuves dans le massacre des Algériens. Ces allers-retours continuent de structurer le maintien de l’ordre international jusqu’à aujourd’hui. Et le capitalisme, qui innove en permanence dans le domaine technologique pour produire de nouvelles marchandises, joue un rôle fondamental dans le développement d’un business mondial de la guerre contre les peuples. 

QG : Le gaz toxique, les barbelés et les bombardements n’ont-ils pas signé une nouvelle ère dans la guerre contre le peuple et la production capitaliste de ces outils meurtriers ? 

Le passage au capitalisme industriel constitue un tournant majeur en développant à grande vitesse et grande échelle de nouvelles armes et technologies et s’en engageant dans une nouvelle séquence de colonisations. Le barbelé est d’abord utilisé dans la conquête de l’Amérique du Nord, pour imposer la propriété privée à travers la spoliation des terres des peuples premiers. Très rapidement, il se retrouve à entourer les premiers camps de concentration, par exemple à Cuba. On le retrouve ensuite dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, puis dans les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale. Le premier bombardement aérien a lieu en 1911 : un pilote italien, dans le cadre de la guerre contre l’Empire ottoman, largue d’abord une grenade, puis une bombe, en Libye. Ce sont donc des civils, en situation coloniale, qui sont les premières cibles de cette nouvelle technologie militaire. Deux ans plus tard, des industriels britanniques et français présentent des bombes lourdes et des avions capables de les transporter au Salon de l’aéronautique — l’ancêtre du Salon du Bourget. Ces armes deviennent immédiatement des marchandises et le marché de la guerre s’articule avec celui de la surveillance, de la répression, de l’enfermement et des frontières.  

QG : Pourquoi des figures responsables de massacres dans les colonies – telles que Winston Churchill ou Pierre Messmer – ont-elles pu être promues dans les hautes sphères politiques et administratives des puissances occidentales ?

Si cela paraît hallucinant, c’est parce que nous avons été biberonnés au mythe républicain. Toute la légitimation de la modernité capitaliste repose sur une inversion totale de la réalité : on a prétendu faire régner la raison, les droits humains, l’égalité dans le monde entier, alors que c’est exactement l’inverse qui a été produit. L’accès aux droits, à la liberté et à la dignité a été réservée à une petite minorité, aux populations les plus favorisées, en Occident. Et dans le même temps, ceux qui maîtrisent les techniques d’écrasement de toute forme de révolte — les militaires et les policiers — sont récompensés pour leur savoir-faire brutal, leur opportunisme et leur capacité à maintenir l’ordre par la force. On les protège et ils montent en grade et acquièrent de plus en plus de pouvoir à mesure qu’ils se montrent capables de maintenir l’ordre par la violence. Ils commencent tous leur carrière dans les périphéries  : pour les policiers, ce sont les quartiers populaires ; pour les militaires, ce sont les colonies. Ils démontrent leur capacité à réprimer, à maltraiter, à manipuler par la propagande, à maintenir l’impunité pour toutes les formes de brutalisations. Et c’est justement cette solidité face à la brutalité, cette capacité à incarner la violence de l’ordre, qui détermine leur promotion. Ce n’est pas une dérive, une bavure, un accident de l’histoire. C’est le cœur même du fonctionnement de ces institutions. Leur rôle est de maintenir l’ordre social par la violence — et ceux qui savent le faire, et qui acceptent de le faire, sont récompensés.

QG : “L’anti-bolchevisme fonde l’unité du fascisme”. Comment la “menace communiste” a-t-elle été mobilisée par l’idéologie occidentale au XXe siècle ? 

