« Sortir du piège de la dette », volet 2 par Marc de Sovakhine

07/03/2021

On ne cesse d’agiter la question de la dette pour justifier toutes sortes de coupes dans les services publics et culpabiliser les Français depuis 40 ans. Pourtant, les déficits publics ne sont ni un mal ni un bien, mais l’un des carburants essentiels des marchés financiers. La dette ne présente au fond que des avantages pour l’oligarchie qui, contrairement à son discours officiel, ne cherche pas à la résorber. QG publie ce dimanche le deuxième volet des révélations menées sous couvert d’anonymat par un haut fonctionnaire

 

La réponse à la crise du Covid a fait exploser l’endettement public à une vitesse et un niveau inédits par temps de paix. Faut-il s’en alarmer ainsi que toutes sortes de politiques, d’économistes mainstream et d’éditocrates le répètent à longueur d’interventions? QG publie ce dimanche 7 mars le deuxième volet de la réflexion menée sous couvert d’anonymat par un haut fonctionnaire.

3/ Pourquoi les gouvernements successifs n’ont-ils jamais eu l’intention de diminuer le montant de la dette ?

A/ Le maintien d’une dette publique à un niveau élevé est mis au service d’un discours visant à rendre acceptables les privatisations et le démantèlement des services publics, tel que le préconise la Commission européenne. Dernier épisode en date : le projet Hercule de démantèlement d’EDF dont la partie la plus rentable serait privatisée, comme jadis France Télécom ou GDF. La bourgeoisie financière a beau se prétendre moderne, son discours n’a, sous ce rapport, guère évolué depuis deux cents ans. Comme l’écrivait déjà Karl Marx dans Les luttes de classes en France, à propos de la fin de la Monarchie de Juillet, « l’endettement de l’Etat était d’un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C’était précisément le déficit de l’Etat qui était l’objet même de ses spéculations et la source principale de son enrichissement. A la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel emprunt fournissait à l’aristocratie une nouvelle occasion de rançonner l’Etat qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables. »

Ainsi, une dette publique élevée fournit un prétexte idéal pour convaincre l’opinion de la nécessité de privatiser, la vente des biens publics étant supposée couvrir le remboursement d’une partie de la dette. C’est notamment un argument que le gouvernement avait avancé dans le cadre de la privatisation de la Française des Jeux et d’Aéroports de Paris. L’objectif est bien, à l’aide d’un discours performatif, de « marchandiser » l’ensemble des activités sociales car le capital a constamment besoin d’étendre son empire s’il ne veut pas mourir. C’est ce qu’on appelle la baisse tendancielle du taux de profit qui, contrairement à une idée reçue, n’a pas été « inventée » par Marx mais par d’autres économistes classiques tels que Turgot et Ricardo. Pour maintenir son rendement, le capital cherche à accroître la productivité du travail ou à baisser les salaires, ou encore, lorsqu’il se transforme en actif financier, à dénicher les meilleurs rendements possibles pour placer l’argent – la « valeur » traduite en termes monétaires – qu’il a extorqué grâce au travail des autres et aux baisses d’impôts.

Krash boursier du 15 septembre 2008
Le 15 septembre 2008, plusieurs banques américaines s’effondrent. Les bourses du monde entier plongent. C’est le krach boursier le plus grave depuis 1929

