« Les classes dominantes ont financé les options politiques xénophobes, climato-négationnistes et sexistes qui ont conduit aux votes dits populistes »

01/02/2021

Les sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron publient « La Finance autoritaire: vers la fin du néolibéralisme », où se voient battues en brèche de nombreuses idées reçues sur le Brexit, l’élection de Trump ou celle de Bolsonaro. Loin d’être seulement le fruit du soulèvement des perdants de la globalisation, ces basculements auraient été activement soutenus par des secteurs nouveaux de la finance, désormais en pleine ascension

Et si le Brexit, l’élection de Trump ou de Jair Bolsonaro marquaient l’avènement d’une nouvelle forme du capitalisme qui serait le « libertarianisme autoritaire » ? C’est la thèse passionnante défendue par les sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron dans leur ouvrage La Finance autoritaire : vers la fin du néolibéralisme (éditions Raisons d’Agir), qui vient de paraître en librairie. Dans ce grand entretien accordé à Jonathan Baudoin pour QG, ils reviennent sur le financement du vote en faveur du Brexit au Royaume-Uni, mais aussi sur les puissances financières qui ont poussé le vote xénophobe et climato-négationniste aux Etats-Unis ou au Brésil, illustrant une profonde divergence d’intérêts au sein même de la classe dominante. Les auteurs ont essayé de rendre visible les intérêts économiques puissants qui existent derrière des événements historiques que beaucoup se contentent d’expliquer usuellement par le ressentiment des classes populaires.

QG : Pourquoi avez-vous centré votre ouvrage, La Finance autoritaire, sur le cas du Royaume-Uni et le contexte du Brexit ?

Marlène Benquet : On a centré notre analyse sur le Brexit parce qu’il nous a semblé que c’était le premier cas pratique de basculement d’un pays, d’un régime politique néolibéral, vers un régime politique libertarien autoritaire. De ce point de vue, c’était intéressant de voir ce qu’il se passait au Royaume-Uni. C’est aussi un exemple assez archétypal. Le résultat du référendum a été présenté par beaucoup d’analystes et de médias comme étant une sorte de surprise pour le secteur financier, le résultat d’une forme d’insurrection électorale des classes populaires et moyennes contre un secteur financier qui aurait été massivement opposé au résultat référendaire. Nous avons voulu vérifier si cette lecture-là était vraie. En analysant le financement social du vote, en regardant les individus et les entreprises qui ont financé le camp du Remain et du Leave, on s’est rendu compte que, contrairement à ce qui avait été mis en avant par certains médias, une partie très significative du secteur financier avait massivement soutenu le Brexit.

Théo Bourgeron : Le Royaume-Uni est à l’avant-garde du processus de financiarisation en Europe et dans le monde, comparable avec les États-Unis sur ce plan. Ce qu’on montre, c’est que l’acteur principal dans l’évolution du néolibéralisme vers le libertarianisme autoritaire, c’est le secteur financier. Et au sein du secteur financier, le secteur de la seconde financiarisation. Le fait d’étudier le Brexit permet de mettre en évidence cette mutation.

QG : Pourriez-vous définir les concepts de « seconde financiarisation » et de « libertarianisme autoritaire », que vous mobilisez dans votre livre ?

T.B : Les concepts de première et de seconde financiarisation sont issus de ce qu’on a observé au sein des bases de données publiques des financements électoraux du Brexit. Le point de départ, c’est que, contrairement à une idée reçue, le secteur financier a majoritairement soutenu le Leave. Si on regarde plus précisément quels acteurs financiers ont soutenu le Leave et quels autres le Remain, on voit apparaître une opposition entre sous-secteurs, selon qu’ils appartiennent à ce qu’on a appelé la première et la seconde financiarisation. 

