Le discours d’Emmanuel Macron annonçant subitement le 12 juillet 2021 la mise en place d’un pass sanitaire, obligation vaccinale déguisée, a engendré dès le 17 juillet une mobilisation inédite en cette période de l’année. Non encadrées par les syndicats en vacances, non soutenues par la quasi intégralité des formations politiques représentées à l’Assemblée Nationale, ces manifestations anti-pass sanitaire agrègent depuis lors chaque week-end des centaines de milliers de manifestants à Paris et surtout en province.
Le gouvernement minimise comme à son habitude leur nombre à travers des comptages délibérément sous-estimés par les préfectures, en particulier à Paris. Le traitement médiatique de ce mouvement anti pass sanitaire tourne essentiellement autour des épiphénomènes de violence et de la présence de quelques pancartes politiquement incorrectes, voire offensantes, brandies dans les cortèges. Systématiquement associés depuis ses débuts à un mouvement d’anti-vax, les manifestants sont réduits par la classe médiatico-politique à « des égoïstes », « des incultes », « des nihilistes » quand on ne tombe pas carrément dans l’insulte : « connards », «gros loosers » ou « cloportes ». Ces analyses outrancières et réductrices ne correspondent pas vraiment au calme, à la mesure, au bon sens et aux simples volontés de respect du secret médical et de liberté vaccinale des manifestants.
Déplorant le fait de ne disposer pour l’instant du moindre chiffre sur les manifestants à l’exception des enquêtes de l’IFOP sur le soutien aux manifestations [1], une consultation citoyenne a été organisée les samedi 7 et 14 août dans les cortèges de Rouen et de Montpellier [2]. Des données quantitatives auprès de 349 manifestants y ont été collectées ainsi que des interviews qualitatives. Et l’analyse des résultats montre clairement que les français mobilisés contre le pass sanitaire sont issus d’horizons divers mais ont tendance à être plus actifs, plus instruits, mieux informés et plus politisés que la moyenne. La comparaison avec les gilets jaunes étant fréquemment proposée, on montrera que si une certaine congruence demeure, ce mouvement social inédit est plus centralisé dans les préfectures de département et plus « sudiste » que les gilets jaunes.
L’amalgame est systématiquement fait entre sécurité sanitaire et protection de la population, liant forcément les anti-pass à des individus ne se préoccupant pas du groupe, du commun. Cette stratégie entraîne instinctivement une décrédibilisation des manifestants par la doxa médiatico-politique, les assimilant à des non-vaccinés. Or l’enquête montre que 21% des manifestants sont vaccinés ou en cours de vaccination tel David, 56 ans, ne doutant non pas de leur efficacité mais des enjeux qu’il sous-tend : « Moi je ne suis pas anti-vax ! Je suis anti-pass ! Je suis vacciné aujourd’hui mais pour moi la santé n’est pas la question de ce vaccin, il n’y a aucune bienveillance dans l’imposition. J’ai plein de jeunes de mon entourage qui se font vacciner parce qu’ils ont des enfants, ils ne peuvent pas se permettre de perdre leur job, mais ce n’est pas un choix, c’est un couteau sous la gorge. On n’a pas le temps ou le droit de réfléchir. Et puis le pass sanitaire c’est un modèle de ségrégation et de division de la population. Macron fait faire le sale travail aux employeurs, qui n’ont pas envie de faire ce contrôle. »
L’enquête met également en évidence la féminisation des cortèges, dans la suite des gilets jaunes qui recensaient aussi un nombre inédit de femmes militantes. En effet 55% des manifestants sont des femmes, présentes dans ce mode de lutte sociale traditionnellement plutôt masculin. Ceci est dû d’une part à l’importance du personnel soignant, tendanciellement plus féminin, soumis dès mi-août 2021 à l’obligation vaccinale (31% des femmes salariées dans les cortèges y sont d’ores et déjà soumises) et d’autre part à la préoccupation des mères quant à la vaccination des adolescents puis des enfants qui sera discutée à la rentrée de septembre.
