CONTRE-POUVOIR: Sur l’abolition de la présidence de la République, par Alphée Roche-Noël

Le 21/12/2021 par Alphée Roche-Noël

CONTRE-POUVOIR: Sur l’abolition de la présidence de la République, par Alphée Roche-Noël

Aujourd’hui, abaisser la fonction même de président de la République est une question de survie politique à court ou moyen terme pour la France. La république démocratique et sociale, sera-t-elle un jour capable de se penser et de se gouverner sans chef, sans timonier, sans arbitre, sans même un roi de pacotille pour veiller sur sa destinée ou symboliser l’unité nationale? Tel est le thème de la chronique d’Alphée Roche-Noël cette semaine sur le site de QG

Dans le dernier épisode de cette chronique, j’opposais l’esprit de la Ve République à la « philosophie de la chefferie indienne », c’est-à-dire, la faiblesse de nos « défenses immunitaires » vis-à-vis du gouvernement d’Un seul, à la culture prophylactique de certaines tribus d’Amérique du Sud, qui garantissent leurs droits en privant leur chef de tout pouvoir coercitif. Cette manière d’interroger les conceptions du pouvoir et de sa distribution dans les sociétés humaines était un pas de côté, mais qui nous aura permis de progresser dans une réflexion au long cours, dont l’intitulé (« Contre-pouvoir ») est à soi seul un projet et un programme. Il est temps désormais d’entrer un peu plus « dans le concret », en abordant frontalement la question de nos institutions politiques.

Au point où nous sommes de la « crise de confiance » dans les institutions « représentatives », il ne semble guère possible d’empêcher la « démocratie » d’évoluer vers une forme plus proche de l’idéal qu’elle proclame

À ce sujet, je voudrais commencer par me réjouir qu’un nombre croissant d’acteurs et d’observateurs « patentés » de notre vie publique s’autorisent à partager leur regard critique sur le fonctionnement de la République, ainsi que leurs propositions pour la réformer. De plus en plus, alors que nous fonçons à pleine vapeur vers le mur de l’élection présidentielle, dans des tribunes, dans des livres, dans des émissions de radio, il se dit et s’écrit des choses en la matière. Et pour cause : au point où nous sommes de la « crise de confiance » dans les institutions « représentatives », il ne semble guère possible d’empêcher la « démocratie » d’évoluer vers une forme plus proche de l’idéal qu’elle proclame. Quant aux solutions avancées, on peut les juger stimulantes ou inquiétantes, modestes ou ambitieuses ; qu’importe : le seul fait qu’elles soient sur la table est le signe avant-coureur d’un changement. 

Parmi les idées versées au débat, beaucoup visent à accroître les prérogatives du Parlement et à améliorer sa représentativité, ou encore à associer plus étroitement la société civile aux décisions « politiques ». On pense bien sûr au scrutin proportionnel, à des questions de droit parlementaire telles que la maîtrise par l’Assemblée de son ordre du jour, au référendum d’initiative citoyenne (RIC) ou populaire, au tirage au sort, etc. Mon but ici n’est certainement pas d’en établir un catalogue exhaustif, moins encore de chercher à séparer le bon grain de l’ivraie selon que les idées sont portées ici ou là, dans tel ou tel contexte discursif. Encore que, en ces temps où la démocratie est revendiquée de toutes parts, il soit plus utile que jamais d’apprendre à distinguer les originaux des contrefaçons. Peut-être d’ailleurs le point que je vais aborder à présent pourrait faire office de pierre de touche.

De même, le « présidentialisme » à la française est interrogé et critiqué. À l’Assemblée, en juillet 20181, lors du débat en séance publique sur le projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace2la quasi totalité des groupes d’opposition et des groupes minoritaires, bloqués, comme de raison, par les avis défavorables du gouvernement, étaient d’accord pour revenir au septennat. Dans ce même débat, le groupe Gauche démocrate et républicaine3 s’attaquait au tabou par excellence en proposant de supprimer la sacro-sainte élection présidentielle au suffrage universel direct, et le groupe France insoumise proposait d’instituer un droit de révocation du président de la République. Le groupe Agir4 n’était pas en reste, qui envisageait d’encadrer le droit de dissolution afin « d’assurer l’équilibre des pouvoirs », droit que des députés du groupe Libertés et Territoires5 entendaient carrément supprimer. 

