« La France risque de perdre 1 million d’emplois rien qu’en 2020 » par Christophe Ramaux

31/10/2020

Alors que la France entame un nouveau confinement, Christophe Ramaux, professeur d’économie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, livre sa vision des périls actuels dans un long entretien à QG. L’incurie libérale nous a selon lui directement menés à cette impasse, et la présidence Macron s’avère incapable de fournir un horizon de mobilisation générale pour la sortie de crise

Tel qu’il a été annoncé, mercredi 28 octobre, par Emmanuel Macron, le confinement a fait son retour en France. Une période, censée durer au moins jusqu’au 1er décembre 2020, qui promet de faire des dégâts économiques immenses, et aux yeux de l’économiste Christophe Ramaux, illustre une fois de plus l’échec des politiques d’austérité budgétaire européennes. Membre des Économistes atterrés, le professeur de Paris I, chercheur au centre d’économie de la Sorbonne, plaide pour la refondation d’une « économie républicaine », et appelle à regarder enfin les services publics comme des « ressources » et non comme des « charges ». Interview pour QG par Jonathan Baudoin

QG : Quel regard portez-vous sur l’annonce présidentielle du reconfinement ?

Christophe Ramaux : Le Président a reconnu dans son intervention que la crise du Covid creuse de façon très rude les inégalités. Mais il n’en tire aucune leçon pour guider, orienter son action. Ce qui est attristant, c’est qu’au-delà du discours sur l’organisation administrative du confinement, il n’y a toujours pas eu d’annonces fortes pour accroître la solidarité dont nous avons tant besoin en ces temps très difficiles. Ce gouvernement fait malheureusement très peu de choses en ce sens, en particulier pour ceux qui souffrent le plus de l’effondrement économique et de l’explosion du chômage. L’INSEE prévoyait, avant même ce second confinement, la perte de 840.000 emplois en 2020. On risque malheureusement d’atteindre le million. Le nombre de chômeurs s’accroît d’autant plus que le nombre de jeunes arrivant sur le marché du travail chaque année est plus important que celui des seniors qui le quittent. Pour l’heure, les statistiques ne l’enregistrent pas. Pôle emploi vient d’annoncer une baisse de 476.000 chômeurs (la catégorie A des demandeurs d’emploi) au 3e trimestre. Mais cela est compensée par l’augmentation des demandeurs d’emploi en catégorie B et C, ceux qui sont en activité réduite et ne sont pas recensés comme chômeurs. Et de nombreuses personnes ne s’inscrivent pas à Pôle emploi, notamment des jeunes qui, n’ayant jamais cotisé, n’ont aucun droit à une indemnisation.

QG : Ce second confinement, dont certains annoncent déjà qu’il pourrait en réalité durer non pas quatre semaines mais au minimum huit semaines, risque-t-il de mettre à genoux l’économie française ?

C.R. : Il va accroître terriblement les difficultés, dans une série de secteurs en particulier. On a le dispositif du chômage partiel qui est prolongé, ce qui est bienvenu. Là où il y a une incertitude, c’est que les prêts garantis par l’État sont des prêts, comme leur nom l’indique. Il y a une série d’entreprises, notamment de PME, qui souffrent de difficultés financières telles qu’elles ne pourront pas les rembourser. Les sommes prévues initialement dans le plan de relance pour aider directement certaines entreprises étaient trop limitées. Le gouvernement annonce toutefois qu’il va les augmenter. Ce qui manque le plus cependant c’est un horizon de mobilisation générale pour la sortie de crise, la sortie du tunnel.

