« Nous n’oublierons pas », par Torya Akroum

13/04/2020

Maintien des productions non essentielles, confinement à deux vitesses, le virus a fait mettre un genou à terre au capitalisme, mais il est loin de l’avoir terrassé. Sous l’apparent calme des rues, la colère gronde néanmoins plus que jamais. Tribune de Torya Akroum, cheminote et Gilet jaune

Une pandémie qui se répand à une vitesse exponentielle. Un monde qui retient son souffle chaque jour avant les annonces des chiffres officiels de personnes contaminées, et de décès imputés au Covid-19. Un monde mis à l’arrêt partiellement par les différents gouvernements. Une pause mondiale de la frénésie consumériste.

Le virus a fait mettre un genou à terre au capitalisme, mais il est loin de l’avoir terrassé. Plusieurs secteurs économiques ont été mis en quarantaine, à l’arrêt complet, comme les secteurs de la culture, des commerces non alimentaires, et du tourisme. Pourtant l’effondrement n’a pas eu lieu, telle la guerre de Troie. Certains d’entre nous étions cependant aux aguets à l’entrée du Covid-19 dans le système, mais ce monstre totalitaire tentaculaire qu’est le capitalisme est à peine ébranlé pour le moment. On devra à l’avenir mener une réflexion approfondie à ce sujet : comment le capitalisme impérialiste fait-il pour résister, comment pouvons-nous détruire cette machine vorace, quel système mettre en place pour le remplacer, pour quel modèle de société et à quelle échelle ?

En effet, nous sommes en pleine dégressivité de production, nous produisons et nous consommons également moins, c’est un fait. Le capitalisme mondial s’est momentanément recroquevillé pour continuer à vivre au travers d’injections de capitaux, et a mis en suspens le libre échange mondial, vecteur principal de la propagation du virus à l’échelle internationale. La lenteur de la prise de conscience, et surtout la crainte de toucher au système névralgique du capital, a fait que les décisions ont été prises très tardivement, avec d’énormes erreurs de gestion de cette crise.

Depuis décembre 2019, nous voyions d’un oeil condescendant la situation en Chine, prenant le sujet avec légèreté, souvent même avec mépris, l’épidémie du Covid-SARS en 2003 nous semblait si loin, dans nos mémoires si sélectives. Nous continuions à voyager, à consommer, à échanger en toute impunité sans savoir ce qui allait se passer. En février, arrivent les premiers cas en Europe. En Italie, tout s’accélère, la propagation est trop rapide et les mesures sanitaires ont peine à se mettre en place efficacement, laissant la panique s’installer.

En France, le gouvernement, lui, ricanait alors sur le confinement italien, « ce n’est qu’une grippette », il ne nous empêchera pas d’aller au théâtre. Oui festoyons, festoyons messire ! Puis, au moment où les premiers décès sont annoncés, l’on a commencé à se rendre compte de la gravité de la situation. C’est là où l’on voit que durant des décennies, les gouvernements successifs n’ont retenu aucune leçon, ni celle de l’épidémie de 2003, et de l’épisode caniculaire, ni celle de la crise des subprimes de 2008, préférant privatiser encore et toujours, laissant pourrir les mauvaises plantes qui ne rapportent pas d’argent, les fameux services publics.

C’est une fois la crise sanitaire venue que l’on se rend compte que nous sommes dépourvus en masques de protection et en gel hydro-alcoolique. Il est bien trop tard pour essayer de justifier qu’un pays qui produit autant de richesses, et qui fait encore partie des grandes puissances mondiales, se montre impuissant face à la crise, incapable de prendre des décisions sensées en temps et en heure.

Le gouvernement, essayant de redorer son blason, multiplie les apparitions et interventions, et tente de jouer au père de la nation. Celui-ci se met pourtant le doigt dans l’œil s’il pense nous donner l’illusion d’une quelconque maîtrise.

