Cédric Durand: « Le tout-numérique n’est ni souhaitable, ni soutenable écologiquement »

26/08/2025

Les GAFAM, ces nouveaux seigneurs des temps modernes, transforment le cadre du capitalisme en ce que certains économistes qualifient désormais de techno-féodalisme, entraînant au passage d’immenses dégâts écologiques, en dépit de la réputation usurpée du numérique d’être une activité propre. Dans son nouvel essai,  « Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète? » (éditions Amsterdam), Cédric Durand formule la proposition d’un cyber-écosocialisme comme alternative à cette fuit en avant. Son objectif: mobiliser ces technologies pour une société humaine émancipée, qui s’inscrirait dans un rapport respectueux avec la biosphère. Interview sur QG avec une des grandes figures engagées de l’économie française

Les géants du numérique, dans une logique de conquête et de contrôle des données, nous ont fait entrer dans l’âge du techno-féodalisme, tout en contribuant fortement à la détérioration de l’écosystème planétaire via l’extraction et l’exploitation des minerais pour leur fonctionnement. Comment sortir de ce schéma mortifère? Pour QG, l’économiste Cédric Durand, professeur associé à l’université de Genève, formule une alternative, qu’il appelle le cyber-écosocialisme, dans son nouvel essai Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ? (éditions Amsterdam), estimant que les technologies de l’information et de la communication ouvrent une perspective émancipatrice, en mettant toutefois en garde sur la prétention humaine à se croire « maître et possesseur de la nature », conduisant à la destruction de celle-ci. Interview par Jonathan Baudoin

En quoi ce nouvel essai s’inscrit dans la lignée de vos précédents: Technoféodalisme, ou Comment bifurquer ?

Cet essai est issu d’une série de conférences faites l’année dernière à l’Institut La Boétie, et il fait le lien avec les deux précédents: Technoféodalisme, qui était consacré aux transformations liées à l’économie numérique. De l’autre, Comment bifurquer, coécrit avec Ramzig Keucheyan, sur les questions de planification écologique.

La chose que j’essaie de résoudre dans ce livre, c’est de montrer à la fois comment le numérique, tel qu’il se déploie, provoque une mécanique régressive, du point de vue social et économique; mais également comment il transforme aussi les conditions de connaissance des régularités socio-économiques et du métabolisme humanité/nature. Enfin, comment le numérique est un des facteurs qui, aujourd’hui, aggravent la crise écologique. J’essaie de tenir ces trois éléments. Une transformation régressive de nos économies, une potentialité accrue de planification écologique, mais aussi un impact négatif sur l’environnement, avec le numérique.

Mon objectif est de montrer à quelles conditions il existe une voie étroite pour mobiliser le numérique de manière progressiste, au service d’une société plus consciente d’elle-même, plus conséquente d’un point de vue écologique. C’est ce que j’appelle le « cyber-écosocialisme ».

Pouvez-vous nous rappeler en quoi le contrôle des données crée des situations de dépendance économique proches du servage?

L’idée centrale est que l’époque du capitalisme numérique la compétition s’est transformée, avec au sommet de celle-ci, une bataille entre les géants du secteur de la technologie, qui sont des généralistes de la coordination sociale. A priori, ces plateformes sont très différentes. Google est un moteur de recherche, Amazon est un magasin, Microsoft, ce sont des logiciels de bureautique. Et pourtant, elles convergent toutes vers ce métier qui est d’être des agents méta de la connaissance. C’est ce à quoi correspondent les services de cloud qu’elles vendent.

Dans cette compétition-là, l’enjeu n’est pas tant d’investir de manière productive, mais de gagner l’accès à des sources de données originales et de s’implanter au plus près des pratiques des utilisateurs. C’est un jeu de conquête, à somme nulle. À partir des positions prises, et aux dépens des autres, elles construisent une position de pouvoir qui leur permet d’extraire des rentes économiques. Le point décisif est ici. Dès lors qu’on contrôle des espaces socio-économiques, comme le font les Big tech, on crée des situations de dépendance. Je ne sais pas si vous pouvez vous passer des services numériques. Ma mère peut sans doute le faire. Moi, ce n’est clairement pas possible. Je pense que pour la plupart des personnes qui consultent QG, ce n’est pas non plus le cas. Nous nous retrouvons dans une situation de dépendance. Pas seulement en tant qu’individus. La plupart des entreprises également, en tant que client des géants du numérique. Les administrations publiques le sont également. Tous et toutes se retrouvent à être pris dans les rets de ces plateformes numériques et contraints de leur verser des revenus, d’une certaine façon, comme à l’époque féodale, où le rapport à la terre crée une situation de dépendance pour les serfs vis-à-vis des seigneurs.