Des crises comme celle-ci doivent être l’occasion d’une refondation. Or rien n’est esquissé en ce sens. C’est même le pire qui revient. Dans les deux projets de loi de finances pour 2021, celui de l’Etat et de la sécurité sociale, il transparaît clairement que le gouvernement souhaite profiter de la crise pour aller plus loin encore dans son programme néolibéral. Baisse à l’aveugle de l’impôt sur la production de 10 milliards par an, nouvelle baisse de l’impôt sur les sociétés – comme Donald Trump, alors que Joe Biden a prévu de le réaugmenter ! –, cadeau fiscal de près de 3 milliards dès l’an prochain pour les 20 % les plus riches avec la suppression programmée de leur taxe d’habitation. Dans ces beaux discours du 12 mars et du 13 avril, Emmanuel Macron avait annoncé qu’il allait se réinventer. Pour l’instant, ce qu’on voit, c’est la poursuite d’un programme néolibéral. Le gouvernement, en guise de social, annonce le report de la réforme de l’assurance-chômage au 1er avril 2021. C’est aberrant car cette réforme vise à faire 1,5 milliard d’euros d’économies par an sur le dos des chômeurs, en particulier sur le dos de ceux qui enchaînent des situations précaires, des contrats courts, soit exactement ceux qui subissent le plus la crise en cours ! Nous commençons à avoir des études relativement précises sur les effets de la crise : le revenu global a été préservé dans l’ensemble, mais celui des 20 % les plus pauvres a baissé. On y trouve de nombreux précaires qui ont peu bénéficié du chômage partiel. Jean Castex qualifie de « majeure » cette réforme des allocations chômage. Il annonce, de même, que celle des retraites sera entreprise. Il est fort probable qu’il n’y parvienne pas tant cela déchirerait plus encore le tissu social. Mais le fait qu’il affiche ces objectifs, cet horizon, pour son action est symptomatique. La remise à plat de notre économie pour la rendre plus solidaire n’est pas à l’ordre du jour.

QG : Justement, peut-on craindre une cascade de faillites, quels seraient les principaux secteurs d’activités menacés, selon vous, et surtout, que faire ?

C.R. : Les principaux secteurs affectés sont la culture, les transports, les hôtels, café et restaurants, le tourisme, l’aéronautique… Côté gestion sanitaire de la crise, il faut savoir que lorsqu’on entend que nous manquons de « lits à l’hôpital », il faut bien comprendre de quoi on parle. On ne manque pas de matelas ! Ce dont on manque c’est de personnel pour transformer ces matelas disponibles en lits de soin. On paye très cher les années d’austérité budgétaire infligées à l’hôpital. Le gouvernement a fait quelques petits gestes qui ne sont pas négligeables, dans le cadre du Ségur de la santé. Mais ils sont insuffisants. Plus grave, la Cour des comptes vient de publier un rapport, passé inaperçu, sur la Sécurité sociale, dans lequel elle expose clairement le programme des néolibéraux : l’État pompier, avec une hausse des dépenses et des déficits publics, est admis pour éteindre l’incendie de la crise, mais, dès que possible, indique-t-elle, il faudra refermer cette parenthèse keynésienne, et aller plus loin encore dans les politiques d’austérité en matière de retraite et même de santé… puisque les déficits et les dettes se seront creusés avec la crise ! Le mode de pensée de nos dirigeants ne change pas. La santé, à l’instar de tous les services publics, continue à n’être considérée que comme un « coût ». Pour construire l’alternative, il faut aller à la racine, transformer nos modes de pensée. Et notamment sur ce point crucial : une aide-soignante, une infirmière, un médecin, tout comme n’importe quel agent public – enseignants, policiers ou artiste rémunéré – cela n’est pas seulement utile, producteur de valeur d’usage, cela crée de la richesse monétaire, cela augmente le PIB. Il faut cesser de considérer que les services publics, la santé, l’éducation, sont des coûts, des charges. Ce sont d’abord des ressources, y compris économiques Et on peut juger que cette part du PIB doit s’accroître, même si simultanément il faut prendre garde à ce que les services publics fonctionnent bien, ce qui n’est pas toujours le cas.

QG : Ce confinement saison 2 aurait-il pu être évité ? Le risque de « deuxième vague » était anticipé par certains médecins, peu après le déconfinement, au mois de mai dernier, et de nouveaux moyens étaient exigés…