Aujourd’hui, plusieurs programmes présidentiels affichent leur intention de recadrer la présidence de la République. Ainsi d’EELV, qui entend revenir à un mandat de sept ans non-renouvelable, recentré sur quelques missions précisément circonscrites. Ainsi surtout de la France insoumise, qui revendique depuis 2017 d’« abolir la monarchie présidentielle » pour établir à sa place un « régime parlementaire stable ». Objectif louable, mais dont le contenu n’est pas précisément défini et dont la mise en œuvre est renvoyée à l’assemblée constituante censée jeter les bases d’une VIe République.

De fait, de la gauche à la droite parlementaire, tout le monde ou presque a en tête les effets néfastes de l’architecture des pouvoirs sous la Ve République… mais personne ne sait comment y remédier. On ne peut, nous dit-on, revenir au suffrage indirect d’avant 1965, et discrètement on le déplore6 – la vulgate est tenace, selon laquelle les Français tiennent absolument au « droit » d’« élire leur roi ». Dans le même ordre d’idées, il ne paraît pas moins difficile de rogner des pouvoirs présidentiels qui tiennent autant à la lettre de la Constitution qu’à une pratique consacrée par les lustres. Alors, plutôt que d’« inventer l’inconnu »7, la plupart des « représentants » se font réformateurs, rénovateurs d’institutions dont ils fantasment l’âge d’or : le temps du septennat et de la décorrélation des élections présidentielle et législatives. Si bien qu’au total, la société politique de la Ve République se trouve bloquée à l’endroit même où était celle de l’ancienne France face aux vicissitudes de la monarchie absolue : elle espère un nouveau De Gaulle, comme jadis on regrettait les « bons règnes » de Louis IX, Louis XII, Henri IV.

Ainsi, cette république soixantenaire, dont la marque caractéristique est la prépondérance, que dis-je?, la prépotence de son « prince », prodigue en promesses, déceptive en actes, perdure en partie à cause des hésitations de ses mandataires en titre. On ne le comprend que trop bien : tous existent par et pour l’institution qu’ils critiquent cependant plus souvent qu’à leur tour. Tous rêvent d’y accéder un jour, soit pour « prendre le pouvoir », soit seulement pour avoir été de la course au pouvoir. Tous également placent in fine leur contingent plus ou moins rabougri de députés à l’Assemblée nationale, chargés, essentiellement pour la forme, de voter « pour » ou de voter « contre », mais sans jamais rien changer d’important à des orientations décidées en d’autres lieux – qui échappent à la vigilance démocratique.

À cette explication organique il faut en ajouter une autre, d’ordre psychologique : tout problème complexe semble par hypothèse appeler des solutions complexes. Ainsi, au fil du temps, le problème du présidentialisme est devenu une sorte de casse-tête chinois où le mode de scrutin et la nature des pouvoirs, intriqués l’un dans l’autre, se neutralisent mutuellement. À tout problème complexe il peut toutefois aussi y avoir une solution simple : trancher le nœud gordien.

Il y a en effet, pour parler comme les anglophones, un « éléphant dans la pièce », que tout le monde feint d’ignorer : l’existence même de l’office de président de la République. Cet office, la Ire République se garda bien de l’inventer. Née de l’abolition de la royauté, elle voulait démultiplier l’exécutif, surtout pas l’unifier. La IIe mourut d’avoir créé la présidence et d’y avoir mis un Bonaparte. La IIIe soumit le président que les orphelins des trois monarchies lui avait imposé à titre intérimaire. La IVe ne fit hélas pas disparaître ce personnage, qu’elle cantonna, comme la précédente, à une place relativement secondaire. La Ve, mal inspirée, ressuscita un monstre. Que serait la VIe, si elle n’était bâtie sur le rejet complet et définitif du césaro-bonapartisme et de tout reliquat de royauté ? Un avorton, peut-être.

Je ne reviens pas sur le danger mortel qu’il y a à conserver, en l’état, une institution dont les effets néfastes sont parfaitement connus et qui est désormais briguée, avec de vraies chances de succès, par des Le Pen et des Zemmour. Dans notre longue histoire, l’esprit monocratique s’est toujours insinué dans les moindres brèches que la paresse ou l’idéalisme avaient laissées ouvertes. Aujourd’hui, abaisser, contenir la présidence de la République est une question de survie à court ou moyen terme.