Le rêve secret de nos dirigeants, et celui du patronat, c’est désormais de s’emparer du magot de la Sécurité sociale (450 milliards d’euros de budget annuel échappant aux assureurs privés) pour financer notre économie avec votre « épargne » qu’ils aimeraient « libérer » du joug des cotisations sociales (vous savez, les « charges ») au motif fallacieux de redresser la compétitivité de l’économie française. C’est le sens de la réforme des retraites lancée dans le sillage de l’adoption de la loi PACTE : nos entreprises sont notoirement sous-capitalisées et ont besoin de votre épargne qui « dort » dans les comptes de la Sécu ou « dans la pierre ». Pour leur permettre d’affronter la concurrence internationale, elles ont besoin de capitaux, étant entendu qu’il est hors de question, pour des raisons idéologiques, que l’Etat entre au capital de ces entreprises, sinon pour « sauver » celles se trouvant au bord de la faillite. On appelle ceci la « désintermédiation financière »: les entreprises sont incitées à se financer directement auprès des marchés, sous la forme d’obligations (dette d’entreprise) ou d’apports en capital, plutôt qu’auprès d’intermédiaires bancaires (prêts « classiques »), du reste très frileux (« averses au risque »). Le candidat Macron en avait fait un des axes de son programme qui n’était jamais qu’un copier-coller des meilleures copies d’économie à Sciences Po. C’était passé inaperçu car personne, à l’exception des équipes de technos à son service dans les couloirs de Bercy, n’avait vraiment compris à l’époque de quoi il s’agissait.

Il faut dire qu’en France, la bourgeoisie, en bonne héritière du Père Grandet de Balzac, avec un goût prononcé pour la rente, continue à privilégier des placements sûrs, tels que l’immobilier ou la dette publique, lui assurant une rente sans prendre de risques démesurés. C’est d’ailleurs sous ce rapport qu’il faut comprendre les déclarations du candidat Macron sur la nécessité de « préférer le risque à la rente » même si on attend toujours des mesures sur la fiscalité de l’héritage, creuset de la formation rentière. Son message ne s’adressait pas seulement aux salariés, mais aussi aux possédants. C’est ce qui explique la réforme de l’ISF en impôt sur la fortune immobilière (IFI) pour inciter les épargnants à placer leur épargne, non plus dans l’immobilier, mais sur des produits financiers qui bénéficient déjà, depuis Balladur notamment, de dispositifs d’exonération et d’abattement fiscaux. Lorsque l’actuel Président de la République encourageait les jeunes à lire Marx, il ne fallait pas seulement y voir une boutade : il a parfaitement conscience du « rôle révolutionnaire » que la bourgeoisie financière et « starteupeuse » est appelée à jouer dans les transformations actuelles du capitalisme, comme jadis Napoléon III. Son livre de campagne ne s’appelait-il pas « Révolution »?

« Libérer l’épargne », c’est ainsi l’ambition cachée des récentes réformes de la Sécurité sociale entreprises depuis trente ans : alors que l’accroissement naturel des besoins de financement des principaux risques (maladie, vieillesse) exigerait d’augmenter les cotisations salariales, celles-ci non seulement sont gelées, en particulier celles acquittées par les employeurs, mais diminuent en réalité sous l’effet des politiques d’exonération de cotisations sociales. Sous couvert de lutter contre le « trou de la Sécu », pourtant ridiculement faible, on privatise le financement des risques sociaux par réorientation de l’épargne  « libérée » des ménages vers des complémentaires santé et surtout des fonds de pension finançant les start-ups et… l’État via les titres de dette qu’ils lui achètent. « Libération » de l’épargne, privatisations, compression des salaires et baisses d’impôt sur le capital constituent les principaux ingrédients devant permettre aux détenteurs de capitaux de maintenir leur rendement et de conquérir de nouveaux marchés dans le monde. Entre l’Union européenne, les Etats-Unis et la Chine, la lutte impérialiste s’annonce sans égale dans l’histoire récente, et l’Afrique pourrait d’ailleurs être leur prochain grand champ de bataille.

jeunes paradant avec le drapeau grec.
Le peuple grec vote « non » aux décisions de la Troïka européenne à plus de 61% lors de la crise de la dette grecque en juillet 2015

B/ La deuxième raison, moins connue mais presque plus essentielle, pour laquelle les gouvernements successifs n’ont jamais eu l’intention d’engager une diminution de la dette – hormis, cela va sans dire, celle tirée du refus de relever les impôts sur le patrimoine des plus riches – est que la dette publique est indispensable au fonctionnement des marchés financier et monétaire. Les alimenter en titres de dette publique est essentiel à leur fonctionnement et à leur survie. Les acheteurs de dette publique (fonds de pension, investisseurs institutionnels, compagnies d’assurance, banques, fonds souverains) expriment en effet un besoin vital et accru de titres de dette publique.