C.R. : Ce qui justifie le reconfinement, c’est le risque d’engorgement des hôpitaux, et en particulier des services de réanimation. On a des capacités qui ont été considérablement réduites ces 20 dernières années. Si l’Allemagne s’en est mieux sortie lors du premier confinement, c’est que l’austérité budgétaire appliquée dans les hôpitaux, a été plus faible qu’en France. En Allemagne, l’équivalent de nos penseurs ultralibéraux, qui dominent en France, exigent eux aussi depuis des années la restructuration des hôpitaux, la fermeture de lits, etc. Mais le système hospitalier y dépend beaucoup de pouvoirs locaux qui, eux, ont résisté, par « corporatisme » si l’on peut dire, à ces économies. Résultat des courses, l’Allemagne avait beaucoup plus de lits (8 pour 1000 habitant contre 6 en France et… 12 en Corée du Sud !). Elle a donc été en mesure d’appliquer des règles sanitaires moins strictes qu’en France. Moins on a de lits de réanimation, moins on a de personnel hospitalier disponible autour de ces lits, et plus le pouvoir politique est contraint d’appliquer des règles extrêmement strictes en matière de confinement, afin de ralentir les arrivées dans les hôpitaux. Avec ce souci : on sauve ainsi des vies côté Covid, mais on risque d’en perdre beaucoup par ailleurs. Nous n’avons pas encore de données précises sur les dégâts engendrés par le confinement mais elles risquent d’être bien sombres : pauvreté accrue, désarroi psychologique, retard dans les autres soins (de l’ordre de 30.000 cancers non détectés selon les estimations). On paie très cher l’incurie libérale ! Et on n’en tire pas les leçons. On aménage à la marge, on fait des inflexions, comme avec le Ségur de la santé. Mais on n’est pas dans le registre de la remise à plat, sur le thème : « On s’est lourdement trompé. Maintenant, on change radicalement de politique ». Ce qui est vrai pour la santé, est vrai pour tous les domaines, le logement par exemple. Nous en manquons en France. Or la construction de logements s’est fortement réduite depuis l’arrivée au pouvoir de Macron. C’est en particulier le cas pour le logement social, suite aux ponctions qu’il a subi, avec notamment la baisse des APL.

QG : Dans une tribune parue dans le journal Le Monde, le 26 septembre dernier, les « prix Nobel d’économie » Abhijit Banerjee et Esther Duflo défendaient l’idée d’un « confinement de l’Avent » pour « sauver » les fêtes de fin d’année. Qu’en pensez-vous ?

C.R. : Ce qui me chagrine, chacun son métier en quelque sorte, c’est quand des économistes, au lieu de faire leur job, lequel est, de mon point de vue, de pointer l’urgence à sortir du modèle néolibéral, s’érigent en donneurs de leçons sanitaires, qui ne relève pas de leur domaine de compétence. Abhijit Banerjee et Esther Duflo ne disent rien dans leur article sur la nécessité de changer de modèle économique. L’important, pour un économiste, n’est-il pas de mettre l’accent sur le fait qu’il faut cesser de considérer les services publics, dont la santé, comme des charges, des coûts pour l’économie ? La dépense publique, cela permet de payer les services publics, mais aussi les dépenses de protection sociale, plus importantes encore et qui se sont avérées précieuses dans la crise actuelle afin que le revenu des ménages ne s’effondre pas. Les retraités, en France, n’ont pas vu leur revenu baisser durant la crise contrairement à ce qui s’est passé dans de nombreux pays où ils sont contraints d’occuper des petits boulots pour compléter leur maigre pension, petits boulots qui ont été supprimés avec le confinement. Il faut s’en féliciter. Et aller plus loin, car il y a des trous dans notre filet de protection sociale. Avant même le second confinement, on estimait qu’il y aurait 100 milliards d’euros d’épargne supplémentaire en 2020. Ce surcroît d’épargne signifie une chute de la consommation, et donc des débouchés pour les entreprises, d’où leurs difficultés. Or ce surcroît d’épargne est concentré sur les plus riches. 70 % de l’épargne financière supplémentaire accumulée avec la crise du Covid l’est par les 20 % les plus aisés. La situation est claire : à un pôle, précarité accrue et baisse des revenus avec hausse de la pauvreté et du recours à l’aide alimentaire, à l’autre pôle, une épargne supplémentaire qui bloque l’activité. La réponse devrait être évidente : accroître le revenu des premiers en augmentant les indemnités chômage, mais aussi le RSA, en l’étendant de surcroît aux jeunes, comme le demandent les syndicats et les associations caritatives, et financer cela par un impôt, ne serait-ce qu’exceptionnel, de solidarité face à la crise. Regardez les élections américaines. Si Joe Biden est élu, et on ne peut que souhaiter la défaite de Donald Trump, qu’a-t-il prévu ? Exactement l’inverse de ce que fait notre gouvernement : augmenter les impôts des plus riches, via les tranches supérieures de l’impôt sur le revenu, réaugmenter l’impôt sur les sociétés, que Trump a baissé très fortement, etc. Macron avait promis de se réinventer. Mais, pour l’heure, il fait exactement l’inverse, il s’enferre dans le dogmatisme néolibéral, d’où les propos désobligeants contre les fonctionnaires qui ne seraient pas productifs, les pauvres qu’il ne faudrait pas trop aider pour ne pas désinciter à l’emploi, comme si l’emploi ne manquait pas a fortiori aujourd’hui.

