« D’un fantasme aliénant qui fait échouer les luttes », par Alain Accardo

16/12/2020

Si les luttes ne parviennent pas aujourd’hui à proposer un horizon positif émancipateur, si elles se résument trop souvent à demander aux puissants de « dégager », comme le dit Alain Badiou, c’est principalement à cause de la colonisation intérieure des cœurs et des esprits par le capitalisme. Le sociologue Alain Accardo répond au philosophe dans une tribune publiée par QG, et souligne au passage que la reprise en mains des appareils idéologiques à décerveler que sont devenus les médias dominants doit être un objectif prioritaire pour le peuple

Le tableau intitulé « A propos de la conjoncture actuelle », brossé par Alain Badiou dans sa tribune du 2 décembre sur QG ne peut que recueillir l’approbation de ses lecteurs. Pour ma part j’y souscris totalement, mais je voudrais assortir mon accord de deux ou trois remarques, qui ne contredisent pas son point de vue mais s’inscrivent plutôt, me semble-t-il, dans son prolongement.

Ce que le philosophe qualifie à juste raison de « mouvementisme dégagiste » pour caractériser l’ensemble des « luttes » actuelles, en France et dans le monde, fait l’objet d’un constat plutôt accablant sur l’état des supposées forces d’opposition à l’hégémonie planétaire du capitalisme. Forces nombreuses sans doute, mais émiettées et « composites » par leur sociologie, la nature de leurs revendications, les raisons de leur mécontentement ou de leur colère, la diversité de leurs convictions et de leurs visées, bref, sans autre unité que « strictement négative ». Et par là même vouées à des mobilisations impuissantes, des révoltes sans lendemain et un activisme épuisant parce qu’il tourne à vide.

De prime abord, selon moi, il n’y aurait rien à changer à ce sombre diagnostic, sauf à faire une remarque qui a son importance. Si, en bonne dialectique, on est en droit de dire que toute affirmation enveloppe une négation, on doit, dans la même logique, admettre qu’il n’y a pas d’unité négative qui ne renvoie, implicitement ou explicitement, à une thèse affirmative. En l’occurrence, si le propre des luttes un peu partout dans le monde, c’est de ne pas savoir dire autre chose que « non, dégage ! », c’est peut-être parce que les masses qui se mobilisent plus ou moins spontanément ont déjà dit, ou sont en train de dire « oui, amen ! » au capitalisme, même si ce n’est qu’un capitalisme fantasmé, dont elles s’irritent de ne pas ressentir plus vite les bienfaits, en imputant ses lenteurs et ses déceptions à la politique de telles organisations, ou de tels dirigeants, qui ne cessent d’invoquer la modernisation et la réforme, de promettre le développement et de ne jurer que par la croissance pour arriver au pouvoir et qui s’empressent d’oublier leurs slogans de campagne ensuite.

Ce fantasme aliénant, capable de faire marcher inlassablement les peuples dans le désert vers quelque mythique Canaan, n’est pas simplement une vapeur subjective, il existe bel et bien en tant que facteur idéologique, et même le plus agissant dans et sur la conjoncture considérée. Il explique en particulier que malgré leur extrême diversité de composition, de revendication, de conviction, etc., les mouvements d’opposition à la mondialisation capitaliste présentent partout les mêmes traits fondamentaux, comme des dénominateurs communs, spécifiés et déclinés à l’infini, mais que pour faire court on peut ranger sous l’étiquette globale de tendance à l’« américanisation du mode de vie », tendance qui affecte et façonne toutes les dimensions sans exception, objectivement et subjectivement, de l’existence des gens, tant de ceux qui protestent, que de ceux qui leur tapent dessus à bras raccourcis et les jettent en cellule. On n’a pas besoin d’ailleurs aujourd’hui de parler expressément d’ « american way of life ». Cela ferait peut-être tiquer certains opposants. En revanche presque tous, surtout dans les nouvelles générations, se laissent séduire par la modernité, appellation passe-partout de l’hégémonie américaine et de ses tropismes délétères qui empruntent bien plus les voies du changement « sociétal » (les pratiques et consommations culturelles, artistiques, sportives, etc.), que celles de l’action politique.

Bien évidemment, ce fantasme idéologique décisif n’est pas tombé tout seul du ciel des idées pures dans la tête des opposants au capitalisme, y compris de ceux qui ont le plus à s’en plaindre. Il y a été logé, gravé, encastré, par l’évolution historique même des sociétés contemporaines, de l’Extrême-Orient à l’Extrême-Occident, depuis, au moins, la Seconde guerre mondiale, puis le partage du monde en blocs antagonistes pendant toute la guerre froide et enfin l’effondrement du bloc soviétique. Dans ce cadre temporel d’un demi-siècle, toutes les sociétés de la planète ont été, plus ou moins rapidement, plus ou moins profondément, contaminées et bouleversées par le virus du développement à l’américaine dont nous, peuples du XXIe siècle, avons le triste privilège de vivre l’étape finale.