Au moment où l’on décide de libéraliser et de « moderniser » les marchés financier et monétaire, dès les années 1960 (réformes de Giscard et Debré, ministres des finances de De Gaulle en 1962 et 1967) et surtout dans les années 1980 sous un gouvernement socialiste (en vue notamment de la création du marché unique et du Traité de Maastricht), l’appel aux marchés financier et monétaire pour financer les dépenses de l’État à des conditions de marché a été pensé comme un moyen d’accompagner leur modernisation et leur élargissement afin de les rendre plus compétitifs dans la course que se livraient alors les places financières dans le contexte des désordres monétaires et des surliquidités en circulation à la suite des crises pétrolières.

La dette publique, comme l’explique très bien Benjamin Lemoine dans son livre « L’ordre de la dette », a été « mise sur le marché » à cette époque alors qu’après la guerre, l’État se finançait essentiellement par ce qu’on appelait le « circuit du Trésor » et, encore avant, par un système de « rentes perpétuelles », essentiellement auprès de souscripteurs français. Pour s’en convaincre, considérons une simple corrélation statistique: la hausse de la dette publique accompagne depuis quarante ans celle du volume d’actifs financiers échangés sur les marchés. La dette publique n’est pas l’ennemie du capitalisme, elle est un de ses ingrédients, sa sève en quelque sorte. Les « experts » poussant des cris d’orfraie face au surendettement citent souvent, à l’appui de leur démonstration et en radotant une vieille idée de Montesquieu, le fameux « effet d’éviction »: la dette publique « assécherait » le marché privé car elle évince les capitaux privés des circuits de financement de l’économie marchande. Or, si cet effet d’éviction existait bien sous l’ancien Régime, car les marchés de l’argent étaient bien plus « à l’étroit », aujourd’hui, c’est l’inverse: sans apport de dette publique, pas de marchés financiers liquides, profonds et omnipotents. 

Extrait du reportage "dans le piège de la dette : La France est dans le déni"
« Dans le piège de la dette: la France est dans le déni », soirée spéciale sur France 5 en 2019. L’audiovisuel public est coutumier de ce genre de discours culpabilisateur

Les investisseurs qui achètent de la dette à la France en ont en effet besoin pour rémunérer ceux qui leur ont confié leurs économies, autrement dit les épargnants ou les retraités, à l’instar des Etats-Unis ou des Pays-Bas où les fonds de pension règnent en maîtres. Ces épargnants peuvent être vous ou moi: ainsi, quand vous déposez de l’argent sur une assurance-vie, une grande partie est prêtée aux Etats qui vous reversent, par l’intermédiaire de votre banque ou de votre compagnie d’assurance, des intérêts pour rémunérer votre assurance-vie. En ce moment, la rémunération est très faible car les taux d’intérêts sont très bas, voire négatifs, pour trois raisons principales : 1) un excès d’épargne dans le monde lié au vieillissement de la population, d’une part, et aux baisses d’impôt sur le capital (vendues sous le slogan fumeux du « ruissellement ») pour attirer des capitaux en France, d’autre part  2) des marchés obligataires de plus en plus concurrentiels avec la libéralisation financière, et 3)° des politiques monétaires dites « accommodantes », de taux d’intérêt bas, poursuivies par les banques centrales pour éteindre les incendies successifs des crises du capitalisme et éviter une crise de liquidité en injectant des sommes faramineuses dans les circuits de financement de l’économie, via le refinancement des banques commerciales.

