Lauren Bastide : « La solitude, nouvelle conquête de la femme »

05/12/2025

Dans Enfin seule (éditions Allary), la journaliste et essayiste Lauren Bastide s’en prend aux stéréotypes qui collent encore aux femmes célibataires. Alors qu’elles sont six millions en France aujourd’hui à habiter seules, leur solitude reste trop souvent perçue comme un échec, le symptôme d’un dysfonctionnement personnel. L’auteur démonte ces imaginaires hérités de siècles d’injonctions au couple, et à la discrétion sociale. Elle appelle à construire non seulement « une chambre à soi », selon le mot de Virginia Woolf, mais aussi « une chambre en soi », espace matériel et psychique d’autonomie. Entretien sur QG avec Anne-Sophie Barreau

Les femmes seules ont le droit d’être heureuses clame haut et fort Lauren Bastide dans Enfin seule (Allary éditions). Encore faut-il qu’elles puissent se départir des peurs – celles d’être une mauvaise fille, d’être célibataire, de devenir folle…-  qui leur ont été inculquées au fil des siècles. Dans une invite à ses sœurs en solitude, car le livre est aussi celui de sa propre histoire, l’essayiste les déboulonne une à une, et plaide pour « l’enfinsolitude« , néologisme désignant la cohabitation sereine avec soi-même. 

À quoi les mots « femme seule » renvoient-ils ? 

On parle tout d’abord d’une réalité massive. En France aujourd’hui, 11 millions de personnes vivent seules. Parmi elles, 6 millions sont des femmes. Or, et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre, il existe un décalage entre cette réalité et ses représentations, lesquelles continuent de renvoyer la solitude des femmes à une forme d’échec convoquant immédiatement l’imaginaire de la célibataire malheureuse attendant le prince charmant. Le temps est venu d’éradiquer ces représentations. 

La définition du féminin par l’intime n’explique-t-elle pas leur persistance ? 

Aux femmes, la sphère intime, aux hommes, la sphère publique, c’est en effet la fracture originelle. Tous les ressorts sexistes reposent sur l’injonction à la reproduction et au soin, mais aussi sur une privation de l’espace public, renvoyées aux femmes. Quand on tape « homme seul » dans un moteur de recherche, on va trouver quantité d’articles vantant la solitude d’artistes, d’explorateurs, de scientifiques. Peu importe qu’ils soient mariés ou qu’ils aient des enfants. Ils sont dans leur bulle créative, cela, en soi, suffit à affirmer qu’ils sont seuls. C’est très intéressant. On ne parvient pas encore à imaginer que les femmes seules peuvent aussi être occupées à tisser du lien avec le monde et à créer des choses plus grandes qu’elles.

Quid des droits qui aujourd’hui sont pourtant les mêmes pour tous ?

Bien sûr, mais les droits sont récents, tandis que les représentations sont ancrées dans les mentalités depuis des siècles. C’est pour cela du reste que les références historiques sont nombreuses dans le livre. Il me semblait intéressant de mettre les choses en perspective. On a parfois tendance à oublier que les droits pour une femme d’avoir un compte en banque, d’être propriétaire de sa maison, de travailler, de gagner sa vie, ou encore de divorcer, n’ont que quelques décennies. Il est bon, de même, de rappeler que l’imaginaire de la vieille fille et la construction de la femme au foyer comme idéal féminin, ne sont pas si lointains. Aujourd’hui, les femmes ont une opportunité historique à saisir. Elles ont, comme jamais, le droit d’être seules comme elles l’entendent. Pour autant, la menace n’a pas disparu. Dans l’imaginaire et les discours de l’extrême droite, l’envie de naturaliser les femmes n’est jamais loin. Nous devons être extrêmement vigilantes. 

Le premier enjeu de « l’enfinsolitude », cette solitude sereine, que vous appelez de vos vœux,  n’est-il pas celui de l’égalité ?

L’égalité sur le plan matériel est en effet le premier enjeu. On pense immédiatement à Virginia Woolf qui dans Une chambre à soi écrit que pour qu’une femme puisse penser par elle-même, il faut qu’elle ait un lieu à elle et un revenu de 500 livres par an, ce qui représente environ 41.000 euros contemporains. Aujourd’hui, faute d’autonomie financière, beaucoup de femmes ne peuvent quitter un foyer où elles sont malheureuses. Cet aspect matériel ne peut être éludé. Mais je pense qu’il existe aussi une dimension psychique. C’est ce que révèlent les travaux de la sociologue Erika Flahault. Beaucoup de femmes sont autonomes, elles ont un travail, une maison, et n’ont plus ou pas l’obligation de prendre soin d’autres, et pourtant, elles peinent à se créer leur propre espace. C’est la chambre en soi autant que la chambre à soi qu’il faut arriver à construire. 

Pour revenir à l’histoire, pouvez-vous nous parler de cette étonnante pionnière du féminisme qu’était Gabrielle Suchon ?