Nous n’oublierons pas le discours du ministre Blanquer, qui disait que les écoles ne fermeraient pas, puis après panique totale, et machine arrière, qui fut obligé de proclamer la fermeture des écoles, collèges et lycées sans aucune préparation, laissant un week-end aux enseignants pour organiser la continuité pédagogique. Foutaises et amateurisme, comme toujours.

Nous n’oublierons pas que Macron a délibérément tenu un discours ambigu sur les entreprises qui devaient être fermées suite au confinement, appelées « non essentielles », à savoir la culture, le divertissement, les commerces non alimentaires, les cafés, les bars, les hôtels mais qui, dans les faits, a maintenu l’activité de nombreux secteurs. Est-ce essentiel de maintenir les usines automobiles ou aéronautiques, et de continuer à faire voyager dans des conditions dangereuses des millions de personnes dans des bus, métros et trains bondés, non désinfectés ?

Est-ce responsable aujourd’hui d’envoyer les aides-soignants, infirmières, médecins, aides à domicile, sans masques et sans équipement dans les Ehpad ou à domicile ? D’ailleurs, où sont tous les masques confisqués durant les manifestations de Gilets jaunes ?

Est-ce responsable de laisser ces gens se sentir coupables d’avoir probablement été impliqués dans la mort d’un de leurs patients ? Est-ce humain de venir dire devant des caméras que ceux qui sont en réanimation sont ceux qui n’ont pas respecté le confinement? Est-ce responsable que la police se défoule gratuitement sur les quartiers populaires ? Dans les campagnes on vient amender des pauvres gens qui n’ont déjà pas les moyens suffisants pour vivre décemment, et on laisse impunément se former chaque soir à 19 heures dans Paris une manifestation de nouveaux joggers, ces mêmes Parisiens qui pour certains rejoignent Deauville le week-end. Est-ce responsable que, dès les premiers cas, la massification des tests n’ait pas été mis en place ? Et le comité scientifique, qui joue à la roulette russe avec nos vies, par qui et comment ces gens ont-ils été choisi ?

Quoiqu’il en soit : nous n’oublierons pas.

L’Europe aurait pu apporter une cohésion sociale à la gestion de la crise, mais c’est une coquille vide, complètement hagarde, qui regarde s’effondrer comme un château de carte sa pseudo gouvernance. L’exemple du Portugal est à cet égard très parlant, ils ont pour le moment su gérer efficacement la crise.

Les turbulences sont loin d’être terminées, on entend déjà parler de récession après la fin de la pandémie, ou même pendant. Le temps des bilans n’est pas encore arrivé. Sans doute devrons-nous faire face à une régression spectaculaire dans le domaine du code du travail, pour des questions de régulation du capitalisme, et les premiers à en pâtir seront une fois encore les plus précaires, les moins protégés. Les écarts sociaux se creusent déjà avec le confinement, la fameuse continuité pédagogique n’est pas assurée pour les enfants, tous les parents n’étant pas disponibles, ou en capacité de pouvoir aider leurs enfants.

Sans compter l’appel incessant, et indécent, à l’effort de la nation, quitte à sacrifier sur l’autel du profit nos congés payés, comme si le confinement était une période festive, et quasi estivale pour tout le monde. Nous ne vivons pas tous dans des résidences secondaires en province, certains habitants des quartiers n’ont pas mis en péril leurs proches par pur égoïsme. Nous sommes face à un confinement de classe, comment aurait-il pu en aller autrement compte tenu de la société dans laquelle nous vivons ?

Les gouvernements ne sont pas à la hauteur face à cette crise sanitaire qui, à l’échelle de l’humanité, n’est en réalité que minime. Quelle serait la situation si nous étions face à une crise beaucoup plus dévastatrice ? À quoi servent ces pompeuses institutions si ce n’est à pomper de l’argent qui aurait pu servir à sauver des vies ?