Tout ceci se mord la queue: si les plus gros patrimoines ont gonflé, leurs détenteurs et les sociétés qui les gèrent doivent trouver des placements pour maintenir leurs rémunération à un niveau élevé. Or, comme les possédants sont plus nombreux et disposent de capacités de financement plus importantes, le prix auquel ils sont prêts à acheter de la dette publique augmente mais, paradoxalement, le rendement de ces titres diminue… C’est là une contradiction majeure du capitalisme actuel.  Les investisseurs « gavés », ne sachant plus où placer leur argent pour maintenir leurs rendements, on observe, par un « effet de bord », une inflation du prix des actifs immobiliers dans les métropoles ou encore, comme Bernard Arnault nous en donne l’exemple, de celui des œuvres d’art dont le très lucratif marché, principal instrument de blanchiment d’argent dans le monde, s’est emballé ces dernières années. Alors si, en plus, l’Etat vous offre des réductions d’impôts quand vous créez une fondation d’art contemporain…

Bernard Arnault, PDG de LVMH
Bernard Arnault, patron du groupe LVMH, première fortune de France

C/ Mais alors, si les taux d’intérêt sont si bas, voire négatifs (les prêteurs sont prêts à payer pour prêter de l’argent à l’Etat), quel est leur intérêt de continuer à prêter ? Ce ne sont pas, vous en conviendrez, des philanthropes ni des partisans d’un gonflement de la place de l’Etat dans l’économie. Là encore, il faut comprendre trois choses un peu « techniques » :

1- Les titres de dette publique, réputés très sûrs pour les Etats de l’OCDE (car peu de risques que ces Etats « fassent faillite ») sont « mixés » à d’autres titres plus risqués (obligations privées – de la dette d’entreprises – actions, produits dérivés, etc.) afin d’optimiser le rapport risque/ rémunération des épargnants. C’est comme un cocktail : vous avez dans un même portefeuille des titres peu rémunérateurs mais peu risqués, qui permettent de « sécuriser » des titres plus rémunérateurs mais plus « risqués ». Les banques ont par ailleurs des obligations prudentielles de détenir dans leur bilan des actifs jugés sûrs. L’endettement continu de l’État permet ainsi aux détenteurs de titres de dette publique (compagnies d’assurance, banques, fonds de pension, fonds communs de placement) d’assurer, dans un contexte de baisse de rendement du capital, une rémunération convenable à leurs épargnants – quoique de moins en moins rentable, comme l’illustrent les difficultés des fonds de pension néerlandais – et de sécuriser leurs portefeuilles. Jean Marc Siroen, professeur d’économie à Paris-Dauphine, prenant l’exemple des États-Unis, certes singulier mais non moins parlant, explique ainsi que « l’essentiel des titres échangés sont des titres de la dette publique ou adossés à eux. Sans les déficits publics accumulés depuis quarante ans par les États-Unis, il n’y aurait pas de carburant pour alimenter les marchés. »

2- Si les taux d’émission de la dette sont négatifs, cela ne signifie pas tout à fait que l’Etat s’endette à des taux négatifs. En fait, les titres de dette publique adjugés par l’Agence France Trésor (AFT), l’organisme public qui les émet et les gère, se présentent sous la forme de lignes « rechargeables » (ou « assimilables »). Mettons une ligne à 0,5% d’intérêt émise en 2011. Si le taux baisse à 0% en 2020, le prêteur verse sur cette ligne la différence directement, dès l’émission, à l’État (on appelle cela une « prime d’émission »). Donc, l’Etat encaisse tout de suite la différence entre l’ancien et le nouveau taux sur une même « souche » (ligne) de dette et s’en servira pour financer ses dépenses immédiates, ses besoins de trésorerie. En revanche, il continuera bien à verser, sur dix, vingt, voire cinquante ans, 0,5% d’intérêt… Ces primes d’émission se sont considérablement accrues en 2020 pour atteindre près de vingt milliards d’euros. C’est le vrai montant de la « cagnotte ».