QG : Les effets économiques de la crise sanitaire, qui se prolongent, permettraient-ils de remettre en cause la logique néolibérale, prédominante dans les politiques publiques et de redonner des lettres de noblesse à l’État social, pour reprendre le titre d’un de vos livres ?

C.R. : C’est ce que j’appelle de mes vœux. Il faut garder en tête l’essentiel : notre modèle économique n’est pas efficace. Il fait coexister d’immenses besoins insatisfaits – en matière de logement, de soins, d’éducation, de besoins écologiques comme la rénovation thermique du bâti et les transports collectifs, etc. – et des millions de sans-emploi disponibles pour les satisfaire. Plus fondamentalement encore, je pense qu’il faut rapprocher deux « continents » qu’on ne fait pas, ou guère, dialoguer ensemble, celui de la République et de l’économie. Dans le registre du politique, la quasi-totalité de nos concitoyens sont d’accord autour de l’idée que doit prévaloir les valeurs républicaines. Personne ne remet en cause, aujourd’hui en France, le suffrage universel. Il y a un socle républicain extrêmement fort dans notre société. La totalité des forces politiques ont approuvé, et avec elles 99 % des Français, le contenu du discours d’Emmanuel Macron à l’occasion de l’hommage à Samuel Paty à la Sorbonne. D’un côté le politique donc, et de l’autre, l’économie, cet autre domaine extrêmement important, mais qui échappe aujourd’hui largement à ce contrat républicain. Mon point de vue c’est que pour aller plus loin dans la reconstruction de l’Etat comme État social et écologique afin qu’il soit à la hauteur du 21e siècle, il convient de rapprocher ces deux continents depuis trop longtemps séparés en construisant ce que j’appelle une « économie républicaine ». Notre désarroi, notre souffrance, vient du sentiment qu’il y a un domaine, l’économie, qui échappe au socle de nos valeurs. La crise actuelle devrait être l’occasion de refonder l’économie sur ces nouvelles bases. Il ne s’agit pas de tout nationaliser, comprenez-moi bien. Il faut de la place pour l’initiative privée, laquelle peut d’ailleurs prendre la forme de l’économie sociale (les associations, les coopératives, etc.). Mais on voit bien qu’on a aussi besoin d’intervention publique. C’est vrai en termes de services publics et de protection sociale. Mais cela vaut plus généralement. En matière de relations commerciales par exemple. Quasiment tout le monde est aujourd’hui d’accord pour dire que les questions de souveraineté économique sont importantes. Ce n’était pas le cas il y a encore quelques années. Quand Georges Marchais disait, en 1981, « produisons français », il se faisait traiter de raciste par une bonne partie du spectre politique. Aujourd’hui, quand Joe Biden, pour s’opposer à Trump, intitule son programme « achetez américain, fabriquez américain », personne ne bronche. On a été beaucoup trop loin dans la mondialisation libérale, qui a favorisé les intérêts du capital, qui a creusé les inégalités. Il y a une adhésion très large avec l’idée qu’il faut remettre en cause le modèle néolibéral qui s’appuie sur la finance libéralisée, le libre-échange, l’austérité salariale et la contre-révolution fiscale (le fait que les riches paient toujours moins d’impôts). Là où le bât blesse, c’est sur l’alternative. Avec la fin du communisme celle-ci a comme disparu. Je pense qu’il faut chercher l’alternative en creusant le sillon républicain.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Christophe Ramaux est économiste, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du collectif Les Économistes Atterrés. Il est également l’auteur de : L’État social. Pour sortir du chaos néolibéral (Fayard) et Emploi : Éloge de la stabilité. L’État social contre la flexicurité (Fayard)

1 Commentaire(s)

  1. La propriété privée des moyens de production c’est la gangrène!!!

    Il est urgent de nationaliser, sans indemnité, les grands moyens de production (CAC 40) et d’échange (banques, assurances,…) et de les placer sous le contrôle du peuple (pas de l’Etat capitaliste) !!!

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