Les acteurs de la première financiarisation ont émergé au Royaume-Uni dans les années 1970 et 1980, notamment sous les années Thatcher. Il s’agit par exemple des acteurs qui opèrent la financiarisation des grandes entreprises sur les marchés cotés, ceux des pensions des salariés par l’extension du rôle des fonds de pension. Ces acteurs-là se distinguent de ceux qui ont émergé lors de ce qu’on appelle la seconde financiarisation, dans les années 2000-2010. Les acteurs de la seconde financiarisation opèrent dans d’autres champs de la vie économique. Les fonds de capital-investissement financiarisent ainsi les petites et moyennes entreprises, et les fonds d’investissement immobilier financiarisent les maisons, les bureaux de tout à chacun. De même, les politiques sociales et environnementales sont financiarisées par les fonds d’investissement à impact social ou environnemental. La seconde financiarisation va donc concerner d’autres domaines de la vie économique, plus proches de la vie quotidienne des individus.

Or, les secteurs qui représentent chacune des deux vagues de financiarisation ont des intérêts distincts, voire conflictuels, comme on le voit dans le cadre du Brexit. Ils ne font pas le même métier, ils n’ont pas le même besoin par rapport à la régulation, à l’environnement professionnel, au régime politique où ils peuvent accumuler du capital, du profit. Et ces intérêts distincts apparaissent de manière frappante lors du Brexit puisque ces deux types de sous-secteurs ont pris des positions très divergentes.

M.B : Le projet du livre, c’est de montrer une corrélation très forte entre certains groupes sociaux, certaines manières de s’enrichir et des projets politiques distincts. Le libertarianisme autoritaire est un projet politique qui repose sur la seule défense de la liberté d’accumuler, à l’exclusion de toute autre forme de liberté, de toute autre forme de principe politique. Il reprend les principes d’Ayn Rand, l’auteur libertarienne qui a le plus popularisé le libertarianisme aux États-Unis. C’est une théorie qui considère, sur le plan économique, que la déréglementation doit être la plus large possible ; que l’État doit limiter son rôle et son intervention à la seule protection de la liberté d’accumuler (les fonctions régaliennes de l’État doivent être privatisées, ou du moins déléguées aux forces privées et aux acteurs économiques). L’autoritarisme est la conséquence pratique de ce libertarianisme, car il ne peut plus maintenir la cohésion sociale que par la force et la puissance coercitive. Il n’y a plus de mécanismes redistributifs qui permettent de faire tenir la société et il n’y a plus d’horizon démocratique comme justification de la vie sociale. Cette formule « libertarianisme autoritaire » peut résonner comme un oxymore, mais quand on met en pratique le libertarianisme, la seule manière de maintenir un ordre social est la coercition.

Par ailleurs, dans le cas du néolibéralisme, l’État est considéré comme garant de la liberté d’accumuler, comme pourvu de fonctions régaliennes, comme un agent régulateur. Au sein de l’idéologie néolibérale, le mode de production capitaliste est justifié par la démocratie. Dans le cas du libertarianisme autoritaire, la justification politique n’est pas la même. Le rôle de l’État n’est pas le même non plus. Le champ de l’accumulation s’étend encore, car l’État ne doit pas garantir de minima sociaux et environnementaux, ce qui autorise l’accumulation dans des domaines qui étaient partiellement préservés comme le domaine environnemental. Le libertarianisme autoritaire est aussi porteur d’une certaine conception de liens entre les Etats. Le néolibéralisme s’est développé, depuis les années 1970, en s’appuyant sur des institutions régionales, comme l’Union européenne, ou internationales comme l’OMC, l’OTAN, qui régulaient les relations entre les États, notamment ceux dits du Nord. Le libertarianisme autoritaire, à l’inverse, promeut des relations entre États, en dehors d’institutions de coopération, reposant uniquement sur des accords commerciaux laissés à la libre décision des parties contractantes.

Slogan anglais en faveur de la sortie de l’UE lors du référendum de 2016

QG : Dans La Finance autoritaire, vous faites une séparation entre le néolibéralisme et le libertarianisme autoritaire. Y a-t-il, tout de même, des passerelles entre ces deux régimes d’accumulation, tels que vous les définissez ?