Jusqu’ici, toutes les tentatives pour sortir du carcan capitaliste ont échoué. Pas seulement à cause de sa puissance économique. Ou alors il faut donner un sens très large au terme d’ « économie » et admettre que la domination économique s’étend aussi à la colonisation des cœurs et des esprits, individuellement et collectivement. Et en particulier il faut se souvenir que le propre des dominations coloniales impérialistes était de rendre les colonisés eux-mêmes heureux et fiers d’être soumis aux grandes puissances occidentales qui les colonisaient. Cette illusion a duré jusqu’au développement des luttes anticolonialistes, elles-mêmes répliques tardives des mobilisations des travailleurs industriels contre le système capitaliste.

De la même façon, les populations occidentales actuelles (ou asiatiques, ou africaines, etc.) sont juvénilement, et assez niaisement il faut bien le dire, heureuses et fières de s’américaniser, à des degrés divers selon leur histoire. Elles appellent ça le « progrès », celui-ci consistant en définitive à produire plus de biens pour consommer davantage c’est-à-dire concrètement à développer le commerce des marchandises et l’esprit de lucre. Ce dont les manifestants qui défilent sur les avenues des métropoles d’ici et d’ailleurs ne s’avisent pas toujours, en tout cas pas suffisamment.

Mais ces évolutions du capitalisme de masse n’auraient assurément pas été possibles si le système ne disposait de formidables superstructures qui tout au long des décennies, jour après jour et sans relâche, ont encadré, enrégimenté et endoctriné les esprits en leur transfusant les évangiles de la toute-puissance du Capital et de la sainteté de la Propriété privée. Ce qui nous ramène à l’intéressante proposition d’Alain Badiou, qu’il formule à la fin de son analyse, pour redonner à la protestation un contenu immédiat un peu plus affirmatif : ne pas se contenter d’occuper des ronds-points et des péages, mais s’emparer de la Commission ministérielle de la privatisation. Il est clair toutefois, que même cet objectif « tactique », circonscrit et symbolique, resterait hors de portée, si les « luttes » ne se donnaient pas, sinon préalablement du moins concomitamment, l’objectif (entre autres), à la fois tactique et stratégique, de détruire le fabuleux dispositif de l’information de presse et de communication avec tous ses appareils idéologiques à décerveler les journalistes d’abord et leur public ensuite. C’est peu de dire qu’il s’agit là d’une tâche urgente. Elle est vitale comme un massage cardiaque ou un bouche-à-bouche sur un asphyxié. A défaut d’abattre ces places fortes du monde capitaliste, ces centres vitaux de l’animation du système que sont les grandes entreprises de presse et l’abominable travail d’ « information » accompli par leurs mercenaires, les « luttes » continueront à être ce qu’elles sont devenues : au mieux des gesticulations « dégagistes », au pire des adjuvants du système et des trompe-l’œil.

Alain Accardo

Sociologue, professeur émérite à l’université de Bordeaux, proche de la pensée de Pierre Bourdieu, Alain Accardo a notamment participé aux côtés de celui-ci à « La Misère du monde ». Collaborateur régulier du Monde Diplomatique et de La Décroissance, il est notamment l’auteur de : « Le Petit-Bourgeois gentilhomme » et « Pour une socioanalyse du journalisme », parus aux éditions Agone.

Photo: graffiti rue Galilée à Paris, novembre 2018

4 Commentaire(s)

  1. C’est jamais la bonne lutte. Les Gilets Jaunes , ce n’était pas la bonne lutte… Pas la bonne manière. Il n’y aura jamais de bonne manière, nous devons accompagner les mouvements populaires, et les intellectuels doivent avoir un peu plus de modestie et accompagner ces mouvements.

  2. Le « dégagisme » est nécessaire puisque tout est cadenassé. Il y a un mépris de classe dans ces textes ( de Badiou ou de Accardo) , une vue surplombante . Je me demande que faisaient ces gens là pendant les « Gilets Jaunes »? Nous ne les avons pas entendus. Les gens d' »en bas » savent très bien ce qui les détruit et ce qui les opprime. Penser qu’ils ne souhaitent que jouir du capitalisme qui en viendrait pas à eux assez vite est un mépris de classe, une erreur scolastique au mieux.

    1. Vous n’avez pas tout à fait tort ! La meilleure solution impossible (les nationalisations) ne doit pas servir à discréditer les moins bonnes solutions possibles (contestations, dégagismes, …). Mais réciproquement les moins bonnes solutions possibles ne doivent pas boucher l’horizon de la meilleure solution.

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