Il faut penser cela à deux niveaux. Il y a d’abord un anticommunisme structuré autour d’un imaginaire anti-bolchevique, une représentation de l’URSS comme une menace absolue, sur le point d’envahir l’Europe et l’Occident pour faire tomber la « civilisation occidentale ». C’est à la fois une stratégie idéologique, économique et politique, portée par l’internationale fasciste et l’impérialisme occidental. Mais il est clair que l’URSS n’était pas une puissance communiste au sens réel du terme — c’était un impérialisme rival. Ce qui fait réellement peur, c’est le communisme dans son sens profond : la mise en commun des moyens de production, la socialisation des richesses, le partage des terres, la révolution sociale. Ce sont ces principes-là que les classes dominantes, les impérialistes occidentaux, redoutent profondément. Ce qu’ils craignent, ce n’est pas l’URSS en tant qu’État, mais l’idée même d’un renversement en faveur d’une société égalitaire. Et cette peur ne commence pas avec la guerre froide : elle traverse toute l’histoire de la modernité capitaliste. On la voit déjà dans la haine de la Commune, dans la répression de la Révolution française, dans la violence face à la Révolution haïtienne. C’est une haine de classe, une haine de la libération des opprimés — avec pour objectif de rendre impossible toute formation d’une société égalitaire et juste.

« Affiche anticommuniste du Centre de propagande des Républicains nationaux dépeignant les Soviets manipulant depuis Moscou les dirigeants de la coalition de partis du Front populaire français : Édouard Herriot (parti radical), Léon Blum (SFIO) et Marcel Cachin (PCF) » – Bibliothèque nationale de France

QG : « L’État carcéral », dites-vous, est apparu dans les grandes puissances occidentales après avoir été systémique dans les pays colonisés. Pourquoi un continuum de la violence carcérale s’est-il installé?

L’État carcéral est un concept formé aux États-Unis au sein des luttes radicales, en particulier anticarcérales et afroféministes. Il s’est nourri des travaux d’Angela Davis, et a été développé par des autrices comme Jackie Wang ou Ruth Wilson Gilmore. L’idée centrale est que l’État contemporain se concentre sur des dynamiques d’incarcérations de masse appuyées sur des intérêts privés à travers un véritable marché de l’incarcération, et que ces dynamiques sont fondamentalement raciales. On assiste en fait à un retour du boomerang impérial : les logiques d’incarcération raciale de masse, qui étaient la norme dans les contextes coloniaux, se répercutent désormais dans les centres impérialistes. Ce phénomène s’accélère depuis la restructuration néolibérale amorcée après 1968, et plus encore depuis les années 2000. Michel Foucault, en son temps, avait mis en lumière la prison comme dispositif panoptique, outil de biopolitique, de surveillance et de contrôle social diffus. Mais cette vision ne montre que le sommet de l’iceberg. Le dessous, c’est la prison coloniale : l’incarcération raciale de masse, la punition collective, la destruction des corps à une échelle industrielle, presque automatique. Cette normalité de la prison coloniale s’étend désormais dans les métropoles impérialistes, à travers la sécurisation néolibérale, en commençant par les quartiers populaires, et en se prolongeant dans l’ensemble du régime carcéral et des dispositifs frontaliers fondés sur des logiques raciales.

QG : Depuis quand et en quoi Israël est-il devenu un modèle pour l’Occident et un exportateur mondial de technologies et de savoir-faire sécuritaires ?

Il l’a toujours été. Ce processus commence même avant la fondation officielle d’Israël. Les milices sionistes, qui formèrent plus tard la colonne vertébrale de Tsahal (l’armée israélienne, NDLR), sont dès l’origine formées en articulant des savoir-faire, des réseaux humains et des technologies issus des colonisations occidentales. Sous le mandat britannique en Palestine occupée, on voit déjà se mettre en place une logique d’occupation, qui fait de la Palestine un véritable laboratoire — une vitrine aussi — des techniques de contre-insurrection. Israël devient alors l’un des modèles exemplaires de l’impérialisme occidental, un concentré de savoir-faire sécuritaire qui sera, en retour, exporté à l’échelle mondiale. Cela produit un État contre-insurrectionnel dont les cadres viennent principalement de l’armée, où la population collabore à la guerre coloniale à travers un service militaire obligatoire de trois ans. Israël est un État en guerre permanente contre le peuple palestinien. Entre 1947-1948 et 1967, c’est notamment la France qui arme Israël, lui fournit l’arme nucléaire. Mais dans cette exportation d’armes, il y a aussi un transfert de compétences industrielles, de technologies militaires. Le capitalisme israélien, dès sa naissance, repose en grande partie sur un complexe militaro-industriel cherchant à  exporter massivement ses marchandises. Ce qu’Israël teste et développe contre les Palestiniens — outils de surveillance, bulldozers pour raser des villes, dispositifs d’intelligence artificielle utilisés aujourd’hui pour automatiser les massacres de civils —, il le vend ensuite dans le reste du monde. Cette logique de laboratoire, de vitrine technologique et de rouage central dans l’architecture sécuritaire est au cœur même de l’histoire d’Israël, pensé comme un poste avancé de l’impérialisme occidental dans la région.