T.B : La première chose qu’il faut dire, c’est qu’a priori, il y a un conflit assez fort entre les représentants de ces deux régimes politiques. Le Brexit est un processus très mouvementé, impliquant des conflits entre acteurs des campagnes qui n’étaient pas simulés. Ce qui se passe aux États-Unis, actuellement, dans l’opposition entre Biden et Trump : ce n’est pas seulement un conflit entre personnes ou partis politiques, mais aussi entre secteurs économiques. Il ne faut pas nier cette conflictualité. On voit bien que quitter l’Union européenne, qui est l’institution emblématique du néolibéralisme, fait partie du projet libertarien autoritaire. Cela marque une rupture franche avec les acteurs du néolibéralisme et les gouvernements qui les représentent.

Maintenant, la question est : « peut-on imaginer, à terme, des acteurs historiques du néolibéralisme s’allier avec les acteurs du libertarianisme autoritaire ? » Alors là, oui. Avec Marlène, à la fin du livre, on montre qu’il y a une possible reconfiguration dans laquelle certains secteurs économiques qui se battaient contre le Brexit, contre le programme de gouvernement de Boris Johnson, finissent par créer de nouvelles coalitions, de nouvelles alliances et trouver leur place dans ce régime qui monte. Il ne faut pas être naïf à ce sujet et croire que le néolibéralisme serait un rempart contre le libertarianisme autoritaire.

QG : Peut-on dire que votre analyse du Brexit, sous l’angle d’un monde de la finance hétérogène et fracturé en son sein, prend à rebrousse-poil les analyses critiques classiques sur la classe sociale dominante ?

M.B : C’est une analyse qui complète une part des analyses critiques déjà disponibles, dans deux directions. La première, c’est qu’une part des sciences sociales critique a fait l’analyse du Brexit et de l’élection de Trump sous l’angle de la géographie sociale du vote et du ressentiment des classes moyennes et populaires blanches de secteurs désindustrialisés, discriminés et relégués, contre des élites urbaines, gagnantes de la mondialisation, souvent connectées entre elles à l’échelle régionale ou mondiale. Nous ne nous opposons pas à ces analyses, mais il ne faut pas uniquement comprendre ces deux événements historiques, le Brexit et l’élection de Trump, sous l’angle des raisons d’agir des votants.

Pour qu’un vote ait lieu, il faut qu’il y ait quelqu’un qui décide d’organiser ce vote et ce ne sont pas les classes populaires et moyennes qui prennent cette décision. Puis il faut aussi que des gens financent ce vote. Ce ne sont toujours pas les classes populaires et moyennes qui s’en occupent. On a pensé qu’il fallait aller voir ce qui se passait du côté des dominants, comprendre quels ont été leurs intérêts, dans le cas du Brexit, comme dans l’élection de Trump. Si on regarde ces évènements du point de vue du financement du vote et non pas de sa cartographie sociale, on n’a pas eu une victoire des perdants contre les gagnants de la mondialisation. C’est plutôt les gagnants de la mondialisation qui n’étaient pas d’accord entre eux. C’est le résultat d’un conflit fort entre deux types d’accumulateurs qui ne sont plus porteurs du même projet politique.

Ça nous met en décalage avec une partie des travaux critiques et ça incite à prendre acte de l’hétérogénéité qui peut exister au sein des groupes sociaux qui tirent profit du mode de production capitaliste. Beaucoup des analyses critiques actuelles ont tendance à concevoir les bénéficiaires du capitalisme comme un groupe homogène qui aurait des intérêts communs qu’ils défendraient de manière parfaitement coordonnée. Ce que les données montrent, c’est qu’il y a un très fort clivage à l’intérieur même des groupes sociaux qui bénéficient de l’accumulation du capital. Cela incite à revenir à Marx, qui définit la bourgeoisie, à la fois dans son rapport d’exploitation vis-à-vis du prolétariat, mais aussi par les rapports de concurrence qu’elle entretient en son sein. Cette seconde partie de la définition est trop souvent oubliée.

