Le numérique, la crise sanitaire et le climat au cœur des réflexions du « Printemps de l’économie », par Jonathan Baudoin

02/11/2021

Penser l’économie numérique de demain, calmer les appétits de Big Pharma en favorisant une levée des brevets, sortir de l’illusion du capitalisme vert, autant de débats passionnants qui ont eu lieu lors de la dernière édition du « Printemps de l’économie » du 12 au 15 octobre derniers. État des lieux par Jonathan Baudoin pour QG

Faire le « Printemps de l’économie » en automne, quelle drôle d’idée serait-on tenté de dire ! Avec le contexte sanitaire du printemps dernier, la 9ème édition de ce cycle de conférences et de de tables-rondes a en effet dû être décalée pour pouvoir enfin avoir lieu en présentiel du 12 au 15 octobre 2021.

Les économistes, sociologues, historiens, professionnels de la santé, et de la finance ont ainsi pu échanger sur le thème « Bifurcations: l’heure des choix », évoquant notamment la place du numérique dans l’économie de demain, et son articulation avec des considérations démocratiques et environnementales, qui interrogent le devenir même du capitalisme. Également au coeur des préoccupations, la crise sanitaire, qui secoue la pensée économique.

La crise ? Pas pour Big Pharma en tout cas

La crise sanitaire a souligné l’importance de l’industrie pharmaceutique pour fabriquer et proposer plusieurs vaccins à l’ensemble de la planète en un temps record, répondant au principe d’une « universalité » de l’accès aux médicaments selon Éric Baseilhac, directeur des affaires économiques et internationales du Leem (Fédération des entreprises du médicament). Ce dernier défend la stratégie de l’industrie pharmaceutique suivie durant la crise du Covid qui est de pratiquer des prix différenciés selon la richesse des pays, afin de permettre à l’ensemble du monde d’accéder au vaccin. L’investissement des laboratoires justifie selon lui l’existence et le maintien des brevets médicaux, et l’idée de les interdire serait une « mauvaise réponse » à ses yeux. Ce à quoi Nathalie Coutinet, maître de conférences à Paris 13 et membre du collectif « les Économistes atterrés », rétorque que la vaccination s’est essentiellement faite dans les pays développés et que les labos pharmaceutiques concernés par la recherche contre le Covid se sont structurellement appuyés sur de l’investissement public, notamment via la recherche fondamentale en matière de technologie ARN messager, réalisant des taux de profit exceptionnels que la sociologue Gaëlle Krikorian estime entre 40 et 50%. Un scénario tristement habituel dans l’histoire récente du capitalisme, à savoir: socialisation des pertes et privatisation des bénéfices.

« Les labos pharmaceutiques concernés par la recherche contre le Covid se sont structurellement appuyés sur de l’investissement public, réalisant des taux de profit exceptionnels que la sociologue Gaëlle Krikorian estime entre 40 et 50% »

Dans ce débat vif autour de la question de la suppression des brevets médicaux, l’avocat Matthieu Dhenne, spécialiste des questions de propriété intellectuelle, défend l’efficacité globale du système, en soulignant que le brevet doit répondre à un objectif d’intérêt général, limitant de fait sa portée et sa durée, et ajoute qu’un système d’engagement tel que la licence d’office permet de récompenser une innovation issue du privé par l’octroi de redevances, puis au secteur public de faciliter la production du produit issu de l’innovation ainsi que son accès auprès de la population. Mais comme le souligne Coutinet, ce type d’accord est régi par les règles du commerce international via l’OMC (ADPIC), limitant les possibilités pour des États de lancer des procédures de licence d’office, comme en atteste le faible nombre de pays (3) qui ont lancé une telle procédure au moment de la crise sanitaire, l’an dernier. Rappelons que des pays comme le Brésil ou la Thaïlande, s’étant trouvés en situation de pénurie d’antirétroviraux face au virus du sida dans les années 2000, n’avait bénéficié d’aucune aide de la part de l’industrie pharmaceutique pour obtenir ce genre de licence d’office. Cependant, selon Dhenne, rien n’empêche un pays de légiférer de manière contraignante sur la question des brevets, citant l’exemple de l’Allemagne où le Bundestag vota en mars 2020 une loi d’expropriation des brevets dans la santé, permettant au ministère fédéral allemand de la Santé de pouvoir utiliser une invention dans l’intérêt public sans tenir compte du caractère breveté de l’invention en question.