60% des manifestants sont des adultes actifs entre 30 et 60 ans dont une part importante d’indépendant, chef d’entreprise, profession libérale ou artisan commerçant (22% des manifestants hommes). Les retraités représentent un peu plus d’un quart des manifestants (27%) alors que l’on recense peu de jeunes de moins de 30 ans et donc d’étudiants. Il semble, assez logiquement au vu de cette période au cœur des vacances d’été, qu’un important roulement s’opère d’une manifestation à l’autre. Deux fois plus de jeunes et de retraités ont par exemple été interrogés le 14 août par rapport au 7 août. Ces personnes témoignent unanimement que l’information est l’enjeu de cette crise comme Stéphane, 46 ans: « Je m’informe essentiellement par des connaissances dans le milieu médical, et je lis des articles de médecins, de chercheurs. Ce n’est pas les télés mainstreams ça c’est sûr ! Enfin je les regarde aussi pour voir l’ampleur des dégâts, de comment les gens perçoivent ce qu’on leur dit à la télé, c’est dramatique, et je me dit que je comprends que les gens suivent comme des moutons, si on écoute que ça. Il n’y a pas de discours opposé, ouvert, de débat, il y a tellement de scientifiques qui alertent et on n’en entend absolument pas parler, ne serait-ce que pour confronter les points de vue. Moi je suis pleins de scientifiques, avec des opinions divergentes, et je me suis fait mon avis. » C’est également ce qu’énonce Sophie, 42 ans, cadre dans le domaine des droits de l’homme : « Je m’informe de mon côté, il faut aller les chercher les informations sinon on ne les a pas. Moi je suis juriste donc je vais lire tous les articles de loi, les décisions du Conseil Constitutionnel, le code du travail, j’ai lu les notices Pfizer. C’est le premier samedi que je suis en manifestation parce que je suis claustrophobe, c’est un gros défi d’être là pour moi aujourd’hui, mais je préférerais mourir pour ce en quoi je crois. »
Comme il est possible de le lire ou de le voir dans nombre de reportages ou de plateaux, les manifestants sont d’emblée catalogués en ignares, en gilets jaunes et en complotistes. Au vu des informations quantitatives recueillies dans les cortèges, il semble bien que ce soit l’inverse. En termes de diplômes, 64% des manifestants ont fait des études supérieures (37% disposent d’un BAC+4/5), soit bien plus que la moyenne en France. Les manifestants retraités sont notamment particulièrement diplômés pour leur classe d’âge, de même que les 30-40 ans (52% a un Master). Selon la dernière enquête de l’IFOP sur le soutien au mouvement anti-pass, 87% des diplômés du supérieur se déclaraient vaccinés et 66% favorables au pass sanitaire[3]. Nous aurions donc parmi cette frange la plus diplômée de la population, qui forme le gros des cadres et professions intermédiaires, à la fois les plus vaccinés, les plus favorables au pass sanitaire mais aussi la majorité des manifestants anti-pass sanitaire. Parmi ces diplômés du supérieur, on trouverait donc à la fois les français les plus conformistes et les plus récalcitrants aux injonctions du gouvernement et à l’imposition d’une mesure politique et non pas sanitaire calquée sur le modèle chinois[4]. C’est ce que nous raconte Corinne, 59 ans, kinésithérapeute, qui a attrapé volontairement le Covid il y a quinze jours pour avoir un certificat pour son employeur lors des six prochains mois: « Cela faisait partie des solutions, et je me suis traitée. Je me suis rapprochée de quelqu’un qui l’avait vraiment quoi, mais j’avais moins peur de ça que du vaccin, qui n’est pas un vaccin d’ailleurs. Dans un temps plus ou moins long je vais changer de métier, je suis obligée… J’ai passé trente ans de ma vie à soigner des gens et là ils détruisent leur santé et leur l’immunité. Moi je travaille dans le domaine du médical, j’ai un bac+5, et je vois autour de moi que ce sont les médecins qui ont essayé de soigner, de trouver des traitements, qui sont incriminés par le conseil de l’ordre. On ne soigne pas avec un vaccin ».
Avec une participation lors d’au moins un des deux tours des dernières élections régionales de 48%, les manifestants anti pass sanitaire participent nettement plus aux élections que la moyenne, et ce dans toutes les classes d’âge (29% pour les moins de 35 ans contre 18% en moyenne et 69% pour les plus de 65 ans contre 47% selon l’IFOP[5]). La thèse de militants marginaux hors-systèmes, dépolitisés et inciviques tombe. Enfin, les commentateurs ont rapidement lié ce mouvement anti-pass avec les gilets jaunes, attirés par la lumière de leurs chasubles dans les cortèges. Cela leur a permis de faire l’élitiste raccourci réduisant les gilets jaunes aux classes populaires, et de fait les manifestants anti-pass à des incultes. Si 43% des manifestants contre le pass sanitaire ont effectivement participé au mouvement des gilets jaunes et 35% à celui contre la réforme des retraites (54% des plus de 65 ans), ils sont aussi 26% à avoir participé à la Manif pour Tous. Cependant plus d’un tiers des personnes présentes dans le cortèges manifestent pour la première fois et même, manifestaient le 14 août pour la première fois depuis le début du mouvement anti pass sanitaire. Un roulement de manifestants selon les manifestations au grès des congés et départs en vacances semble s’opérer, un peu à la manière des 3×8 de la mobilisation constaté lors du temps des ronds points avec les gilets jaunes.