Supporters d’Éric Zemmour lors de son meeting à Villepinte: sa première prise de parole publique, après l’annonce de sa candidature à la présidentielle 2022

Je voudrais plutôt insister sur le caractère emblématique, et par conséquent exemplaire, matriciel, et par conséquent nécessaire, d’une remise en cause plus radicale de nos manières de voir. Une refondation de la République serait-elle vraiment profitable, vraiment démocratique, si elle ne commençait par déboulonner la statue tutélaire du président-monarque ? Le peuple pourrait-il prétendre à la place qui lui revient dans les institutions politiques, si l’idée même d’« homme providentiel » n’y avait pas au préalable été réfutée par un acte fondateur ? Il y a possiblement là une sociodicée de plusieurs siècles à déconstruire par le haut – comme on s’y prend pour démolir les tours, ces érections de la vaine gloire, ces sécrétions de l’ambition, lorsque, après les avoir admirées, on les découvre inutiles et problématiques.

La question que je pose ici revêt un caractère philosophique et moral, un caractère éminemment politique, qui déborde la pure mécanique institutionnelle. D’abord, il va de soi que supprimer l’office de président de la République ne résoudrait pas en bloc les problèmes révélés par la « crise démocratique », tant s’en faut – ce ne pourrait être qu’un commencement. (D’une manière générale, la prudence commande à quiconque croit possible d’améliorer la société en touchant à ses « lois fondamentales » d’être modeste dans ses attentes…). Mais quel signal nous enverrions, à nous-mêmes comme aux autres peuples, lorsque partout des autocrates s’accrochent au pouvoir, le briguent ou le conquièrent, en montrant qu’une collectivité humaine dont l’histoire a produit et la monarchie absolue, et la république démocratique et sociale, est capable de se penser et de se gouverner sans « chef », sans « timonier », sans « arbitre », sans même un roi de pacotille pour veiller sur sa destinée ou pour « symboliser l’unité nationale ». Mais quel recul nous prendrions soudain vis-à-vis de quantités d’autres de nos « servitudes volontaires », en rejetant la forme ultime, la forme incarnée, dans notre ordre politique, de l’autorité et du principe hiérarchique. Si la marche inexorable de la société est de se prendre en main elle-même, alors, probablement devra-t-elle en passer par cette étape, tant pour se protéger que pour s’affranchir.

Je ne sais pas ce que la « gauche » aurait à gagner électoralement à faire de ce thème un élément axial de son discours, mais je ne vois pas plus ce qu’elle a à gagner électoralement dans des présidentielles où elle s’enferre inéluctablement – soit dans la compétition pour le pouvoir, soit dans l’exercice même du pouvoir. Alors, je me dis qu’elle est moralement obligée de contourner l’obstacle contre lequel elle bute ; de réendosser son rôle d’aiguillon de la société. Et il me semble que pour y parvenir, elle doit au préalable faire le ménage dans ses conceptions. 

On sait sur ce chapitre les convictions de la droite bonapartiste, qui est l’âme de la Ve. Après la « Terreur » de l’an II, après les coups d’État du Directoire, son héros aurait, nous dit-on, « débrouillé le chaos » et « refermé le gouffre de l’anarchie »8. En d’autres termes, le « peuple » ayant prouvé son incapacité à se gouverner lui-même, un général y a pourvu, en préservant, nous dit-on encore, les acquis de la Révolution9. Un siècle et demi plus tard, prétexte pris de faire cesser l’instabilité générée par le « régime des partis » (en fait, le régime parlementaire…), la République a renoué avec la tradition consulaire. Ainsi, le « président de la République » serait un compromis nécessaire, l’indispensable élément de stabilité de la société issue de la Révolution. Bien entendu, ce « roman » cousu de fil blanc tord, pour les besoins de la cause, les faits historiques, préférant dénoncer les dysfonctionnements structurels des régimes évincés, pointer aussi le prétendu vieux fond royaliste des Français, que de rappeler les contextes ayant permis à tel individu déterminé de « s’emparer » du pouvoir (la guerre, toujours la guerre).

