« À quoi bon? Réflexion sur l’idéologie aquoiboniste »

Le 26/12/2022 par Harold Bernat

« À quoi bon? Réflexion sur l’idéologie aquoiboniste »

Il tempère nos enthousiasmes politiques, pronostique l’amertume de notre future défaite, nous incite à laisser couler. C’est « l’aquaboniste », le faux tolérant, l’homme qui se croit pour la paix mais en réalité soutient l’ordre et ses forces, y compris lorsqu’elles mutilent des misérables. Harold Bernat, agrégé de philosophie, dresse sur QG le portrait-type de ce petit-bourgeois résigné, qui porte un système de représentations menant directement à l’impuissance politique au seul profit d’intérêts violemment répressifs

Ne pas attendre de l’autre des raisons d’agir, partir d’une idée simple mais des plus exigeantes : toutes les justifications, les alibis, les excuses, les esquives, viennent de moi et non de l’autre. Des autres. Préférer renoncer pour ne pas subir la double peine d’un échec, choix non dépourvu de raison. Perdre sans résistance nous épargne en effet de voir, en plus de sa défaite, sa résistance vaincue. Le prêtre, au matin de l’exécution, demande au condamné de croire en la nécessité de la sentence. Se réconcilier avec l’ordre, le pouvoir, pour s’épargner la peine ultime d’une vaine protestation. À quoi bon résister une dernière fois, protester contre l’injustice d’une mise à mort, alors que tout est joué et que la messe est dite? Mieux vaut se sentir coupable et justement tué, reconnaître l’ordre, le siège de la justice, l’équilibre du monde et la nécessité des choses que de se vouloir sujet une dernière fois. Si je m’anéantis, je ne meurs plus pour rien mais pour l’ordre. L’acceptation et la résignation comme salut. Le moi est mort, vive la loi !

J’aimerais néanmoins prendre ici la résignation par un autre bout, sans morale, en oubliant le prêtre ou la métaphysique, dans sa logique bassement matérialiste, plus conforme à notre monde. Pour la comprendre, pour la contrer. Je parlerais de l’aquoiboniste, cet utilitariste maussade, ce mélange de malice et de résignation, d’acceptation et de conformisme. Ce clin d’œil. Nous en connaissons tous, nous le sommes aussi nous-mêmes, c’est un type d’homme commun, une banalité de base. « Puisque l’action est inefficace et ne changera rien, qu’elle est inutile, à quoi bon », ainsi parle notre homme. Pire encore, c’est non seulement inefficace mais ça pourrait le faire souffrir. La solitude n’en serait que plus grande et avec elle la responsabilité de l’échec. À quoi bon en effet se lancer dans une entreprise vouée à l’échec ? Pour l’aquoiboniste, la réussite doit avoir une certaine taille, répondre à une bonne quantification. Les micro victoires et les petits gains sociaux ne sont pas à son échelle matérielle. L’aquoiboniste veut gagner gros tout de suite ou ne rien faire. Soi-disant lucide, il regarde les choses en face, mais de très loin. À cette distance, ce qui ne se voit pas n’est pas. Il se cache derrière une longue-vue et il a de préférence les moyens matériels de se cacher.

En règle générale, l’aquoiboniste a atteint une certaine maturité après un temps passé à se convaincre qu’il était certain que rien ne changera jamais. Notre homme patauge dans une épaisse semoule de résignation. Encombré par ladite longue-vue, il se déplace à tâtons. Dogmatique de loin, sceptique de près, sans grande conviction, à la fin de l’histoire il dit oui à tout parce qu’il n’est pas si mal. Il paraphe et dodeline de la tête. Monsieur s’amuse, madame se distrait puisqu’on sait qu’à la fin tout revient au même. C’est d’ailleurs la morale du marché des opinions : tout peut être dit sur tout, dans un sens comme dans l’autre. Comme au casino, le jeu est à somme nulle une fois que l’on accepte de laisser un petit pourcentage à la banque. Pour l’aquoiboniste, c’est cadeau, personnel, la roue tourne, le zéro en plein mais sans l’infini. Une idée d’utopiste. Sa carrière est moyenne, ses gains aussi.

Peu exigeants sur les conditions de l’entente collective, les aquoibonistes font vite masse. Un peu d’eau dans le vin, un peu de vin dans l’huile, un peu d’huile dans le vinaigre. Achetons plutôt une vinaigrette toute faite, à quoi bon touiller sans certitude de résultat. Oui, il est vrai, l’aquoiboniste est pourvoyeur de croissance illimitée, de progrès et de certitudes modernistes. Ne comptez pas sur lui pour freiner quoi que ce soit, limiter l’épandage de toxines ou éduquer encore ce qui pourrait l’être. À quoi bon ! Vous le verrez par contre lire des fadaises sur le bonheur et la méditation pour supporter le bouchon du soir. L’aquoiboniste se laisse asphyxier avec une certaine hauteur de vue, un beau flegme, une petit citation zen glanée sur France Inter. L’ami de la mesure déteste les extrêmes. À quoi bon partir sur les côtés quand on peut se vautrer au milieu des moyens. Franchement.