QG : Ne craignez-vous pas de faire de l’économicisme au sujet du libertarianisme autoritaire en minimisant les processus idéologiques, « la manipulation des foules », « les démagogies racistes et antimondialistes », ou les « nouveaux réseaux de communications » ?

M.B : Ce qu’on essaye de dire dans le livre, c’est que le racisme et la xénophobie ont été un moteur des raisons d’agir des classes moyennes et populaires, mais qu’il faut aussi se pencher sur le racisme et la xénophobie des classes dominantes. Pour comprendre la diffusion de ces idées, il faut regarder comment ce racisme et cette xénophobie sont organisés et financés. Ce qui nous intéresse dans le livre, c’est de comprendre quels sont les secteurs financiers qui ont financé ces options, c’est-à-dire qui a mis la main au portefeuille pour que ces options racistes et xénophobes deviennent victorieuses. C’est la même chose au sujet du climato-négationnisme. Il ne s’agit pas de dire que le climato-négationnisme n’est pas un élément explicatif du vote, mais de regarder quels sont les secteurs économiques qui financent le climato-négationnisme et qui diffusent ces idées dans la société jusqu’à ce qu’elles deviennent des raisons d’agir pour les individus.

T.B : Je rajouterais que cette question est présente dans le livre dès l’introduction. On ouvre avec l’élection de Jair Bolsonaro : on montre qu’il a été soutenu par une alliance assez hétéroclite, dans laquelle il y avait les secteurs financiers de São Paulo, notamment les hedge funds de la seconde financiarisation brésilienne. Dès son arrivée au pouvoir, il met en place un programme ultralibéral et, dans le même temps, un programme qui est homophobe et raciste, notamment envers les populations d’Amazonie. On cherche à expliquer et à comprendre qui finance, dans les classes dominantes, ces options politiques racistes, xénophobes et sexistes.

M.B : Force est de constater que peu de travaux s’étaient posé la question des options des classes dominantes dans ces élections et du financement du vote. C’était un angle mort de l’analyse. Et on a centré notre effort là-dessus, pour rendre visible les intérêts économiques puissants et importants, qui existent derrière des événements historiques de ce type.

T.B : Par ailleurs, sur la question des fake news et des réseaux sociaux, ce sont des approches qui nous paraissent incomplètes.  Si on regarde qui va développer ces approches sur les fake news, il va s’agir de Tony Blair ou des représentants de la seconde gauche, qui vont considérer qu’il faut rejouer le référendum parce qu’il serait le produit de manipulations électorales. Il y a eu une certaine forme de manipulation électorale dans le cas du Brexit, à travers l’affaire Cambridge Analytica et des fake news proférées par les Brexiters. Cependant, on pense qu’il y a un affrontement structurel entre classes sociales qui se joue et qu’il manque quelque chose dans l’analyse si on s’arrête à l’élection elle-même, aux raisons d’agir des électeurs qui ne sont qu’une petite chose dans l’événement Brexit qui commence bien avant l’élection et qui se termine bien après l’élection. Et à limiter l’élection à ces raisons d’agir, on manque le caractère structurel du basculement d’un régime d’accumulation à un autre. Ce qui est en jeu, c’est l’extension du champ du profit pour certains acteurs économiques, au premier rang desquels les acteurs financiers.

QG : Est-ce que la crise sanitaire que nous vivons est une opportunité pour le monde de la finance d’accentuer un virage autoritaire ?