Nous voyons bien les limites de ce capitalisme effréné : la course aux richesses est aujourd’hui stoppée nette par un virus. Mais une fois celui-ci éradiqué, qu’aurons-nous retenu, et que ferons-nous pour changer cette société du chacun pour soi, société dans laquelle les plus puissants ont raison de tout au détriment de tous ? La partie de Monopoly est terminée maintenant. Soit on renverse la table, et on recommence une autre partie avec de nouvelles règles, choisissant de rester dans un capitalisme différent, parce qu’on aura peur de quitter la seule chose qu’on connaît. Soit on joue à un autre jeu, plus collaboratif, où l’entraide permettra de faire gagner tout le monde sans écraser personne.

Une refonte du système est indispensable pour un nouveau départ. Une ère nouvelle n’existera que par une pensée nouvelle.

Torya Akroum

Torya Akroum est cheminote et Gilet jaune, elle collabore régulièrement au site « Révolution permanente »

1 Commentaire(s)

  1. Voilà une tribune franchement respirante. La conclusion reboucle sur l’introduction, sur une note d’espoir (conformément aux canons de la «belle» tribune ??), sans tomber dans l’espérance paradisiaque de l’amour de son prochain. Ouf !

    Je retiens cette idée en filigrane de se coller à l’élaboration de scénarios d’organisation future de notre société. QG a montré le chemin en mettant en place ou en donnant la parole à une cellule Constituante. Ne serait-il pas possible de poursuivre ce travail concret, plus largement, cad sur des méta-scénarios d’organisation de la société (avec l’aide de partis politiques éventuellement : ce serait bien d’avoir leur vision précise de la société future qu’ils imaginent) :
    • Certains proposent l’organisation de type Zadiste sans verticalité.
    • D’autres proposent une organisation de type soviétique (avec une verticalité différente de celle que l’on connait).
    • D’autres le modèle soviético-capitaliste (Etat soviétique mais économie capitaliste)
    • D’autres proposent un capitalisme social (Etat démocratique et limitation des possessions actionnariales)
    • ….

    Quelques questions sont nécessaires pour évaluer la consistance de ces méta-scénarios :
    – Comment imagine-t-on, dans chaque scénario, la fabrication de produits complexes (fortement capitalistiques) tels par exemple des avions airbus, des ouvrages d’art comme des barrages etc … (cad l’accumulation capitalistique serait-elle autorisée ?) ?
    – Comment imagine-t-on dans chaque scénario la fabrication de produits simples (boulangerie etc … faiblement capitalistique) ?
    – Dans chaque cas, qui possède l’entreprise ?
    – Quelle organisation hiérarchique dans l’entreprise ? soviets ouvriers ? rôles tournant ?
    – Qui décide des salaires ? Qui décide des investissements, des besoins à satisfaire (le marché, le plan ?) ? qui finance ces investissements ? Comment ?
    – Qui porte, et comment, l’enjeu écologique ? existence d’un cahier des charges « social » des entreprises ?
    – Place de la presse et de l’information ?
    – Place du service public ?
    – Place de l’activité artistique ?
    – Qui élabore et comment les différents « droits » (du travail ? du commerce s’il y a du commerce ? …)
    – Etc …
    Il faut se poser ce genre de question, sinon nos élans ne dépasseront pas le stade de la revendication du type « on veut que ce soit mieux » dans le système actuel cad la revendication de type sociale-démocrate !

    Pour le reste de la tribune,

    Oui l’Europe actuelle est complétement inutile sur le plan social, tout y étant construit en faveur du pouvoir des grands possédants, ceux qui dominent l’économie. Avant de passer à une intégration européenne, ne faut-il pas se contenter d’un internationalisme, qui dépasserait le critère de contigüité/continuité territoriale ?

    Oui, dans notre crise sanitaire, les plus touchés sont les plus pauvres ; et non, on n’oubliera pas.

    Oui, comme le dit Torya « une refonte du système est indispensable pour un nouveau départ. Une ère nouvelle n’existera que par une pensée nouvelle »…
    et je rajouterais bien, « pensée » portée par une force nouvelle cad une force d’union minimum (il y a un seuil en-dessous duquel, ça ne marchera pas, l’effet d’entrainement ne fonctionnant que s’il y a du monde au départ).

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