En changeant d’échelle, il apparaît que la géographie de la mobilisation contre le pass sanitaire est relativement proche de celle des gilets jaunes pendant le temps des manifestations à partir de janvier 2019 (mais pas durant le temps des ronds points en novembre-décembre 2018)[6]. La mobilisation des gilets jaunes était nettement plus décentralisée que lors du mouvement contre le pass sanitaire qui se rassemble en très grande majorité dans les préfectures de département. L’afflux touristique dans le sud de la France explique en partie les massifs cortèges dans les villes du pourtour méditerranéen, Toulon et Nice recensant les plus grosses manifestations provinciales. On se convaincra de ce phénomène en constatant que des manifestations inédites ont eu lieu dans plusieurs îles touristiques de la côte Atlantique (Oléron, Groix, Belle Île en Mer). Il faut aussi noter la forte mobilisation de l’Alsace et de la Franche Comté, des départements alpins et pyrénéens ainsi que de la Bretagne. Le Nord Pas de Calais, la Lorraine et le grand bassin parisien apparaissent à l’inverse comme les zones de faible mobilisation (voir figure 1). L’importance de la mobilisation dans les départements de l’arrière pays méditerranéen, de l’Ariège aux Alpes de Haute Provence, déjà présente lors des gilets jaunes, peut être mise en lien avec la faible couverture vaccinale contre le covid[7].
Les chiffres inédits proposés ici infirment donc largement le diagnostic médiatiquement admis des manifestants anti pass, à savoir qu’ils seraient majoritairement issus des classes populaires, perpétuant le mouvement des Gilets Jaunes et par analogie classique élitiste le fait de personnes peu instruites, peu politisées et peu intégrées socialement. Cependant avec la généralisation de l’obligation vaccinale dans le secteur public, la probable prolongation du pass sanitaire au-delà du 15 novembre 2021 (sinon pourquoi avoir embauché des contrôleurs en contrats de 10 mois ou investir dans des machines de contrôle ne nécessitant plus l’intervention de l’humain?[8]) et la vaccination des adolescents et des enfants entraînant une potentielle discrimination dans l’accès à l’éducation, il est possible que les manifestations redoublent d’intensité et agrègent effectivement aux manifestants actuels anti-pass sanitaire des classes plus populaires. Or la jonction entre classes populaires et « petite bourgeoisie » est historiquement le cocktail social nécessaire aux changements brutaux de gouvernement… qui se vaccinera (ou pas) verra ?
Geoffrey Pion, géographe, et Emma Wenckowski, étudiante en sciences politiques
Geoffrey Pion était le co-auteur d’une étude de terrain sur les Gilets jaunes publiée fin décembre 2018 dans le Monde. À lire ici : « Le mouvement des “gilets jaunes” n’est pas un rassemblement aux revendications hétéroclites ». Ou encore d’une étude parue dans le Monde Diplomatique en février 2021 sur le comptage des manifestants de ce même mouvement. Ici: « Gilets jaunes, combien de divisions? »
[1] L’illustration des deux dossiers de juillet et août 2021 par des photos de pancartes marquées « anti-vax » prises dans des manifestations anglo-saxonnes datant de plusieurs mois laissent cependant entendre le parti pris de l’enquête…
[2] A la manière de celle organisée en décembre 2018 avec les gilets jaunes dieppois : Dormagen & Pion, « Le mouvement des “gilets jaunes” n’est pas un rassemblement aux revendications hétéroclites », Le Monde, 27 décembre 2018. Merci à Tiffany et Cécile pour leur aide
[3] « Les Français et la mobilisation contre le pass sanitaire », IFOP, août 2021
[4] Le Figaro présentait de manière assez alarmiste les mesures chinoises dans un article le 15 juillet 2021 : « L’étau se resserre autour des non-vaccinés en Chine »
[5] Focus Numéro 214 IFOP
[6] Dormagen & Pion, « Gilets jaunes », combien de divisions?», Le Monde Diplomatique, février 2021
[7] Fourquet & Manternach, Pourquoi la défiance vaccinale est-elle plus forte dans le sud de la France ?, Fondation Jean Jaurès, août 2021
[8] « Passe sanitaire : la région Paca va financer des machines de contrôle à l’entrée des établissements », Le Figaro, 4 août 2021
Toute enquête sociologique a forcément ses limites: radiographier les manifs anti-pass pour les calquer sur les Gilets Jaunes et en faire ressortir dans leur composition similitudes et différences, doit certainement présenter un intérêt. Sauf que l’enquêteur, pour pouvoir les comparer, devra considérer isolément manifs anti-pass et gilets jaunes, c’est à dire les prendre comme deux « évènements » distincts. Là est l’erreur de méthode: les Gilets Jaunes ont ouvert la voie. Même ultra minoritaires, ils n’ont cessé d’occuper samedi après samedi, la rue. Nassés, réprimés, entêtés, nous n’avons jamais disparu! « De cette société là, on n’en veut pas ». Et le noyau des manifs anti-pass se retrouve bien dans les manifs anti-pass qui en sont la continuité. C’est ce que ne peut faire ressortir l’enquête. A Paris, les déclarants restent souvent les Gilets Jaunes, et en province, même sans gilets, nous restons une référence: nos chants sont toujours repris, et notre conception de la démocratie directe une référence. Et pas seulement chez les anti-pass, mais chez les salariés, les syndiqués de base…. Et en même temps, comme dirait l’autre, c’est une grande chance que le mouvement citoyen se soit renouvelé, endurci, élargi… Le pass concentre toute l’abomination de la politique neolibérale actuelle. Et c’est pourquoi Macron ne l’abandonnera pas si facilement… les horreurs sociales suivent! et on ne lâchera rien.