Les aquoibonistes sont légions. Ils pullulent même. La faute à des mises en spectacle quotidiennes qui leur assènent que l’on peut parler à une boîte en plastique dénommée Watson ou Google sans devenir complètement débile, rouler seul au volant de son Audi dans une mégapole vide sans être atteint de troubles mentaux, ou vivre décemment au milieu d’individus aussi résignés que lui. Bref, l’aquoiboniste n’est pas un type moral éternel que vous pourriez croiser en ouvrant Les Caractères de La Bruyère mais une construction sociale conforme aux intérêts du capitalisme glapissant. L’aquoiboniste, en ce sens très précis, est l’ennemi, le maîllon fort d’une chaîne de faiblesses et de consentements asilaires aux pires saletés à venir. Il est le geôlier auquel chaque homme en colère doit vouloir piquer les clés de sa prison.

L’aquoiboniste est au fond l’éternel bon bourgeois. Celui qui paraphe l’ordre du monde car cet ordre n’est pas pour lui déplaire. L’aquoiboniste, indifférent à tout sauf à ses intérêts immédiats, a horreur du vide. Il feint l’indifférence mais s’accroche comme un mort de faim à ses conditions matérielles. Son aquoibonisme s’applique surtout à la remise en question de l’existant, au politique. Retirez-lui l’idée de son confort, il s’engagera à vous détruire. Méchamment. C’est que l’aquoiboniste n’est plus ce qu’il était, un relativiste bonhomme ou un caractère mélancolique dans les œuvres de La Bruyère. Il cache assez mal sa violence sous son air résigné. Il est revenu de tout, des idéologies, de la politique, des illusions de sa jeunesse, des agitations du monde. Tout est réversible sauf sa certitude que rien ne mène à rien et que tout est dans tout une fois payée la location estivale. « Qu’allez-vous faire de votre fièvre les révoltés d’un soir ? » questionne notre homme. « C’était là le sens de votre révolte ? » L’imparfait sera de mise car tout est déjà passé, lointain, achevé. Rideau. L’aquoiboniste vous attend déjà de l’autre côté de la barricade, un jour après, la semaine suivante, dans un mois, l’année prochaine. Il est toujours déjà là où vous allez sans trop savoir où vous conduira l’action fiévreuse. Lui le sait : nulle part. Ce principe, cet acide plutôt, dissoudra vos dernières velléités.

L’aquoibonisme est bien plus qu’un caractère, c’est une idéologie offensive. C’est à ce titre qu’il mérite d’être pensé, politiquement. Ce n’est donc pas simplement la résignation du condamné qui ne veut pas mourir pour rien et qui se condamne lui-même dans une dernière affirmation, mais l’idéologie de la résignation elle-même, un système de représentations construit utilement pour l’impuissance politique au profit d’intérêts violemment répressifs. S’il est sain de s’insurger contre tous les dogmatismes, si la philosophie des Lumières nous a appris à dire non à tous les faux prophètes, il est encore plus salutaire de répondre aux aquoibonistes, à tous ces bons bourgeois. Répondre comment ? En montrant, c’est un préalable, que l’aquoibonisme est une des figures de l’oppression, un moyen de dissuader tout ce qui pourrait contrarier les usuriers de la soumission. L’émancipation, la reprise en main, suppose toujours une certaine confiance dans ses forces. Ce sont ces forces que brise l’aquabonisme, ce sont ces forces que nous pouvons toujours libérer, pour rien, pour nous.

Harold Bernat

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1 Commentaire(s)

  1. À l.’aquoibonisme petit bourgeois très bien cerné ici, répond le j’ m’enfoutisme populaire et le mépris hautain des élites. Bref en France ce qui semble être la constante, quelque soit la classe, c’est le conformisme du cloisonnement et la suffisance.

    L’aquoiboniste que vous décrivez ici malicieusement avec mordant me fait penser à un gros mulot que vous avez sarclé et retourné avec vos griffes. Aussi est-il bon de rappeler que cette espèce, pour misérable qu’elle puisse paraître, est très douée pour la survie, utilitarisme prédominant oblige. Elle est même capable si j’en crois certaines expériences scientifiques, de survivre à une guerre nucléaire. Je ne la sous-estime donc pas et lui sais gré au passage de nourrir buses faucons et chats. 😝

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