L’armée israélienne enrôle en son sein tous les jeunes de 18 ans pour un service militaire de 2 ans et 8 mois pour les hommes et 2 ans pour les femmes. Un symbole de la militarisation d’Israël et de sa préoccupation guerrière, notamment vis-à-vis du peuple palestinien

QG : Vous montrez que la guerre n’est plus uniquement le fait des États. Comment expliquez-vous la montée en puissance des sociétés militaires privées comme Blackwater ?

Le mercenariat privé n’est pas une nouveauté, il accompagne en réalité toute l’histoire de la modernité capitaliste. Les conquêtes coloniales occidentales en Amérique ou en Afrique se sont souvent appuyées sur des troupes mercenaires. Mais cette dynamique prend effectivement une dimension encore plus industrielle et massive avec les guerres d’Irak et d’Afghanistan au début du XXIe siècle. Ces sociétés privées acquièrent désormais assez de puissance économique et militaire pour remplacer des armées étatiques et menacer de renverser des États. La collaboration de l’État et du capital constitue en fait la norme dans le domaine militaro-sécuritaire depuis toujours mais il y a une rupture d’échelle évidente avec des acteurs comme Blackwater. En général, ces entreprises sont dirigées par d’anciens militaires, souvent issus des armées régulières, et travaillent toujours en lien étroit avec les services de renseignement et les forces spéciales. Par exemple, la CIA a toujours joué un rôle de pilotage dans des structures comme Blackwater. Plus l’usage de la contre-insurrection et la militarisation se développent, plus ces armées privées gagnent en pouvoir, ce qui pousse les États à créer des structures et des mécanismes pour tenter de contrôler ces forces de plus en plus autonomes et puissantes. C’est aussi là que s’inscrit un processus de fascisation: en ouvrant cette porte, l’État risque de laisser émerger des dynamiques qui peuvent finalement le renverser lui-même. On l’a vu récemment avec Wagner et Poutine.

QG : Ces milices privées sont-elles soumises au droit international?

Pour exister et fonctionner, les firmes privées s’appuient sur des collaborations étroites avec des cabinets juridiques et des États afin de faire évoluer le droit international à leur avantage. Il évolue en fonction des intérêts, des enjeux et des rapports de force entre puissances impérialistes, toujours dans le but de garantir leur impunité et de leur permettre d’opérer librement et de leur assurer une immunité de fait. Le droit international est fondamentalement un droit bourgeois, au service des puissances dominantes. On le voit bien aujourd’hui : même lorsqu’il est capable de qualifier de génocidaire la guerre en Palestine, il est incapable de l’empêcher, car il est sous le contrôle des mêmes puissances qui alimentent ce conflit. Le droit international est un véritable champ de bataille, lui-même organisé par et pour les classes dominantes où nos résistances doivent réussir à se défendre.

QG : Comment l’extrême droite se nourrit-elle de ces politiques militaro-industrielles et de ces dominations post-coloniales de l’Occident?

L’extrême droite constitue un répertoire d’idées, de pratiques et de réseaux humains à la disposition des classes dominantes. Elle dispose d’une autonomie relative et de ses stratégies propres, tout en collaborant constamment avec l’État et le capital. La bourgeoisie lui permet d’exister et de produire des idées, des pratiques et des réseaux humains qu’elle récupère régulièrement pour se régénérer. La plupart des lois racistes et sécuritaires adoptées au cours des trente dernières années ont été impulsées par des propositions issues de l’extrême droite, mises en œuvre tour à tour par la droite et la gauche. Parfois, en période de crise majeure, les classes dominantes font le choix de donner directement le pouvoir à l’extrêmedroite, comme dans les années 1930, préférant le fascisme au Front Populaire. L’extrême droite se positionne dans l’histoire en mettant son opportunisme au service de la bourgeoisie. Beaucoup de ministres des quinze dernières années, issus de la Nouvelle Droite des années 70, notamment d’Occident ou d’Ordre Nouveau, incarnent cette trajectoire. Les ministères de l’Intérieur et de la Défense servent régulièrement de tremplin à cette normalisation politique de l’extrême droite.