T.B : C’est une bonne question. Il faut revenir sur le modèle théorique qu’on propose. Ce ne sont pas les secteurs financiers qui vont décider de la politique sanitaire. Il y a un régime politique, qui va inclure un gouvernement, des partis, des think tanks, etc. Bref : une pluralité d’institutions. Les secteurs financiers vont faire pression de diverses manières sur le régime politique, afin de le transformer à leur avantage. Mais il n’y a pas de rôle direct du secteur financier sur la politique sanitaire du gouvernement britannique, par exemple. Ce qu’on observe, cependant, qu’il s’agisse de la crise climatique ou de la crise sanitaire, c’est que le régime d’accumulation libertarien autoritaire a une manière de saisir les catastrophes qui consiste à refuser de mutualiser les coûts par l’impôt et la prise en charge collective des coûts et ça s’observe dans les pays qu’on étudie dans le livre, de manière frappante. Ils sont ceux qui ont mené les politiques sanitaires les moins restrictives, qui collectivisent le moins les coûts de la politique sanitaire. Le changement de régime politique a une influence sur la manière dont la pandémie va être gérée.

Maintenant, est-ce que la pandémie est utilisée par les secteurs financiers pour accentuer le tournant autoritaire du régime politique ? Là, on fait de l’histoire du présent et de mon point de vue, il est trop tôt pour savoir quel rôle exactement la pandémie va avoir. Cela implique beaucoup de choses en matière d’équilibre entre les différents secteurs de l’économie et il est difficile de saisir, maintenant, l’effet de la pandémie sur le rapport de force entre ces acteurs.

Photographe anonyme, mai 2017, Etats-Unis

QG : Peut-on dire que le libertarianisme autoritaire, tel que vous le définissez, est promoteur d’un certain darwinisme social, incluant la question écologique, et comment éviter à la fois ce nouveau régime du capitalisme et le régime néolibéral, qui demeure dominant dans les pays développés?

M.B : Je ne sais pas si on utiliserait l’expression de darwinisme social. En revanche, on peut dire que le libertarianisme autoritaire a partie liée avec l’effondrement des écosystèmes et le nouveau régime climatique dans lequel nous vivons, un régime dans lequel les ressources se raréfient et les conditions de la vie sur terre sont menacées, et ce pour deux raisons. D’une part, ce nouveau régime climatique et la raréfaction des ressources sont des opportunités de profit colossal pour les promoteurs du libertarianisme autoritaire, à condition que les institutions de régulation ne tentent pas de limiter la marchandisation, la financiarisation de la nature et la spéculation sur les actifs naturels ; ce qui est le cas des institutions non-interventionnistes soutenues par ce régime politique d’accumulation. D’autre part, le libertarianisme autoritaire permet aussi aux secteurs financiers qui bénéficient le plus de l’accumulation capitaliste de ne pas avoir à prendre en charge le coût d’une transition écologique, qui serait absolument nécessaire pour garantir autant que possible des conditions de vie décentes et minimales à la partie la plus large de la population. Ce régime politique d’accumulation permet aux secteurs sociaux les plus riches et les plus puissants de ne pas payer leur tribut à cette adaptation, qui devient pourtant extrêmement urgente. De ce point de vue, on peut dire que le libertarianisme autoritaire profite de ce nouveau régime climatique dans lequel on vit.

T.B : Sur la seconde partie de votre question, il y a deux réponses à faire. D’une part, il faut parvenir à éviter à la fois le néolibéralisme et le libertarianisme autoritaire. On ne pense pas que le néolibéralisme soit un rempart, d’autant qu’à partir du moment où les régimes libertariens autoritaires émergent dans le monde, il n’y a pas de retour en arrière possible. Il faut faire avec ce nouveau régime politique et avec les acteurs qui le soutiennent. Sachant que ces acteurs vont mettre sous pression les institutions du néolibéralisme pour qu’elles évoluent.

D’autre part, quelle alternative existe-t-il ? Il faut se dire que le libertarianisme autoritaire est né dans le giron du néolibéralisme. Du moins, les acteurs qui soutiennent ce nouveau régime ont réussi à émerger dans les marges de la régulation du régime néolibéral et ont accumulé suffisamment de capitaux pour devenir dominants. En matière de perspective politique, ce qu’on cherche à montrer dans notre livre, c’est le fait qu’il y a un changement des champs de batailleau sein desquels la lutte politique va se jouer. Avec le libertarianisme autoritaire, la perspective qui se dessine, c’est celle d’une remise en cause du socle minimal de droits sociaux et environnementaux nécessaires pour la vie normale des populations qui commence à être remis en cause dans les pays du Nord. Cela ouvre donc un nouveau champ de luttes.  Des problématiques d’extrême pauvreté, d’extrêmes inégalités sociales, d’extrêmes dégradations environnementales, qui étaient observées dans les pays du Sud, sont importées dans les pays du Nord. Mais à partir de là, les actions militantes qui permettent de se mobiliser contre ces phénomènes-là peuvent être également importées au Nord.