3- Une fois achetée par les dix-huit « grossistes », seuls accrédités à acquérir de la dette par adjudication – des SVT (spécialistes en valeurs du Trésor telles que la BNP ou la Société générale) également chargés de conseiller et d’assister l’Etat dans sa politique de placement –, cette dette est en grande partie revendue à des investisseurs à un taux un peu plus élevé, puis échangée plusieurs fois sur le « marché d’occasion ». Chacun se sert au passage. Mais attention, si les taux remontent brutalement, par exemple à la suite d’une décision qui ne plaît pas aux marchés (comme quitter la zone euro), gare à l’atterrissage, en mode « passage d’huissier pour enlever les meubles au bulldozer ». C’est ce qui est arrivé en 2010 à la Grèce qui ne parvenait plus à se financer sur les marchés.

En somme, lorsque l’AFT (Agence France Trésor) émet de la dette, elle ne le fait pas seulement pour financer les dépenses de l’État, mais aussi pour « répondre à la demande des investisseurs relayée par les SVT » (rapport d’activité de l’AFT 2019). Elle a un rôle d’animation des marchés financiers et ne se prive pas d’ailleurs de le mettre en avant. Son directeur M. Anthony Requin déclarait ainsi, lors d’une audition à l’Assemblée nationale le 20 septembre 2017  que « l’AFT est, par ailleurs, un émetteur flexible car elle doit pouvoir s’adapter à tout moment à des changements de la demande exprimée par les investisseurs. » En janvier dernier, l’AFT a ainsi levé 7 milliards d’euros auprès de 430 investisseurs, par syndication, à un taux de 0,59% sur 50 ans. Un record absolu venait d’être battu: pour 1€ offert (on dit bien « offert ») par l’Etat, plus de 10€ étaient demandés par les acheteurs. Pourquoi étaient-ils si nombreux ? Parce que les taux sont tellement bas qu’ils sont prêts à acheter à très long terme pour rechercher le meilleur rendement.

De fait, depuis plusieurs années, l’État cherche à s’endetter de plus en plus souvent en titres à long terme (10, 20 voire 50 ans) plutôt qu’à court terme (remboursable en moins d’un an). Pourtant, ce serait plus intéressant pour lui et les finances publiques de s’endetter à court terme. Il ne le fait pas car les prêteurs lui demandent des titres à plus long terme et l’Etat leur… obéit. L’administration cultive d’ailleurs une relative discrétion autour de la gestion de la dette. On ne sait pas précisément, par exemple, qui la détient. On sait juste que 60% est entre les mains d’institutions étrangères (investisseurs institutionnels, banques centrales, fonds souverains). Des députés demandent régulièrement à connaître ces informations. En vain. Ce n’est certes pas un exercice facile, vu que la dette publique circule de main en main dans le monde entier (environ 10 milliards d’euros de titres s’échangent chaque jour), mais surtout l’anonymat des investisseurs est consacré… par la loi. Sachez tout de même qu’une partie de cette dette permet de financer les retraites des Américains ou des Néerlandais, gérées par des fonds de pension qui raffolent de dette publique française même s’ils se plaignent régulièrement de taux d’intérêt trop bas; ils n’hésitent pas à ce propos à crier à la « répression financière » car la dette des Etats ne leur rapporte pas assez. Vos impôts, qui servent à rembourser la dette, financent ainsi les fonds de pension. De nombreux experts auditionnés par la Commission des finances de l’Assemblée nationale, notamment des SVT, ont même reconnu que la dette pouvait se retrouver sur des comptes dans des paradis fiscaux. Vous êtes ravis de l’apprendre.

Christine Lagarde faisant la bise à Emmanuel Macron
Christine Lagarde, ex-directrice générale du FMI, et actuelle présidente de la BCE, ici avec Emmanuel Macron

4. Pourquoi le débat sur l’annulation de la dette publique n’est-il pas à la hauteur de l’enjeu ?

Avec la crise sanitaire (et même avant, avec la crise des dettes souveraines en 2009-2010), on a vu la BCE racheter massivement des titres de dette publique sur le marché d’occasion, via des programmes de rachat de dette dont le dernier en date se dénomme PSPP. En théorie, les technos n’aiment pas trop ce type de combine, car ils y voient un risque de stimuler l’inflation, leur terreur nocturne. Ils n’ont pas tort en un sens, car ces programmes de rachat ont bien contribué à gonfler le prix des actifs financiers, comme on l’a vu précédemment, non seulement sur le marché obligataire, mais aussi sur le marché des actions. En revanche, dans l’économie dite « réelle », l’inflation est restée extrêmement mesurée ; on s’en est assuré notamment en comprimant les salaires.