Les géants de la tech, parmi lesquels Google, Amazon ou encore Microsoft, ont réussi à nous rendre dépendants de leurs services et à nous contraindre à leur verser des revenus, de multiples façons

Pourriez-vous expliquer ce qu’est le cyber-écosocialisme ?

D’abord, il y a la dimension socialiste, c’est-à-dire l’idée d’avoir des formes de gouvernement qui soient émancipatrices, qui nous permettent d’agir collectivement, en conscience, dans le pilotage de nos économies, de nos sociétés. Ensuite nous avons la dimension écologie, qui vise à respecter la biosphère et les écosystèmes, mais aussi à réparer ce qui a été abîmé ces dernières décennies. Enfin, il y a la dimension cyber, c’est-à-dire les technologies de l’information et de la communication, qui représentent un nouveau moyen de connaissance et de coordination qu’il s’agit de mobiliser au service de buts écologiques et émancipateurs. 

Ces trois éléments, le pilotage conscient correspondant au socialisme, la dimension écologique, la dimension cyber, sont les trois pôles de ce cyber-écosocialisme, qu’on pourrait définir comme un gouvernement conscient de la société par elle-même, à l’aide des moyens de connaissance contemporains en vue de rééquilibrer notre rapport avec la nature.

Estimez-vous, à l’instar de l’homme d’affaires chinois Jack Ma, fondateur d’Alibaba, et de l’économiste marxiste britannique Paul Cockshott, qu’un socialisme fondé sur les algorithmes pourrait voir le jour? Si oui, par quels procédés?

Oui, mais non. Les moyens de connaissance dont on dispose aujourd’hui, les algorithmes, permettent, en partie, de remplacer les mécanismes de marché de manière avantageuse. Finalement, planifier au milieu du 20ème siècle n’est pas du tout la même chose que planifier au 21ème siècle parce qu’on a de nouveaux moyens d’information. Cet argument sur les forces productives d’information était un argument développé par l’économiste marxiste français Charles Bettelheim, qui disait qu’il y a des limites informationnelles à l’information. Un point que reconnaissait Hayek aussi. Mais ces limites informationnelles à l’information ne sont pas éternelles. Elles sont historiques. D’un certain point de vue, les algorithmes permettent de gouverner de façon plus consciente nos sociétés.

Néanmoins, contrairement à ce que pense Cockshott ou suggère Jack Ma, il y a toujours des limites intrinsèques à l’automatisation des processus de coordination économique. Pourquoi? Parce que la nature, dans sa dimension écologique, sera toujours plus complexe que la connaissance que nous en avons. Nous-mêmes faisons partie de la nature. Nous en avons donc nécessairement une connaissance dérivée, seconde par rapport à son mouvement réel. Philosophiquement, il y a une forme de limite de notre capacité à connaître la nature. Cette limite vaut aussi pour notre propre existence. L’existence locale, située, relationnelle, est quelque chose qui se glace et perd ses vibrations charnelles lorsqu’elle est réifiée dans les algorithmes, tout autant que lorsqu’elle est plongée dans les eaux glacées du calcul égoïste des mécanismes marchands. Cela ne veut pas dire que nous devons nous passer de toute forme de réification algorithmique ou marchande, car celles-ci nous permettent d’être plus efficaces collectivement. Mais si on aspire à l’émancipation, il faut savoir limiter cette réification. La coordination algorithmique peut être extrêmement utile pour construire des scénarios, développer des investissements, définir les paramètres du style de vie que nous voulons partager. Elle ne doit cependant pas prétendre saisir la totalité des enjeux économiques et écologiques. La planification algorithmique doit laisser respirer l’inventivité. Celle-ci, au niveau individuel et au niveau des localités ne doit pas être entravée mais au contraire magnifiée par le cadre socio-économique que la planification peut construire à l’aide des algorithmes.

C’est pour ça que je mets l’accent sur la socialisation de l’investissement, et non pas sur la disparition totale des mécanismes de marché. Il faut laisser de la place à des mécanismes de marché, mais aussi à des mécanismes coopératifs comme les communs, qui peuvent exister au niveau local.

N’y a-t-il pas nécessité à gauche, par souci de cohérence, de penser un démantèlement des Big Tech, autant que l’exploitation impérialiste des minerais utilisés dans le numérique qui sont source de guerres, par exemple dans l’est de la République démocratique du Congo?

Cela fait partie de la question du numérique. Sa base matérielle est celle des minerais, mais aussi celle de l’énergie. Et il est vrai que la manière dont l’empreinte écologique du numérique s’accroît est particulièrement préoccupante. Il faut absolument rejeter l’idée selon laquelle le numérique serait propre. Le tout-numérique n’est ni souhaitable, ni soutenable écologiquement.  

