CONTRE-POUVOIR: « Dépasser le pouvoir comme domination » par Alphée Roche-Noël
Le 09/08/2022 par Alphée Roche-Noël
Alors que la France redécouvre la vie parlementaire, notre chroniqueur souligne que le vrai gagnant de la séquence politique que nous sommes en train de vivre, est probablement le RN, partout en train de se positionner stratégiquement au sein des instances du pays. Au lieu de se rejeter mutuellement la faute, interrogeons-nous sur notre propre rapport au pouvoir, y compris dans les partis de la Nupes bien sûr. Le fait est que la plupart d’entre nous demeurent convaincus que celui-ci passe forcément par la domination. C’est cela qu’il faut repenser et renverser. À lire sur le site de QG
Ce qu’elle peut paraître dérisoire, notre petite politique, lorsque le monde entier semble devoir s’embraser ! En Ukraine, aux portes de l’Europe, la guerre fait rage, menace d’entraîner les nations dans un conflit généralisé; dans le Pacifique, tout à ce délire de domination mondiale auquel pas une nation puissante n’a échappé dans l’histoire, les adversaires états-uniens et chinois se préparent à devenir officiellement des ennemis. Et tandis que l’« économie de guerre » est revendiquée y compris par Macron-Héphaïstos, tandis que le complexe militaro-industriel forge les armes qui, il faut le craindre, demain, entraîneront des millions, des milliards d’êtres vivants dans l’abîme, la planète brûle littéralement. Là-bas, en Inde, du côté de Delhi, l’atmosphère est devenue irrespirable; chez nous, dans la vieille Europe, des Landes jusqu’aux confins de la Bretagne : des forêts, des champs prennent feu, et le climat de douceur qui contribua à composer, dans les siècles des siècles, le caractère particulier de l’isthme européen, est en passe de se transformer en une longue, interminable, inflammable canicule.
Dans ce contexte apocalyptique, et peut-être en partie à cause de lui, la France fait sa révolution parlementaire. Chose inédite depuis 1958, le gouvernement, accroché par le fond de culotte à sa majorité relative, se fait malmener par ses oppositions, qui ne sont plus là pour faire seulement tapisserie. Soudain, on débat. Vulnérable, l’exécutif renonce à faire voter la confiance. Plus tard, il est battu, ou conforté, par des alliances contre nature, qui sont à tout prendre le lot de la « vie » parlementaire. Alors, sans craindre le ridicule, au centre, à droite, à gauche, on ne cesse de se chercher des poux à propos du RN – qui l’a enfanté ? qui l’a nourri ? qui a ouvert la cage ? – et l’on feint de ne pas voir que le RN seul tire avantage de ces médiocres querelles – j’y reviendrai. Finalement, l’Assemblée, issue d’une sorte de proportionnelle de facto – on n’ose dire, de l’intelligence collective… – semble d’un coup ressuscitée: elle existe, parle à nouveau, est entendue à nouveau. Est-ce un mal? Un spectacle malvenu, lorsque les périls qui nous menacent de toutes parts appelleraient une action énergique, une main infaillible, en deux mots, la « pensée complexe » du monarque jupitérien? Macron et les siens devront bien s’y faire, qui avaient menacé du chaos le peuple ingrat, s’il ne votait pas pour le « camp de la République », pour le « camp de la raison ». En France, dans le pays de De Gaulle et de la godille, une institution est réapparue, qui affirme par sa seule existence que la règle débattue, délibérée, est par principe préférable à celle édictée par un homme seul, ou par ses conseillers les plus proches, dans le secret d’un ou deux bureaux. Mais cette résurrection inattendue n’est pas une fin en soi.
Commençons d’ailleurs notre tour d’horizon de ces premières semaines d’exercice parlementaire par ce constat, renouvelé, désolant, du caractère sociologiquement, socialement non représentatif de la soi-disant « représentation nationale ». Je l’avais pointé dans un précédent épisode de cette chronique, et la nouvelle composition de l’Assemblée l’atténue à peine, à la marge, surtout symboliquement, à travers l’élection de Rachel Keke, dont les courageuses prises de parole mettent justement en évidence les contradictions – insurmontables – de notre chère « démocratie ». À quand le tirage au sort pour la désignation des membres de nos assemblées délibérantes ? C’est, ce me semble, la seule, la vraie question révolutionnaire du monde d’aujourd’hui. Révolutionnaire en ce sens nous fait entrevoir la possibilité de réencastrer la société politique dans la société civile, et par conséquent, sinon de mettre fin, du moins de contenir, de modérer, d’endiguer, la logique de conquête du pouvoir qui rallume sans cesse la guerre sociale dans la population en y favorisant toutes les dominations : cette longue chaîne, ou plutôt cette complexe trame hiérarchique que nous acceptons tacitement comme une donnée inébranlable des sociétés humaines et selon laquelle il doit y avoir des maîtres et des esclaves. Sans oublier, et c’est une autre donnée considérable à prendre en compte, que si intéressants, si prolifiques soient-ils parfois, par rapport au régime monocratique où nous étions jusqu’alors, les débats auxquels nous assistons ne valent pas, tant s’en faut, « délibération ». Il était écrit que dans cette chronique je renverrais trois fois à la Note percutante de Simone Weil sur la suppression générale des partis politiques; voilà qui est fait. Au contraire, des assemblées délibérantes vraiment représentatives, tirées au sort, discutant en vérité, par-delà les logiques d’appareil et les combats d’apparence, s’efforçant de faire émerger la vérité (encore ce mot) profonde de la société, nous donneraient le spectacle, la représentation, d’une délibération authentique. Probablement pour notre plus grand profit. La résurrection de l’Assemblée? Un moindre mal, donc; pas encore tout à fait un mieux.