Près de 30% de la dette publique serait ainsi détenue par la BCE qui achète aux banques commerciales disposant d’un guichet à la BCE ces titres de dette en échange d’argent frais. On parle ici de « financement monétaire ». En fait, ce n’est pas la BCE, mais chaque banque centrale nationale (la Banque de France pour la France) qui détient ses titres dans son bilan et qui, en tant actionnaire de la BCE, touche des dividendes. Il suffit, pour s’en aviser, de se rendre sur le site de la Banque de France : « dans le cadre du programme d’achat de titres publics, dit PSPP, pour 80% des achats, chaque banque centrale nationale achète les titres publics émis par son propre État... ».

Quand la Banque de France achète des titres de la dette publique française, les intérêts perçus sur ces titres de dettes vont donc à la fois à la Banque de France et à la BCE, « mais la plus large part revient à la Banque de France. Pour le programme PSPP, 90% des titres sont achetés par les banques centrales nationales (dont la Banque de France), et 10% par la BCE directement. Les achats par les banques centrales nationales de titres publics de leur juridiction sont en risque propre et en revenus non partagés à hauteur de 80% des encours de détention PSPP. (…) Les intérêts perçus par la BCE contribuent à son résultat, qui est reversé via le dividende aux banques centrales. Le Trésor étant actionnaire à 100% de la Banque de France, il perçoit un dividende de la part de la Banque de France, qui elle-même perçoit un dividende de la part de la BCE dont elle est actionnaire. »

En somme, lorsqu’on nous explique que la BCE « détient » la dette de l’Etat, en réalité, c’est la Banque de France, dont l’Etat est actionnaire à 100%, qui en détient la plus grande partie, soit 80% environ, les 20% restants étant des titres de dette publique d’autres Etats de la zone euro. Ainsi, depuis un an, l’État verse des intérêts sur sa dette qu’il récupère en très grande partie en tant qu’actionnaire exclusif de la Banque de France, elle-même actionnaire de la BCE. Dans ce grand circuit, les banques commerciales qui ont acheté la dette au départ (à l’émission) avant de la refourguer à la BCE (en fait, à la Banque de France), réalisent un petit bénéfice et obtiennent des liquidités.

De quoi relativiser un peu la portée de cette grande mesure d’annulation de la dette publique pour laquelle les économistes de « gauche » font campagne tambour battant. Leur première erreur, en réalité, est de se fourvoyer, faute certainement de fréquenter assidûment les couloirs des institutions européennes, sur la nature, face à la crise actuelle, de l’intervention de la banque centrale dont l’intention n’a jamais été de soutenir l’investissement public, mais de sauver dans l’urgence, comme en 2009-2010, les États de la zone euro; les sauver d’un écroulement immédiat et les prémunir d’une divergence des taux d’intérêt entre États dans une zone euro dont la survie est en jeu.

Ces mêmes économistes signataires de la pétition voient ainsi dans l’annulation de la dette détenue par la BCE notre salut, pariant sur une « prise de conscience » des gouverneurs de la BCE et de sa patronne, Mme Christine Lagarde, ainsi que des technocrates de la Commission européenne. Les plus modérés de ces économistes de bonne volonté, à qui il importe de « sauver la zone euro », proposent d’« étirer » la dette, oubliant de préciser que c’est précisément ce à quoi les États se préparent en allongeant, comme on l’a vu précédemment, la maturité (la durée) des titres, parfois jusqu’à cinquante ans. M. Alain Minc ne s’y est d’ailleurs pas trompé: l’enjeu est de continuer à servir des rendements, même faibles aux créanciers de l’Etat, tout en permettant à l’État de continuer à s’endetter et de justifier ainsi, au nom de l’objectif de réduction de la dette, la poursuite de la libéralisation et des privatisations.