Pour comporter de puissants ferments démocratiques, la tradition jacobine n’en puise pas moins aux sources de la « dictature de Salut public ». Elle voit encore l’« homme fort » (Robespierre, Marat) comme un avatar du tribun de la plèbe, capable de tenir la dragée haute aux puissants, voire de mettre en œuvre une « dictature du prolétariat ». Elle croit aussi, et se trompe tout autant, que ce rôle chimérique peut être incarné par le président de la Ve. Pour ma part, je préfère me référer à la sagesse poétique et politique d’Eugène Pottier : « Ni Dieu, ni César, ni tribun », et considérer ce fait historiquement démontrable que la plupart de nos droits ont été acquis non pas par le bon plaisir des monarques – rois, empereurs ou présidents – mais par l’esprit d’initiative et la pugnacité du collectif, la plupart du temps contre ces mêmes monarques. De cette ferveur et de cette inventivité collectives, foncièrement antimonarchiques, la Commune fut un probant exemple.

Des militants du mouvement La Primaire populaire se sont réunis le samedi 11 décembre 2021 sur la place de la République à Paris. Le mouvement réclame une union de la gauche en réaction à la multitudes des candidats pour 2022

Quoi qu’il en soit, si un changement d’une telle ampleur devait intervenir, la gauche parlementaire n’y serait probablement pour rien, ou du moins pour pas grand-chose. On se souvient à ce propos que la suspension de Louis XVI, issue et conséquence de la Révolution du 10-Août, fut le fait des classes populaires parisiennes, et du club le plus populaire d’alors, les Cordeliers, et nullement de la majorité de l’Assemblée législative qui dut, pour se décider à agir enfin, être mise devant le fait accompli. Loin, très loin de moi l’idée d’une possible ou même seulement souhaitable répétition formelle de cet épisode. Ce rappel n’a d’autre but que de montrer qu’il est par construction plus difficile de penser hors du pouvoir lorsqu’on se situe soi-même dans son orbite.

En arrière-plan de la société politique, des phénomènes autrement puissants, autrement opérants sont à l’œuvre. En l’occurrence, une forme de « routinisation du charisme », pour reprendre le processus décrit par Weber, et aussi, dans le temps long de la relation du « monarque » à ses « sujets », un « amoindrissement du lien sacral »10. Et ces dynamiques, qui dépassent de loin la personne ou le comportement de tel ou tel président – plus souvent contestés que les structures profondes de la société –, se sont accélérées ces dernières années. 

Nous verrons bien, après tout, quelles voies l’histoire empruntera. Peut-être les affiches peu ragoûtantes que nous promettent les sondeurs pour la prochaine élection présidentielle auront valeur de test, consommeront la désaffection croissante des Français pour l’institution, créeront un « choc d’abstention » propre à frapper les esprits. Mais peut-être aussi nous prendra-t-il plus de temps de « guérir des individus », selon l’adjuration d’Anacharsis Cloots à la France révolutionnaire. Pour ma part, j’espère en tout cas qu’un jour, nous aurons proclamé de tels principes qu’il ne sera jamais plus possible de nous entendre dire, selon le mot prêté par Zola à l’affairiste Toutin-Laroche11: « Le peuple est ingrat : il devrait baiser les pieds de l’empereur ».

Alphée Roche-Noël

1. Deux jours exactement avant que ne « sorte » l’« affaire Benalla »

2. Retiré purement et simplement par le gouvernement un an plus tard

3. Communiste

4. Centre droit, groupe « minoritaire de la majorité »

5. En l’occurrence, des députés de centre gauche d’un groupe qui rassemble jusqu’au centre droit

6. Je reproduis ici les mots du député Libertés et Territoires Bertrand Pancher lors de ce même débat de juillet 2018 : « Nous ne reviendrons jamais sur l’élection du président de la République au suffrage universel, ce que je regrette car l’état le plus avancé de la démocratie reste le régime parlementaire. Il y aurait d’ailleurs moins de schizophrénie si l’on ne faisait pas tout reposer sur la tête d’un même homme, le président de la République. »

7. Pour reprendre la belle formule de Daniel Bensaïd 

8. Selon les mots du Mémorial de Sainte-Hélène

9. La préservation des acquis de la Révolution par Bonaparte est évidemment un mythe à peu près complet attendu que le Consulat puis l’Empire ont pratiquement fait passer tous ces acquis par pertes et profits

10. La formule est de Roger Chartier – je l’ai déjà citée dans une livraison précédente

11. La Curée

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