L’enjeu est alors, comme pour d’autres activités telles que les transports par exemple, de déterminer quelle est l’ampleur des dépenses écologiques que l’on est prêt à consentir pour ce poste et comment on les répartit. C’est aussi celle des standards écologiques et sociaux dans les chaînes d’approvisionnement.

Travailleurs dans une mine de cobalt en République Démocratique du Congo. Ce minerai est principalement utilisé dans la fabrication des batteries lithium-ion

Peut-on dire que le cyber-écosocialisme, que vous élaborez dans ce livre, s’inscrit dans une ligne décroissante, inspirée par exemple des travaux du philosophe marxiste japonais Kohei Saito?

Oui et non. Oui, dans la mesure où je suis favorable à une économie post-croissance, car les catégories marchandes sont inadéquates pour piloter le rééquilibrage du métabolisme entre société humaine et nature. Dans ce sens-là, il s’agit bien de sortir de la croissance. Mais ce n’est pas exactement de la décroissance, dans la mesure où les indicateurs qu’il s’agira d’utiliser seront des indicateurs de couvrant diverses qualités et non pas des indicateurs marchands qui réduisent toute la valeur du monde à la pauvre dimension monétaire. 

Pour discuter plus spécifiquement de Kohei Saito. Je pense qu’il montre bien le mouvement destructeur de la nature, mais aussi des relations humaines, propre à l’accumulation capitaliste et comment ce mouvement-là s’inscrit dans les forces matérielles dont l’on hérite. Là où j’ai, sans doute, un désaccord avec Kohei Saito, c’est lorsqu’il met l’accent sur la nécessité de commencer par se défaire de ces technologies capitalistes pour construire un autre genre de société. Il a évidemment raison sur leur caractère destructeur, et un autre genre de société devra chercher à développer d’autres types de technologies, plus respectueuses de la nature, d’une meilleure qualité dans les relations humaines. Mais, la difficulté est qu’il nous faut imaginer cette bifurcation à partir des technologies capitalistes. On ne peut pas commencer par détruire ces technologies car elles sont la base de la socialisation du travail qui soutient nos conditions de vie. Le faire conduirait à une destruction dramatique de la division du travail à l’échelle mondiale. Ce qui se traduirait par une hausse brutale de la pauvreté. Je ne pense pas qu’il y ait un chemin émancipateur par la pauvreté.

En quoi le cyber-écosocialisme permet d’articuler utilisation du numérique et sauvegarde de la planète?

Le cyber-écosocialisme est une proposition porteuse d’espoirs, dans cet âge qui est bien inquiétant, par de nombreux aspects. Ce que j’ai voulu montrer, c’est qu’il y a bien une voie par laquelle les moyens de connaissance dont on dispose peuvent nous permettre, en tant qu’espèce humaine, de mieux prendre en compte et donc maîtriser notre rapport vis-à-vis de la nature. Le sociologue Göran Therborn parle même d’un âge de progrès. Jamais auparavant, dans l’histoire de l’humanité, celle-ci n’a eu autant conscience d’elle-même et de son rapport à la nature. La façon dont cette conscience se manifeste est extrêmement négative. On est conscient des destructions que l’on fait. Mais on ne parvient pas encore à mobiliser ces moyens de connaissance pour gérer de manière plus rationnelle, plus respectueuse, plus équilibrée, nos rapports vis-à-vis de la nature, et entre les êtres humains eux-mêmes en direction de davantage d’égalité. 

La potentialité est là. Il faut la saisir, la mobiliser, mais il ne faut pas non plus la fétichiser. Ce que je veux dire c’est qu’il faut reconnaître la force et la valeur, l’irréductible autonomie du mouvement réel de la vie. Il ne faut pas chercher, par les mécanismes de cyber-planification, à le saisir totalement. En somme, je propose une forme de rationalisme tempéré. Mobiliser les technologies pour piloter l’investissement et rééquilibrer le plus rapidement possible le métabolisme humanité-nature. Mais simultanément, ne pas sombrer dans la proposition cartésienne de nous rendre comme « maîtres et possesseurs de la nature », qui ne peut conduire qu’à saccager la planète.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Photo de couverture : Datacenter Microsoft

Cédric Durand est économiste, et professeur associé en économie politique à l’Université de Genève (Suisse). Il est l’auteur de: Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ? (Amsterdam, 2025), Comment bifurquer: les principes de la planification écologique (avec Razmig Keucheyan (La Découverte, 2024) Technoféodalisme (La Découverte, 2020), Le capital fictif. Comment la finance s’approprie notre avenir (Les prairies ordinaires, 2014), Le capitalisme est-il indépassable ? (Textuel, 2010)

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