Le confinement en 2020 a laissé entrevoir des dérives sécuritaires avec des restrictions de circulation, des contrôles policiers abusifs, des gardes à vue, amendes et même fouilles de bagages. Le gouvernement français a normalisé des dispositifs de surveillance et de contrôle qui dépassaient le cadre sanitaire

QG : Comment expliquer que la logique contre-insurrectionnelle se soit progressivement imposée comme un mode global de gouvernement, y compris dans la gestion de la crise sanitaire de 2020 ?

Il est difficile de saisir pleinement ce qui s’est passé durant la crise sanitaire, car d’une part, il y a eu une grande diversité de modes de gestion à travers le monde. Mais des mécanismes se sont largement répétés. On peut notamment remarquer l’utilisation de la contre-insurrection. Depuis 1968, le « logiciel » contre-insurrectionnel a été étendu depuis les domaines militaires et policiers jusque dans les institutions des États contemporains et notamment dans le domaine sanitaire. Les grandes entreprises s’en sont aussi emparées pour fonder les doctrines de « guerre économique ». Lorsque surgit une crise sanitaire mondiale comme celle du Covid-19, les institutions sanitaires mondiales, à l’instar de l’OMS, ainsi que les États, ont puisé automatiquement dans ces mêmes répertoires : fichage massif, arrestations, couvre-feux, états d’urgence, militarisation des territoires, chaînes punitives. Chaque situation et chaque État ont néanmoins adapté cette grille de lecture à leur propre expérience. Sur cette base, je propose de comprendre ce qui s’est passé en analysant la transformation de la contre-insurrection en un véritable logiciel global de gouvernement.

QG : Quel regard portez-vous sur un système mondial qui semble à bout de souffle ?

On est pris dans une course effrénée au profit et à la domination dans laquelle le système capitaliste est en train d’épuiser toutes les ressources de la planète mais aussi la capacité à y vivre. Alors bien sûr, il invente des choses pour permettre aux classes dominantes de survivre et des dynamiques dans lesquelles ce sont les classes populaires du monde qui vont mourir en premier. Mais on est aussi dans une crise existentielle de ce capitalisme globalisé : il n’a jamais été aussi engagé dans une dynamique de guerre contre les peuples qui lui donne une certaine puissance et en même temps n’a jamais été aussi fragile parce que les peuples du monde sont confrontés à une nécessité absolue de s’organiser, de résister, de contre-attaquer, non plus seulement pour se libérer mais même pour survivre. La Palestine fait face à l’un des États les plus militarisés, les plus financés, les mieux armés au monde et le peuple palestinien réussi quand même à tenir, à résister. Même dans un contexte de guerre génocidaire, où il est soumis à un carnage absolu, la résistance tient malgré tout en s’appuyant sur un tissu de solidarités mondiales plus dense que jamais. La Palestine est devenue le nom d’une détermination des opprimés à lutter pour exister. Dans cette catastrophe globale, une conscience planétaire se tisse et devient plus vive que jamais à l’heure où toute libération collective est devenue indissociable des luttes pour la survie. Ce n’est pas quelque chose qui va arriver, on est en plein dedans. Il n’y a plus d’alternative entre un processus révolutionnaire mondial ou la catastrophe généralisée.

Interview par Thibaut Combe

Mathieu Rigouste, docteur en sciences sociales, est un auteur reconnu pour ses travaux sur les violences policières, le racisme d’État, la contre-insurrection. Il a notamment publié L’ennemi intérieur (La Découverte, 2009) ou La domination policière (La Fabrique 2012). Également réalisateur de Nous sommes des champs de bataille (2023) et Un seul héros, le peuple (2025), film sur la résistance algérienne de 1960

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