C’est une femme incroyable. Elle a publié en 1700 un ouvrage intitulé Du célibat volontaire, ou La vie sans engagement. Au 17ème siècle, pour les femmes appartenant à la petite bourgeoisie, ce qui était son cas, il n’y avait que deux options : le mariage forcé ou le couvent. Elle a préféré être envoyée au couvent. Mais à la quarantaine, elle s’en est échappée. La légende veut qu’elle soit allée trouver le pape en personne pour se faire relever de ses vœux. Elle a passé ensuite le reste de sa vie à écrire et à s’instruire dans la campagne près de Dijon. Et elle a donc écrit ce texte que l’on pourrait qualifier de pamphlet, mais qui, en même temps, est très calme et rationnel, ce qui le rend particulièrement touchant. Elle dit voyez comme je suis utile à ma communauté, certes je ne suis pas bonne sœur, je ne suis pas mère, mais je donne des cours de catéchisme, j’aide des bonnes œuvres, j’instruis, j’écris des textes, laissez moi vivre ma vie. Elle construit un argumentaire logique et implacable dans lequel elle démontre ce que Simone de Beauvoir dénoncera deux siècles et demi plus tard, à savoir qu’il n’y a aucune raison biologique de penser qu’une femme est moins capable d’écrire, de penser, et de s’instruire. Ce qui est un peu triste en revanche, c’est que ce texte a été publié à l’époque avec le cachet du roi. Cela montre qu’elle ne faisait pas peur. Personne ne voyait la subversion et la révolution politique qu’elle était en train de suggérer. 

Ce chemin vers « l’enfinsolitude », c’est aussi le vôtre. La maison, et dans son sillage « la cabane », dont vous faites l’éloge, y occupent une place de choix. Quelle est cette maison rêvée ? 

En commençant l’écriture de ce livre, je ne pensais pas passer autant de temps à réfléchir à la maison. Pourtant, il n’y a rien de plus logique puisque j’observe la solitude résidentielle et que j’habite moi-même seule. Historiquement, la maison est un lieu décrié dans les combats féministes. Dans les années 70, les féministes dénonçaient à juste titre l’enfermement domestique dans lequel les femmes se trouvaient. Mais aujourd’hui, la maison est aussi lieu où on va s’émanciper et apprendre à vivre seule.  On ne peut donc pas complètement se départir des gestes du quotidien domestique. Il y au contraire une nécessité à les regarder différemment et à leur redonner une sorte de noblesse. Je cite des exemples tirés de la littérature avec entre autres des textes d’Annie Ernaux, de Maya Angelou, de Joan Didion. Ces femmes cuisinent, font le ménage, et en même temps, ces gestes s’insèrent dans leur pensée, leurs émotions, leur vécu. 

Et la cabane ?

Je voulais réinventer ce concept de maison pour en faire quelque chose de plus ouvert, la cabane donc, qui n’est pas un lieu que l’on ferme à double tour, mais un lieu où on laisse entrer les amis, l’imaginaire, la nature. C’était aussi une façon de retourner vers l’enfance. J’ai eu ce déclic en voyant un jour une petite fille jouer chez moi et faire ce geste qu’enfant je faisais moi-même d’étendre un drap entre deux chaises et de se mettre en dessous avec son gouter et sa bande dessinée. J’ai compris que ce geste était existentiel. C’est celui d’avoir le droit d’être dans sa bulle et de se dérober au regard adulte. Il me semble que c’est cette cabane qu’il faut réussir à construire plutôt que cet idéal du foyer composé de la famille nucléaire qui au fond est plutôt un siège de violences pour les femmes et les enfants. 

Vous avez longtemps pensé que la solitude était à la fois une cachette mais aussi une punition – avec en creux, cette idée de la folie associée, aussi, à la femme seule – puis vous avez compris qu’être seule, c’était se soigner. Pouvez-vous nous expliquer ? 

Camille Claudel, Sylvia Plath, Virginia Woolf, Zelda Fitzgerald… on ne compte pas le nombre de femmes célèbres assignées à la folie parce qu’elles voulaient écrire, créer et être seule dans leur atelier. Je pense que j’ai été imbibée de cela. J’avais l’impression qu’il fallait que je me cache, et que ce besoin de me dérober au regard de l’autre était pathologique et révélait un dysfonctionnement. Or, en faisant des recherches, j’ai vu que la solitude, quand elle était choisie, pouvait être une possibilité de rencontre apaisée avec soi-même. Il y a cette très belle phrase célèbre d’Hannah Arendt que je cite dans le livre : « Quand je suis seule, je ne suis pas seule, nous sommes deux, parce que je me parle à moi-même ». Il est d’autant plus important pour les femmes de créer cet espace de dialogue avec un soi authentique qu’elles sont encouragées – notamment à partir de l’adolescence, la psychologue et philosophe Carol Gilligan le dit très bien – à effacer leur voix authentique au profit d’une voix sociale conforme aux attentes patriarcales. 

Cette solitude-là est le contraire de l’isolement. Vous écrivez qu’elle renouvelle, régénère le lien aux autres…

« L’enfinsolitude » est un ancrage dans le monde. Elle donne la possibilité de s’ouvrir aux autres de façon beaucoup plus saine, mature, et joyeuse que dans les relations de dépendance. Aujourd’hui, cette faculté d’être seule et de m’auto-suffire sur le plan émotionnel et affectif me permet de nouer des relations amoureuses et amicales évidentes et fructueuses.

Propos recueillis par Anne-Sophie Barreau

Lauren Bastide a créé le podcast féministe « La Poudre » (2016-2023) dans lequel elle faisait place aux voix des femmes (écrivaines, artistes, chercheuses, militantes). Elle anime aujourd’hui le podcast « Folie Douce » sur la santé mentale. Elle est l’autrice de: « Présentes » (Allary Éditions 2020) et « Futur.es » (Allary Éditions 2022)

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