De fait, la compétition partidaire où nous place la nouvelle configuration politique est fort malsaine, fort inquiétante. Si l’on veut continuer d’égrener les premières leçons de ce début de législature, il faut en arriver sans plus attendre à la dynamique du RN. À ce propos, dans ma dernière livraison de « Contre-pouvoir », tout en soulignant que ce parti était la seule force politique en dynamique au plan arithmétique, j’ai cru voir dans l’alliance de gauche, dans la Nupes, la gagnante symbolique des législatives. C’était une erreur grossière – si l’on veut, une forme de « wishful thinking« . Car si la Nupes l’a emporté tactiquement sur le parti d’extrême droite, ce dernier est cependant le véritable gagnant, le potentiel vainqueur stratégique de la longue séquence politique où nous sommes encore aujourd’hui et dont on peut redouter qu’elle nous réserve de bien sombres heures. Il fallait les voir prendre possession des travées, ces députés de l’extrême droite présentable, peignés, cravatés, tout sourire, incarnant l’ordre dont la France a certainement besoin et qu’elle croit de plus en plus pouvoir trouver dans cette triste coterie, dans cette phalange des vieilles lunes, au lieu de la rechercher dans sa conscience. Aujourd’hui, et pour longtemps encore, un vent mauvais les porte, une réaction profonde du corps social, ici et partout ailleurs, et qu’aucune sorte de gauche n’a jusqu’à présent réussi à conjurer. Peut-être parce que les catégories, les grilles d’analyse à partir desquelles nous raisonnons encore ont fait leur temps. Ici, il faudrait entrer profondément dans l’histoire, dans la sociologie, dans la psychologie des sociétés humaines, et notamment des sociétés occidentales du XXe siècle, pour tenter de saisir les logiques à l’œuvre. Ce n’est pas le lieu – à ce stade, nous ne manquerions sans doute pas d’intuition, mais de travail et de documentation – mais ces temps gros de dangers nous invitent à cet exercice, disons, d’introspection prophylactique. Dans plusieurs épisodes de cette chronique, consacrés à l’extrême droite, j’ai affirmé que, pour comprendre la situation historique où nous sommes, il faudrait renoncer à toute lecture strictement « économiciste » des phénomènes sociaux, et tenter de saisir les dynamiques qui, en brouillant les repères de la lutte des classes, brouillent par conséquent notre capacité à analyser, à évaluer et à nous positionner moralement et politiquement. Je n’en retire pas un mot; cette approche me paraît même plus urgente que jamais ; faute de quoi, nous nous cantonnerions et nous condamnerions à ce jeu grotesque du « la faute à qui ». Car, en définitive, ne sommes-nous pas tous comptables de ce qui arrivera, lorsque le RN aura « conquis » le pouvoir ?
Venons-en à présent à la gauche partidaire, à qui est échue la responsabilité immense de nous proposer de plus attrayantes perspectives. Cette gauche, disons-le, a le grand mérite d’exister – de réexister – sous la forme de la Nupes, ceci grâce à la lucidité, à la force de conviction et au courage de quelques personnalités qui ont su saisir l’occasion, aiguillonnées par la grande majorité des sympathisants. Si l’on se rappelle mes précédents articles, j’y invitais à ne pas attendre autre chose des élections législatives: un marqueur pour l’histoire, une manière d’obliger l’avenir. De ceci non plus je ne renie pas un mot. En revanche, je dois à ma sympathie naturelle, instinctive, intellectuelle, pour ce camp, l’honnêteté de la critique. Et cette critique tient en un paradoxe: la radicalité (relative) du programme de la France insoumise est sans doute ce que la politique politicienne a de mieux à nous offrir au moment où nous sommes, et en même temps, l’hégémonie du mouvement qui a impulsé l’alliance de gauche ne laisse pas de remettre au centre certaines questions démocratiques, parmi lesquelles : la stratégie populiste, la place du charisme individuel dans l’organisation. Ces questions sont désormais celles de toute la gauche; et cependant, ses différentes composantes ne semblent pas pressées de se les poser. La principale, parce qu’elle comprend ses succès tactiques comme autant de validations idéologiques; les autres, parce qu’elles craignent de porter la responsabilité d’une division précoce. Dois-je préciser ici que je ne conteste pas du tout le bien-fondé de la Nupes ? que je maintiens qu’il fallait « y aller » ? que la « réalité » institutionnelle, la situation de Macron et le danger de l’extrême droite commandent de faire bloc ? Mon intuition néanmoins est que l’objectif de conquête du pouvoir, tel qu’il s’esquisse actuellement à gauche, est non seulement bien fragile, mais également en soi porteur de tout un tas de risques. C’est qu’à force de penser justement la conquête du pouvoir, on peut en arriver à perdre de vue le caractère intrinsèquement problématique du but visé.
