« La crise sanitaire a été une aubaine pour la finance » par Anice Lajnef

23/05/2021

L’ancien trader Anice Lajnef, qui a travaillé dix-huit ans dans le monde de la banque, s’exprime pour QG sur les risques de krach financier induits par la gestion du Covid choisie par nos gouvernements. Davantage qu’à une crise du secteur financier, c’est à un risque de chaos social que nous sommes selon lui exposés. Il esquisse au passage des pistes passionnantes pour réformer en profondeur la finance mondiale. Une interview réalisée par Jonathan Baudoin

Peut-on s’attendre à une mutation ultime de la crise du Covid en crise financière, après la crise sanitaire et la crise économique ? C’est une question qui se pose forcément, aux vues de l’endettement public et privé qui s’est accumulé, tandis qu’en parallèle, le patrimoine des plus riches ne connaissait pas de frein. Pour Anice Lajnef, ex-trader, le risque de crise financière se complète d’un risque de chaos social. Il estime néanmoins que la crise a ouvert une autre réflexion sur la finance et la monnaie, en proposant des alternatives au modèle capitaliste actuel qu’il évoque ici pour QG. Interview par Jonathan Baudoin

Anice Lajnef, ancien trader

QG : Il y a quelques semaines, « l’Observatoire des multinationales a rapporté que les entreprises du CAC 40 s’apprêtaient à verser 51 milliards d’euros de dividendes en 2021, bien plus que les bénéfices de 2020 de ces mêmes firmes (37 milliards d’euros) et que plusieurs d’entre elles bénéficiaient d’aides publiques, comme les prêts garantis par l’État. Est-ce, à vos yeux, une preuve supplémentaire de la déconnexion entre la finance et l’économie « réelle » ?

Anice Lajnef : C’est une très bonne question. Déjà, il faut savoir de quoi on parle. Il y a des multinationales, parmi lesquels Total, Engie et la Société Générale, qui ont perdu beaucoup d’argent et qui, par conséquent, ont dû puiser dans leurs réserves afin de distribuer des dividendes à leurs actionnaires. Touchées de plein fouet par la crise sanitaire, 2020 a été une année hors du commun pour des entreprises qui ont pu bénéficier, d’aides publiques conséquentes – pour la Société Générale, il s’agit d’aides via la politique monétaire de la BCE . Cette situation anormale est d’autant plus difficile à saisir pour l’individu lambda qu’une banque comme la Société Générale devrait au contraire se préparer à ce qui pourrait arriver en 2021, notamment avec les faillites d’entreprises qui sont annoncées. N’aurait-il pas été plus judicieux, au contraire, qu’elle consolide son bilan pour répondre aux besoins de l’économie réelle ? Contre tout bon sens, il a été décidé de ne pas se préparer pour les couacs futurs et d’accorder des dividendes aux actionnaires. Et cela, je pense que nous ne sommes pas près de l’accepter. Si demain, une crise financière éclate et que la Société Générale vacille, les gens lui en voudront d’avoir donné ces dividendes-là, alors que dans le même temps, elle risque d’avoir à quémander de l’aide soit auprès de la BCE, soit auprès de l’État, comme ce fut le cas en 2008.

QG : Faut-il s’attendre à ce que la crise sanitaire, transformée en crise économique, mute encore en crise financière, et dans ce cas, quelles réponses seront à apporter ?