Manifestant tenant une pancarte "Arrêtez les banquiers !"
Manifestation aux États-Unis après la crise des subprimes, déclenchée par des prêts immobiliers douteux octroyés par des banques

En réalité, s’il y avait une dette publique à annuler, ce ne serait pas tant celle de la BCE que celle détenue par les autres créanciers de l’Etat (fonds de pension, compagnies d’assurance, etc.) mais là, il s’agit d’une toute autre affaire que nos économistes « radicaux » n’osent pas vraiment aborder de crainte, sans doute, des conclusions qu’ils seraient conduits à en tirer, des conclusions peut-être un trop « radicales » à leurs yeux.

Les plus maximalistes des économistes pétitionnaires avancent l’idée que la BCE (en fait, la Banque de France) pourrait racheter dès le départ, directement (dès l’émission), de la dette publique aux États, afin de ne plus passer par les banques commerciales et financer ainsi les dépenses d’avenir et la « relance ». Ce serait, il est vrai, une belle idée sur le papier, du moins dans un premier temps, mais c’est vraiment mal connaître, là encore, les motivations profondes des décisions prises à Bruxelles et Francfort. Pourquoi ? D’une part, parce que cette pratique dite de « monétisation de la dette » (aussi appelée « planche à billets ») est absolument interdite par les traités européens (article 123 du TCE), contrairement aux rachats actuels qui jouent sur l’ambiguïté du texte des traités. Mme Christine Lagarde ne cesse de répéter qu’il en est hors de question tandis que la nomination de Mario Draghi, ancien président de la BCE, à la tête d’un gouvernement « technique » en Italie constitue un signal clair que les choses ne sont pas prêtes de bouger.

D’autre part, cette mesure n’apporterait guère plus de gains que la situation actuelle, sinon la joie de priver les banques commerciales de leur rôle d’intermédiaires se servant au passage. Bien maigre consolation car, si, par extraordinaire, la BCE acceptait une telle infraction aux traités, elle l’accompagnerait, à coup sûr, d’exigences en matière de « réformes structurelles » promues par l’Union européenne depuis des décennies : on vous annule votre dette mais, en contrepartie, vous devez continuer à libéraliser, privatiser, flexibiliser, etc. C’est une technique mise en œuvre et éprouvée par le FMI dans les pays du tiers-monde depuis les années 1980… Après avoir laissé les marchés financiers leur mettre la corde de la dette publique autour du cou, les États européens se placeraient ainsi un peu plus sous la tutelle de l’institution monétaire de Francfort. Deux laisses autour du cou au lieu d’une !

Mais enfin, et surtout, en empruntant directement au guichet de la BCE, on « assécherait » le marché de la dette publique, et cela, comme nous l’avons vu, ce n’est pas possible car les investisseurs en dette publique ont besoin de cette dette pour placer leurs liquidités. Si on les en prive, ils s’écroulent, et s’ils s’écroulent, tout le monde s’écroule. Voilà le vrai piège de la dette publique.

En conclusion, retenons cette idée : la dette publique, ce n’est ni un mal ni un bien en soi au sens où elle est présentée dans le débat public ; c’est un ingrédient essentiel, structurant du système financier capitaliste. Sans dette publique, pas de marchés financiers. Mais, sans dette publique, pas non plus de puissance des grands États ou ensembles politiques, tels que les États-Unis. Il n’existe donc qu’un seul moyen d’en sortir, si l’on veut éviter que les contradictions du capitalisme ne débouchent sur un grand cataclysme ou plutôt sur une succession de « chocs », c’est de sortir de l’emprise des marchés financiers.