M.B : Ce nouveau régime crée en outre une convergence d’intérêts entre les populations dites du Sud et celles dites du Nord dans la création de perspectives émancipatrices communes. Le libertarianisme autoritaire, dans la mesure où il remet fondamentalement en cause les droits civiques, sociaux et démocratiques, ce que ne faisait pas aussi frontalement le néolibéralisme, nous enjoint, encore plus directement que lors de la période précédente, à mettre en place des luttes intersectionnelles, dans lesquelles l’antiracisme politique, la mobilisation des classes populaires, les luttes féministes et les luttes écologiques soient pleinement articulées les unes aux autres.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Marlène Benquet est sociologue, chargée de recherche au CNRS et membre de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales de l’université Paris-Dauphine. Elle est l’auteur d’Encaisser. Enquête en immersion dans la grande distribution (éditions La Découverte) et Les Damnés de la caisse (éditions du Croquant).

Théo Bourgeron est sociologue, chercheur postdoctoral à University College Dublin (Irlande).

Photo Alberto Pezzali : scène de liesse à Londres le 31 janvier 2020, alors que la Grande-Bretagne quitte l’Union Européenne

4 Commentaire(s)

  1. D’ailleurs, en relisant la phrase de mme Benquet, je me demande si, dans l’usage, le mot « intersectionnel » n’est pas en train de changer de sens :

    « … encore plus directement que lors de la période précédente, à mettre en place des luttes intersectionnelles, dans lesquelles l’antiracisme politique, la mobilisation des classes populaires, les luttes féministes et les luttes écologiques soient pleinement articulées les unes aux autres ».

    J’avais compris que l’intersectionnalité concernait les personnes (sujets) sur lesquelles pesaient « en même temps » plusieurs types d’exclusion/privation (typiquement : racisme, machisme, handicapisme, classe ouvrière, …). Là, dans l’usage qu’en fait mme Benquet, la convergence sur une même tête de toutes ces exclusions semble absente. Il s’agit pour elle de citer simplement la liste des luttes sociétales et sociale (cette dernière euphémisée dans le texte) qu’il s’agirait d’articuler. Articuler étant un mot valise d’intellectuels (que j’utilise aussi …)

  2. Très intéressant cette nouvelle approche socio-économique qui ausculte la branche libertarienne du néolibéralisme. Cette branche n’est d’ailleurs pas si nouvelle que ça, puisqu’un sociologue spécialiste du troisième Reich a montré que les bases du libertarianisme étaient déjà présentes dans ce même 3ième Reich (privatisation de l’Etat, …).

    Mais, patatras, la dernière phrase en appelle, une fois de plus, au melting pot « socio-sociétal ». Encore et toujours lui ! Encore sous la houlette de l’intersectionnalité ! Encore et toujours elle. Certes toutes ces luttes sont légitimes, mais là, le social cad la lutte des classes, est carrément euphémisé par l’ expression mystérieuse « mobilisation des classes populaires ». Point barre. En tout cas, ça me conforte dans l’idée que les éléments sociétaux, ne concernent pas, dans l’esprit des auteurs, ces classes populaires (ce qui, par soustraction, signifie qu’ils concernent essentiellement les classes et sous-classes bourgeoises et petites bourgeoises). C’est bien ce que je pensais ! La plus grande partie de la bourgeoisie se fout totalement de la lutte des classes depuis que Dieu lui a fourni de nouvelles trompettes.

Laisser un commentaire