S’agissant de celui qui s’efforce d’exercer encore le pouvoir, qui s’y accroche tant qu’il peut, loin des promesses de l’entre-deux-tours et du « quelque chose de nouveau » brandi comme slogan… il n’est déjà pratiquement plus le sujet. Oh ! Macron pourra certes reprendre la main, s’il joue encore sa fortune, par exemple au jeu périlleux de la dissolution, et si la fortune daigne lui sourire encore – ce qui paraît hasardeux. Mais dans les faits, son règne est clos, et celui de ses épigones n’adviendra probablement jamais : son ex-grand vizir, son ministre de la police, son grand argentier, tous ces hommes qui se disputent les vestiges du pouvoir, dans un régime en capilotade, et dans une république en crise. Le quinquennat passé avait commencé par la « Fête à Macron », joyeuse contestation, orchestrée par Ruffin, qui en précéderait bien d’autres. Par la suite, pour la rue, Jupiter aurait la figure et la silhouette de ce grand pantin dégingandé des cortèges, que l’on se fait un devoir de moquer ; il serait un nouveau Louis XVI, un monarque à déchoir – motif classique des protestations populaires depuis ces heures fameuses où la nation française put s’enorgueillir d’avoir chassé son roi. Cependant, en politique comme en toute chose humaine, c’est une erreur funeste que de charger un individu de tous les vices – comme d’ailleurs de toutes les vertus. Les incarnations sont trompeuses; elles égarent, elles obnubilent, elles distraient des causes profondes des phénomènes – que nous les détestions ou que nous les chérissions. De fait, Macron est désormais dégonflé, désenflé, mais les dangers demeurent; même : ils n’ont jamais été si nombreux, ni si immédiats. Et en l’état, ils procèdent moins d’un unique problème politique, au sens institutionnel du terme, qui aurait quelque chance d’être résolu par un changement de majorité, par une alternance – si ce mot a encore un sens… –, que d’un problème moral, d’un problème de conscience. Ici, je reviens au début de cette chronique – car, comme je l’ai déjà mentionné dans ces pages: tout est dans tout.
Le fait est que notre société, nos sociétés, à vrai dire, la majorité des sociétés humaines, et peut-être bien au-delà, tout infatuées de leurs prétendus mérites, de leurs soi-disant succès, de leur misérable gloriole, et toutes confrontées, à des degrés divers, et de différentes manières, aux mêmes catégories de périls – le dérèglement du climat, l’effondrement du vivant, la résurgence du national-populisme en politique et de la guerre en géopolitique – demeurent convaincues – absolument, profondément, structurellement convaincues – du caractère indépassable du pouvoir comme domination. Convaincues, en somme, qu’il n’y a pas de problème qui se résolve par l’affirmation d’un pouvoir et d’une domination, quels qu’ils soient. Au lieu de quoi, l’époque où nous sommes nous appelle à rechercher les moyens de briser le pouvoir, de construire, pour reprendre à Holloway, plus qu’un « contre-pouvoir » (c’est le titre ambivalent de cette chronique): un « anti-pouvoir ». C’est la tension de toute société vers la démocratie et c’est là je crois notre tâche la plus urgente, la plus essentielle. Mon intuition – encore elle – me dit que c’est dans le sein de nos consciences que se construit peu à peu cette possibilité qui reste largement un impensé, et ceci dans un effort considérable de réévaluation de nos conceptions.
Je ne prétendrai pas ouvrir ce nouveau livre dans la présente chronique. Peut-être, depuis dix-huit mois maintenant que je tente de suivre mon programme (confronter le pouvoir, ceux qui l’exercent ou le convoitent), j’ai entraperçu quelques idées qui pourraient se révéler de quelque intérêt dans la compréhension des problèmes qui nous écrasent. Souvent, je me suis laissé entraîner par ce que la politique me mettait sous les yeux, sans voir par-delà. Parfois aussi je me suis égaré, tout simplement. Mais il faut accepter l’augure d’un tâtonnement susceptible d’ouvrir des voies inattendues. Tâtonner, douter, se déprendre, c’est toujours mettre les liens à l’épreuve : ceux qu’on veut nous passer, ceux que nous nous passons à nous-mêmes. Ce qui conduit naturellement à se demander lesquels sont les plus solidement attachés.
Alphée Roche-Noël
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