Le risque de crise financière existait déjà. Des montagnes de dettes, publiques ou privées – entreprises et ménages – s’étaient déjà formées en 2019. En septembre 2019, il y a eu un événement spécial, qu’on appelle la « crise du repo », qui est venue nous rappeler la fragilité du système financier. La FED (Réserve fédérale américaine) a dû répondre en injectant une quantité incroyable de monnaie nouvellement créée, pour répondre à ce début de séisme financier. En fait, quand on réfléchit bien, la crise sanitaire a été, d’une certaine façon, une aubaine pour la finance. Pourquoi ? Parce que face à une économie qui a dû s’arrêter, à cause du virus et des décisions politiques prises, les banques centrales ont pu avoir le feu vert pour imprimer des milliards. Par exemple, le bilan de la BCE (Banque Centrale Européenne) est passé de 4.500 milliards d’euros à 7.500 milliards d’euros en un an. Depuis que la BCE existe, elle avait un bilan qui s’était établi à 4.500 milliards, eh bien en un an, il a été alourdi de 3.000 milliards. Ainsi, la finance a pu rebondir par rapport à mars 2020, parce que cet argent venant de la BCE est directement allé sur les marchés financiers, du fait des traités européens, injecté initialement sur le marché de la dette. Et il se répand, ce qui est un vrai « ruissellement » pour le coup, vers le marché des actions et l’immobilier. Ce qui crée une bulle obligataire, puis une bulle des actions, puis une bulle immobilière. C’est assez paradoxal. Il y avait une crise financière qui précédait cette crise sanitaire, et aujourd’hui on se retrouve avec un gonflement du patrimoine des plus riches, provoqué par la politique monétaire de la BCE. Ce qui est donc plus à craindre encore que le risque d’une crise financière, c’est le risque de chaos social, parce que cette crise a démultiplié les inégalités, et faussé toujours davantage le partage de la richesse.

QG : Dans un billet de blog, vous défendez l’idée d’une socialisation des profits du secteur bancaire. Quelles seraient les étapes à suivre pour cela, et est-ce extensible à l’ensemble du monde de la finance ?

Comme je suis un ex-trader, je reprends juste les codes de la finance dans ce billet. Quand un risque est pris, il est normal d’être rémunéré. Le problème avec le système bancaire, c’est que le risque est porté par les États et la banque centrale. En gros, ce risque est porté in fine par notre monnaie commune, notre bien commun qui est l’euro. C’est ce qui s’est passé en 2008. Quand les banques ont vacillé, parce qu’elles ont donné tellement de crédits, qu’elles ont tellement spéculé en bourse et qu’elles étaient quasiment toutes au bord de la faillite, qui est venu les sauver ? L’État français et les autres États, puis la Banque centrale européenne pour l’Europe, la FED, la Bank of England, et la Bank of Japan, pour les autres économies. Quand on regarde bien, les banques ont remboursé, mais cela a créé un trou de 700 milliards d’euros dans notre dette publique, parce qu’il y a eu une diminution des recettes fiscales à cause de cette crise provoquée par les banques. Et qui a payé les pots cassés par la suite ? Ce sont les gens ordinaires, les fonctionnaires de l’hôpital public ou de l’éducation nationale. On a fait en sorte qu’il y ait plus d’austérité, plus de taxes. C’est pour cela qu’on a eu les Gilets jaunes. Et toujours moins de services publics. C’est également pour cela que nous avons, avec la crise sanitaire, des problèmes énormes dans les hôpitaux en ce moment. C’est injuste. Les banques prennent les risques. Quand tout va bien, les traders et les actionnaires touchent salaires, bonus et dividendes. Mais quand tout va mal, ce sont les États et les citoyens qui payent les pots cassés.

Face à cette situation biaisée, il faudrait rééquilibrer cette situation injuste, en faisant en sorte que les banques concluent une sorte de deal avec l’État, où il n’y a plus d’actionnaires. Elles ont cette licence de créer de la monnaie par le crédit. Elles gèrent l’argent commun qu’elles ne possèdent pas, en réalité. Cet argent créé de nulle part par le crédit est d’intérêt public et de ce fait il « appartient » à tous. L’idée est d’offrir aux banquiers des salaires et une participation variable proportionnelle aux résultats. Dans la pratique, cette part variable dans le monde de la finance tourne autour de 20%. De cette façon, l’État, quand tout se passe bien, gagnerait beaucoup plus que les impôts qu’il récolte dans la situation actuelle puisqu’il bénéficierait de 80% du résultat net. Et en contrepartie, les banquiers sont intéressés au résultat. C’est-à-dire qu’en plus du salaire, ils pourraient avoir droit jusqu’à 20% des profits qu’ils font. C’est exactement ce qu’il se passe dans la finance. C’est-à-dire qu’on reprend juste leurs codes et cela permet de rééquilibrer la donne. On partage les gains quand tout se passe bien, ce qui permet à l’État d’avoir plus que ce qu’il a en ce moment. Et quand il y a des crises, cela lui permettrait de pouvoir subir des pertes plus légitimement.