Le numérique ou une nouvelle phase du capitalisme

Parmi les secteurs d’activité les plus scrutés durant cette édition du « Printemps de l’économie » figure le numérique, où s’opère une révolution industrielle depuis plusieurs décennies, dont l’influence sur l’ensemble des sociétés capitalistes va grandissant. Exemple: la finance, qui se numérise avec l’émergence des cryptomonnaies, au point que les banques centrales, telles que la Banque centrale européenne (BCE), réfléchissent à l’idée de mettre en place un euro numérique, comme le souligne Nathalie Aufauvre, directrice générale de la stabilité financière et des opérations à la Banque de France, afin de pallier une baisse de l’utilisation des billets de banque, encore plus manifeste durant la crise sanitaire, puis de fournir une stabilité financière face aux cryptomonnaies très volatiles. Cela implique un travail de coordination avec les banques commerciales et/ou des entreprises spécialisées dans l’émissions d’actifs numériques stables en euros comme le propose Olivier Ou Ramdane, cofondateur de Lugh, une start up proposant des stable coins en euros depuis le printemps 2021. Cependant, un tel système ne pourrait être mis en place qu’à l’horizon 2023, à l’issue d’une décision de la BCE, indique Aufauvre, car pour l’instant, une phase d’investigation est lancée depuis juillet dernier pour repérer les cas d’usage potentiels et le fonctionnement technologique d’un tel système de paiement. D’autant plus que selon Benoît de La Chapelle-Bizot, directeur des affaires publique de la BPCE, l’idée d’un euro numérique ne fait pas consensus au sein des banques centrales de la zone euro et que les banques commerciales devront adapter leur business model, de même que des questions se posent sur les transferts de données bancaires des clients auprès de la banque centrale avec l’euro numérique. Quels sont les vrais enjeux derrière la mise en place d’un euro numérique ? À long terme, selon Julien Prat, directeur de recherche au CNRS, une volonté de « répondre aux nouvelles attentes des citoyens en matière de paiements numérisés« . À court terme, une réduction de la dette technologique européenne face à une concurrence internationale écrasante (États-Unis et pays asiatiques). De même, ajoute-t-il, cela pourrait créer un avantage comparatif pour les entreprises européennes dans la blockchain, via le contrôle du système de paiement numérique par la BCE, permettant aux firmes européennes de retrouver une position de pointe, après avoir laissé les GAFAM, nés outre-Atlantique, occuper une position de monopole.

Depuis l’explosion du Bitcoin en 2009, le nombre de cryptomonnaies s’est multiplié et leur circulation fortement accentuée au niveau mondial

Le numérique est-il d’ailleurs si bénéfique que certains le pensent pour la société de demain ? Pour l’économiste Philippe Aghion, professeur au Collège de France, une numérisation de l’économie est bénéfique sous deux conditions. La première, c’est que les institutions régissent un cadre de concurrence, afin de favoriser l’innovation et d’éviter tout monopole de nature à former un frein à la croissance, et de citer les États-Unis où la productivité a baissé depuis le milieu des années 2000 en raison de la puissance des GAFAM. La seconde, c’est une politique de flexisécurité « à la danoise », où toute personne perdant son emploi « serait formée, avec une bonne sécurité de salaire, pour pouvoir aller vers un emploi différent ». Ainsi, un cercle vertueux de croissance économique et d’augmentation d’emplois s’effectuerait, dans une perspective de croissance verte.

Un optimisme qui tranche avec le regard critique que portent Thomas Coutrot et Mireille Bruyère, membres du collectif les Économistes atterrés. Pour Coutrot, économiste auprès de la Dares, il est primordial de distinguer deux types de révolution numérique: celle liée à la high tech et celle liée à la low tech, cette dernière étant plus propice à l’intérêt général selon lui, citant l’exemple d’un Autocar à pédale en Normandie où les enfants peuvent contribuer au déplacement en pédalant. Un moyen de déplacement plus écologique que le développement de la voiture autonome selon l’économiste tant elle doit susciter la production de beaucoup d’énergie, via l’extraction de métaux rares et la collection de données pour pouvoir circuler, sous peine d’effet rebond, comme l’exemple d’une étude à Berkeley où l’octroi d’une voiture durant 60h sur une semaine auprès de plusieurs familles a augmenté de 80% le nombre de kilomètres parcourus. Ce qui permet de conclure pour Coutrot qu’en cas de généralisation de la voiture autonome, les effets environnementaux recherchés seraient inexistants, ou bien une montée de la pollution via l’augmentation du trafic routier.

