« Face à la pandémie, le choix de l’irrationalité », par Adlène Mohammedi

07/04/2020

La crise du Covid-19 confirme la thèse d’une postmodernité délirante tournant le dos au réel. Cette irrationalité qui caractérise désormais nos débats publics a pour corollaire une irresponsabilité déconcertante

Certes, en France, le goût de la vérité n’a pas complètement disparu. Certains penseurs pensent encore, et quelques journalistes font encore leur travail. Il n’est cependant pas très utile d’applaudir les quelques trains qui arrivent encore à l’heure et de se satisfaire de quelques exceptions, de quelques marges. Chez ceux qui gouvernent et ceux qui les soutiennent, deux et deux ne font plus quatre.

Ce qui nous arrive n’a rien d’extraordinaire. Commençons par ce point. Répéter à l’envi que nous vivons un moment historique, courir après les superlatifs, c’est déjà déraisonner. Nous vivons un événement prévisible, observable, analysable, remédiable, quoique difficile, et nous n’avons pas besoin de pleurer ou d’applaudir collectivement, mais de réponses concrètes à des questions précises.

Face à une catastrophe, nous avons désespérément besoin d’adultes qui pensent et nous nous retrouvons hélas cruellement entourés d’enfants immatures et narcissiques qui pensent vivre un moment inédit et se contentent de se lamenter quand ils ne s’amusent pas.

Une affaire d’échelle

L’irrationalité dont nous parlons ici s’exprime essentiellement à l’échelle collective. Les élites dirigeantes et les classes moyennes qui les soutiennent en grande partie (qui s’abrutissent sans vergogne et donnent l’impression d’avoir renoncé à toute curiosité intellectuelle) ne sont devenues folles que lorsqu’il s’agit de comprendre une configuration politique et sociale.

A l’échelle de l’individu et du foyer, l’homo œconomicus (cet être rationnel à la base de l’économie néo-classique) tient bon. Prenons le déserteur parisien : prévoyant des semaines d’ennui et de difficultés dans son petit appartement parisien, il n’a pas hésité à fuir vers sa résidence secondaire dans des contrées peu touchées par le virus. On peut parler ici de rationalité égoïste et immédiate. A l’échelle du territoire national, cela dénote un manque criant de solidarité.

Evidemment, cette attitude – mortifère en Italie – a suscité moins d’émoi que « l’indiscipline » des quartiers « africains » de Paris. A la décharge de ceux qui ont fait le choix de la fuite, rien n’a été mis en place par le gouvernement pour les en empêcher au début du confinement. Les retardataires qui souhaitaient prendre la route des vacances ont toutefois été arrêtés. Disons-le tout de suite : il est inutile de les accabler et de diluer les responsabilités. Face à cette crise à la fois sanitaire et sociale, la responsabilité des gouvernants ne peut être que totale.

Irrationalité étatique

Jouer aux ahuris ou crier « tous coupables », cela fait les affaires de ceux qui sont « en responsabilité ». D’ailleurs, ils ne s’en privent pas : le préfet de Paris est allé jusqu’à culpabiliser les malades en réanimation. « Plus c’est gros, mieux ça passe », disait Jacques Chirac.

A force d’être distraits par des « débats » stériles, on a tendance à oublier les prérogatives réelles d’un pouvoir exécutif et nous avons là l’occasion d’apprécier l’ampleur de l’irrationalité qui caractérise l’État néolibéral (cet État faible avec les forts et cruel avec les faibles, pour ceux qui chercheraient une définition exacte).

Les exemples ne manquent pas. Qu’il faille recourir au confinement général de la population, c’est déjà la preuve d’une rupture avec le monde moderne. Le vrai problème n’est pas le confinement lui-même (d’autant qu’il permet de sauver des vies), mais l’absence flagrante de cohérence et de suite dans les idées. En France, le mépris pour le réel atteint des niveaux inouïs : puisque nous manquons de masques et de tests – utiles partout ailleurs –, décrétons simplement qu’ils ne servent à rien !

On aurait pu admettre la pénurie (qui se devine aisément), suggérer la fabrication de masques de fortune et sauver ainsi des vies. Au lieu de cela, on a fait le choix du mensonge. Pas pour protéger les soignants en leur réservant prioritairement les masques (il suffisait de le faire et de le dire, nul besoin de mentir pour cela), mais par peur du ridicule – qui revient toujours par la fenêtre. En somme, on a préféré la communication au réel, une espèce de rationalité électoraliste à la rationalité de l’État.

La relation entre le pouvoir politique et les médecins (ou les experts en général) est aussi tout à fait révélatrice. On n’hésite pas à s’abriter derrière eux pour justifier une décision qui relève de la responsabilité politique (le maintien des élections municipales), mais rien n’est fait pour leur permettre d’exercer leur vrai métier dans les meilleures conditions. Il ne s’agit pas ici seulement des moyens limités et de l’impréparation (attribuables à une série de gouvernements), mais aussi des messages contradictoires (parfois absurdes) concernant l’usage de tel médicament ou la réputation de tel professeur. Deux conséquences néfastes : on fait d’une question médicale un sujet passionnel et on laisse s’installer de nouvelles inégalités territoriales en termes de traitements.

Une époque trop bavarde

Dans ces conditions, ceux qui décrivaient naguère l’État français comme un État jacobin et centralisateur auraient du mal à le reconnaître. Cette faiblesse – mêlée à un amateurisme revendiqué – ouvre la voie à un relativisme total qui confine (sans mauvais jeu de mots) au « n’importequisme ». On ne sait plus distinguer ceux qui savent de ceux qui ne savent pas.

Grâce à la multiplication des médias (des chaînes d’information en continu, qui dévalorisent l’information, à Internet) et à la profusion des sondages, l’opinion est désormais partout. Elle se propage tel un virus et elle atteint aujourd’hui un domaine où elle est particulièrement indésirable quand elle est mal informée : la médecine. Ce virus, qui vient nous rappeler le caractère destructeur de la mondialisation, devrait nous inviter au silence.

La prépondérance de la communication est loin d’être un phénomène nouveau. Mais quand on apprend que, malgré une « gestion » catastrophique et néfaste de cette crise, la popularité des chefs de l’État et du gouvernement progresse, on est obligé de craindre que cette communication se soit définitivement émancipée du réel. On est presque tenté de se demander si ces gens qui applaudissent l’action gouvernementale existent vraiment.

Comme dans l’univers pénal, cette folie collective rend difficile l’identification rigoureuse des responsabilités. Une photo, un discours (fût-il le contraire du précédent), une vidéo, voire tout cela à la fois (c’est-à-dire une omniprésence médiatique), peuvent non seulement nous détourner de la vérité, mais s’y substituer. Après avoir été considérée comme le pays des Lumières, la France apparaît aujourd’hui comme le cœur d’une postmodernité archaïque et irrationnelle.

Adlène Mohammedi

Adlène Mohammedi est chercheur en géopolitique et intervient régulièrement dans l’émission « Quartier Libre » sur QG

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