QG : Cette crise du Covid est-elle une occasion pour organiser une refonte du système monétaire et financier international, et dans ce cas, comment faudrait-il procéder selon vous ?

C’est vrai que cette crise a accéléré la réflexion, que ce soit au niveau des économistes académiques, ou au niveau des gens ordinaires. Je le vois à travers les 12 millions d’interactions par mois que je peux avoir avec plus de 50.000 personnes qui me suivent sur les réseaux sociaux. Je sens que les gens sont plus avertis. Ils comprennent mieux l’idée « d’argent magique » dont parlait Macron à une infirmière de Rouen en 2018. Ils commencent à comprendre que notre monnaie a en effet un caractère « magique. » Et comme les gens en savent plus, on est capable de réfléchir tous ensemble et d’essayer de proposer un autre système. Le problème, c’est que ceux qui profitent de ce système-là, les milliardaires, ont vu leur richesse augmenter de 439% depuis 2012, donc les multinationales, les gens qu’ils placent au pouvoir, les médias, n’ont pas de volonté de changer le monde. Ils tiennent à une certaine inertie. Ceux qui décident et ceux qui maîtrisent l’opinion publique sont les grands gagnants du système actuel. Et les autres sont pris par la peur. Il y a quelques réfractaires, des gens très politisés qui comprennent qu’il y a un système de monnaie-dette qui profite à chaque fois aux mêmes. Il faudrait réfléchir à une monnaie qui soit désencastrée de la dette. De nos jours, la monnaie n’existe que parce qu’elle est la coquille de la dette. Si on remboursait toutes les dettes des gens, il n’y aurait plus de monnaie en circulation. Cela pose un problème, parce que la dette est vécue comme un fardeau. On a l’idée de la dette quand il s’agit des ménages, et de perte de souveraineté quand il s’agit des États. Il faudrait penser à créer une monnaie qui ne repose pas sur de la dette. D’où l’idée de monnaie libre de dette. Il y a une économiste comme Jézabel Couppey-Soubeyran qui a lancé cette idée. Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne, notamment dans leur livre Une monnaie écologique, parlent également de cette monnaie libre de dette. Il faut réfléchir autour de ce concept.

QG : Pourriez-vous préciser ce qu’il faut entendre par « monnaie libre de dette »?

C’est une monnaie qui serait émise directement par la banque centrale et qui ne ferait face à aucune dette. La seule chose qu’il faudrait faire, une fois qu’elle serait créée, c’est l’injecter dans l’économie. Il y a plusieurs voies possibles pour ça. Il y a la « monnaie hélicoptère » directement distribuée aux citoyens que défend Jézabel Couppey-Soubeyran. Pour ma part, je suis davantage favorable à un dividende social, c’est-à-dire qu’au lieu que l’État aille emprunter sur le marché, hors période exceptionnelle comme le Covid, les 3% de déficit qu’il a chaque année, il y ait place à une création monétaire de 3% de l’équivalent de la masse monétaire, équivalent à 3% du PIB, et que cela puisse, justement, libérer l’État du joug des marchés. Avec cette monnaie créée chaque année, l’État n’a pas besoin d’aller sur les marchés pour se financer, vu qu’il est subventionné par cette monnaie créée par la banque centrale et directement octroyée à l’État, sous la forme d’une subvention, que j’appelle monnaie libre de dette.

QG : Dans cette logique de refonte du système monétaire et financier international, comment lutter contre les effets délétères du changement climatique, et ainsi réduire le pouvoir des secteurs d’activité pollueurs et leurs soutiens financiers ?