Enfants travaillant dans une mine d’extraction de lithium, matériau utilisé dans les batteries de téléphone et d’ordinateurs, en République Démocratique du Congo

Pour Bruyère, économiste à l’université Toulouse Jean Jaurès, les inégalités tendent à s’accroître avec la numérisation de l’économie, car elles sont une condition du développement de ce secteur, citant l’exemple des livreurs à vélo précaires en raison de l’ubérisation du service de livraison ou bien le fait que le numérique peut conduire à une fracture entre les classes sociales, comme l’a démontré le confinement du printemps 2020, où les élèves n’ayant pas d’ordinateur, ou bien ayant un accès restreint à un ordinateur, ainsi que des parents n’ayant guère le temps de les aider, ont été bien moins à même de suivre les cours en ligne que des élèves possédant un ordinateur personnel et une aide parentale. De même à ses yeux le numérique, parce qu’il accélère l’obsolescence de biens et services, et des limites doivent être posées pour « avoir une sobriété écologique ». Ce à quoi Aghion, par ailleurs soutien d’Emmanuel Macron en 2017, réplique en soutenant que l’innovation permet de repousser les limites si l’État et la société civile la dirigent vers « quelque chose de vert » et maîtrisent ainsi l’effet rebond d’une innovation. Au passage, l’économiste orthodoxe en profitera pour clamer que l’idée d’une décroissance est « stupide » (sic), que vouloir stopper le progrès est digne d’une « vision malthusienne de l’économie » [NDLR : du nom de Thomas Malthus (1766-1834), économiste britannique], et qu’il vaut mieux se référer au concept de « destruction créatrice » de l’économiste autrichien du 20ème siècle Schumpeter (1883-1950). En réponse, Bruyère souligne que la sobriété écologique diffère de la décroissance, et quand bien même il serait question de décroissance, cela ne signifie pas un « arrêt du progrès », mais plutôt de ne pas avoir besoin d’innover « tous azimuts ». Coutrot ajoute que les innovations dans le numérique sont déterminées par les grands groupes, en l’occurrence les GAFAM dont les États veulent obtenir les faveurs, actant de fait une absence de contrôle démocratique de l’innovation. Il ajoute qu’il serait bon de remettre en cause le « mythe du scientisme », pour qui tout ce que fait la science est bon.

Capitalisme vert ? « Un contresens »

Ce scientisme induit justement l’illusion d’une technologie neutre permettant l’absence d’interrogation sur le contenu des biens et services produits dans le cadre du capitalisme, souligne l’économiste Hélène Tordjman, maître de conférences à Paris 13, pour qui l’idée d’un capitalisme vert est un contresens, car il revient à rechercher des solutions marchandes à un problème qui vient des fondements du capitalisme dominant depuis le 19ème siècle, à savoir une logique de profit accaparé par un petit nombre exploitant les travailleurs et la nature selon Gilles Rotillon. Ce dernier, professeur émérite en sciences économiques à l’université Paris Nanterre, souligne combien le secteur du numérique tend à être de plus en plus pollueur, donnant pour exemple Internet, source de 8% des émissions globales de gaz à effet de serre. En dépit de tout cela, selon Tordjman, une « fuite en avant extractiviste » s’opère sous nos yeux, allant toujours plus loin dans l’espace, étant donné les ambitions de colonisation et d’extraction de ressources sur la Lune ou sur Mars que cultivent certains milliardaires. De quoi se dire que mettre fin au capitalisme, énergivore par définition, serait nécessaire pour retrouver une harmonie entre l’humanité et la nature.

Le Greenwashing, technique marketing au service du capitalisme vert qui conforte en réalité les habitudes de surconsommation

Cependant, pour l’économiste Katheline Schubert, professeur d’économie à Paris 1, le « changement du climat est bien plus rapide que la sortie du capitalisme », et un scénario comme celui du passage aux énergies renouvelables rendrait moins nécessaire la sortie du capitalisme, via une mobilisation de l’État, de la société civile, avec un financement par l’impôt, par exemple, mais aussi avec des petits gestes du quotidien (tri déchets, diminution de la consommation individuelle, etc.). Cela étant, la question du coût demeure délicate et Schubert rappelle combien au niveau international, les pays en développement, qui sont les premiers à subir les effets du changement climatique, ne peuvent pas être tenus pour responsables de la situation, et que les pays développés rechignent à assumer leur rôle historique de pollueur. De même que, selon Rotillon, la question des petits gestes, du changement de mode de vie individuel, n’est nullement suffisante pour renverser la trajectoire du changement climatique, car elle détourne de l’essentiel, à savoir l’attention à apporter aux structures mêmes du capitalisme qui causent le dérèglement du climat. Il serait en effet plus urgent de remettre en cause la domination sans partage d’une minorité afin que la majorité, habituellement soumise dans le cadre du capitalisme, décide enfin de ce qui est utile pour le destin de tous.

Le changement climatique pousse l’économie à des choix radicaux. Soit celui d’un capitalisme vert mais gardant une logique d’exploitation continue de l’humanité et de la nature, au nom du profit entre les mains d’un petit nombre, soit celui d’un capitalisme battu en brèche par un nouveau mode de production (l’écosocialisme par exemple), abandonnant une logique productiviste, consumériste tous azimuts, pour une recherche d’équilibre durable entre l’humanité et la nature.

Jonathan Baudoin

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