L’objectif, je vous l’accorde, est ambitieux. Alors, commençons déjà par agir à la racine et « tendons » le rapport de forces par deux mesures simples que nos économistes de « gauche » seraient bien avisés de nous aider à défendre, de la plus modeste à la plus essentielle :

1) la taxation massive de l’héritage, creuset de l’accumulation des patrimoines, comme le candidat Macron s’y était d’ailleurs engagé au nom de la préférence pour le risque contre la rente, mais aussi comme l’a défendu plus sérieusement le député François Ruffin à travers une récente proposition de loi.

2) l’augmentation des salaires : l’inflation sera certes relancée et les épargnants – les plus gros –, hélas pour eux, y perdront. Nos économistes qui communient en Saint Keynes devraient s’y retrouver: on y parle d’ « euthanasie des rentiers ». Les premiers leaders du mouvement des Gilets jaunes avaient d’ailleurs fini par percevoir la centralité de cette mesure, une fois que leurs revendications eussent dépassé le stade de la dénonciation légitime de la hausse des taxes sur la consommation. Dans leurs discours du 15 décembre 2018 à Paris place de l’Opéra, ils demandèrent, non pas « l’aide de l’Etat », mais à pouvoir vivre dignement de leurs salaires, renvoyant ainsi dos à dos la gauche « morale et caritative », adepte des « minima sociaux » et autres « salaires de survie », et la droite « soucieuse des finances publiques » (vous avez le droit de rire). Enlisées dans leurs guerres intestines et prises au piège du « dialogue social », les grandes centrales syndicales – disons la CGT et, dans une moindre mesure FO – ne le comprirent pas et passèrent à côté d’une opportunité historique de renverser un rapport de forces qui leur est défavorable depuis si longtemps. Il n’est pas trop tard.

Policiers à cheval face aux gilets jaunes, le 15 décembre 2018
Les Gilets jaunes, 15 décembre 2018 à Paris, place de l’Opéra

Dans un second temps, il nous faudra interroger radicalement les fondements du capitalisme actuel, ses totems et ses institutions : la dette, la propriété privée lucrative et sa déclinaison régionale, la zone euro. Nous pourrons alors commencer à rêver d’un monde où, comme le disait si bien Enrico Berlinguer, « nous acceptons toutes les libertés, sauf celle d’exploiter les autres« .

Reste à nos camarades économistes à choisir leur camp: la valorisation du travail ou la rémunération du capital. La fin de l’affrontement entre les blocs « capitaliste » et « socialiste » a entraîné la dégénérescence des solutions social-démocrates dont les partis jouaient un « rôle tampon » de compromis durant la Guerre froide face à « l’hydre communiste ». Ce compromis, aujourd’hui, n’est plus possible.

Marc de Sovakhine

Marc de Sovakhine est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire

2 Commentaire(s)

  1. Merci pour ces deux articles qui, bien qu’étant très techniques pour moi (ils m’imposeront très certainement plusieurs relectures), ont l’immense et immédiat mérite de me permettre d’ordonner modérément mes éparses pensées. Je veux dire que, si Gaël Giraud et Bernard Friot sont tous les deux chrétiens, seul le second adhère au parti communiste.
    Merci plus particulièrement pour la feuille de route « sortir de l’emprise des marchés financiers » et les deux propositions qui l’impulsent. Je vais définitivement devoir relire plusieurs fois ces deux articles importants.

  2. Ce qui est déjà certain, c’est que l’argument majeur, massif, lourd, pour privatiser la France – cad la vendre – c’est l’endettement. Argument utilisé à satiété.
    En gros, pour sauver la France, on nous explique qu’il faut la vendre. Et, détail sordide sinon important (c’est selon), la vendre à l’international. cad sans distinction de nationalité du côté des acheteurs. Ces gens-là habitent le pays du profit :
    – Nationalité ?
    – « profiteur » !
    – C’est où, ça ?
    – « partout où il y a des pauvres qui créent de la richesse » !

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