C’est une excellente question qui s’inscrit dans le prolongement, en fait. Le problème de la monnaie-dette, c’est qu’elle repose sur la dette avec intérêt. Qui dit intérêt dit caractère exponentiel. Pour ceux qui ne savent pas ce qu’est l’exponentialité, c’est l’effet boule de neige. À chaque fois, on est obligé de créer plus de crédits, car à chaque fois qu’on en rembourse un, on détruit la monnaie. Et si on détruisait tous les crédits, il n’y aurait presque plus de monnaie en circulation, et donc plus d’intérêt pour le banquier. L’économie serait en décroissance. C’est précisément ce que le système capitaliste, qui repose sur le crédit avec intérêt et le mythe de la croissance infinie, n’accepte pas. On rentrerait dans un cycle infernal de déflation et de crise. Il faut constamment que les crédits soient en expansion et l’idée même d’avoir une monnaie qui repose sur la dette avec intérêt, n’est pas du tout écologique. Très peu de gens font le lien entre monnaie-dette et écologie. La logique de la monnaie-dette même est un désastre pour la planète. Ce qu’il faut dire, c’est : « On va créer cette monnaie qui va être libre de dette et la seule décision à prendre, c’est d’indiquer où on va injecter cette monnaie ». L’idéal est que ce soit donné à l’État pour qu’il ait un petit rôle keynésien, de dépense, et c’est à lui de faire en sorte que cette monnaie libre de dette soit investie dans des projets écologiques, des projets à long terme car comme c’est une monnaie libre de dette, subventionnée, on n’a pas besoin de la rembourser ou de la « faire rouler » sur les marchés financiers. On peut se projeter dans ces projets à long terme que suppose l’écologie.

Rien n’empêche, au même moment, qu’on ait la monnaie qui soit créée de façon traditionnelle, pourquoi pas par le crédit, mais en orientant davantage les banques vers des projets socialement et écologiquement bons pour la société. On a vu, en pleine crise sanitaire, l’encours des crédits de la BNP pour les entreprises polluantes, très carbonisées, augmenter de 40%, selon un rapport sorti il y a quelques semaines. Pourquoi ne pas orienter les investissements dès l’origine, c’est-à-dire lorsque le crédit est octroyé ? On introduirait l’idée de bonus-malus, c’est-à-dire que si quelqu’un a besoin d’un financement pour une activité très peu utile socialement et désastreuse écologiquement, on lui appliquerait un taux d’intérêt plus élevé. Ainsi, les surplus d’intérêts touchés par ces activités-là seront réinvestis dans des activités qui ont une utilité sociale ou écologique. On pourrait faire en sorte que Total, au lieu d’emprunter à 0,5%, étant donné que cette multinationale est responsable d’une activité polluante, emprunte à 2,5%. Quelqu’un qui veut investir dans le trading haute-fréquence, on lui dira qu’au lieu d’emprunter à 1%, ce sera à 6%, parce que le trading haute-fréquence est une activité peu utile socialement. Les fruits collectés grâce à ce malus imposé aux activités peu utiles socialement et écologiquement seront réorientés vers des PME locales et des projets écologiques sous la forme de taux d’intérêts plus bas (bonus de taux d’intérêt).

Ce qui vient d’être exposé peut être une solution. Nous gardons le système actuel, le système de monnaie-dette, mais nous le réadaptons à cette idée qui consiste à orienter le crédit dès le départ. Il s’agit ici de peser sur l’investissement dès le début du cycle économique lors de l’octroi du crédit, et non pas à la fin du cycle économique par le levier de l’impôt. Il ne faut pas dire aux acteurs de l’économie : « Allez-y, polluez. Vous paierez plus d’impôts ». Mais plutôt : « Dès le départ, votre financement sera plus lourd à porter si vous avez une activité polluante ou peu utile socialement ».

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Anice Lajnef a été trader pour différentes banques, et notamment responsable du trading sur les marchés dérivés pour la Société Générale. Il a passé 18 ans dans ce monde de la finance internationale, avant de prendre ses distances.

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