CONTRE-POUVOIR: « La Ve se meurt. Vive la République » par Alphée Roche-Noël

Le 26/04/2022 par Alphée Roche-Noël

CONTRE-POUVOIR: « La Ve se meurt. Vive la République » par Alphée Roche-Noël

La grande crise politique que nous traversons avec la réélection d’Emmanuel Macron ce 24 avril génèrera peut-être de grandes solutions. Sans doute serait-on surpris de constater à quel point des manières d’organiser le collectif radicalement nouvelles font déjà sens pour nombre de nos concitoyens. Notre chroniqueur Alphée Roche-Noël achève son suivi de la présidentielle 2022 en actant l’agonie de la 5ème République

La Ve République n’en a probablement plus pour longtemps. Dès le soir du premier tour, son destin paraissait scellé. Que Le Pen fût élue, et elle accélérait sa mue autoritaire ; Macron ayant été reconduit grâce aux voix de la gauche, pour la deuxième fois consécutive, elle est vouée à être puissamment remise en cause, comme système incapable de générer de l’adhésion autour d’un projet politique et par conséquent d’offrir une légitimité incontestable à son chef. « Pile, je gagne ; face, tu perds » : voici, en quelque sorte, les mots qu’un sort plein de malice a adressés à la république gaullienne, qui jouait son avenir dans la onzième élection présidentielle au suffrage universel direct depuis 1965.

L’histoire de cette disparition annoncée tient en deux mots. Lorsqu’elle fut portée sur les fonts baptismaux, en 1958, cette Ve République put être présentée comme une solution ; trois quarts de siècle plus tard, elle est essentiellement devenue un problème. De fait, elle ne correspond plus à l’époque où nous vivons : ni aux aspirations de la société, ni aux défis gigantesques que celle-ci doit affronter à peine de dislocation. Pis !, elle fait bien souvent échec aux remèdes qui pourraient procéder de l’intelligence collective – les suites données aux travaux remarquables de la Convention citoyenne pour le climat en sont un témoignage parmi d’autres. Dans un contexte d’anémie du Parlement et des corps intermédiaires, ce régime est également dangereux pour les libertés publiques, aussi mollement défendues qu’elles sont obstinément attaquées par les gouvernements. Pour l’état de droit, la répression déployée depuis cinq ans contre les mobilisations populaires, sans entrave ou presque, et la perspective, seulement repoussée !, d’une prise de pouvoir par l’extrême droite, annoncent de bien mauvaises heures.

Tout ceci ne serait rien si des pans considérables de la population n’en avaient pas progressivement pris conscience. Dans les précédents épisodes de cette chronique, j’ai plusieurs fois insisté sur cette idée d’une incrédulité qui gagne nos concitoyens vis-à-vis de quelques-uns de nos « mythes fondateurs » : la « rencontre entre l’homme et le peuple » ; le caractère représentatif des assemblées législatives ; l’aptitude de ces mêmes assemblées et des partis qui y envoient des élus à créer les conditions d’une délibération satisfaisante ; en un mot : la capacité de la République à élaborer des politiques justes, expédientes, et à les mettre en œuvre. Au cours des dernières années, cette incrédulité s’est donné à voir dans la transformation considérable du rapport des individus et des groupes sociaux au vote, aux institutions, à la loi, aux pratiques démocratiques. Elle met au jour une contradiction majeure entre la société civile et la société politique, dont la présidentielle qui s’achève est la manifestation la plus probante. 

À l’issue des législatives, on pourra porter un regard plus circonstancié sur la crise de régime en cours. Le « bloc populaire » fera-t-il mentir la mécanique, jusqu’à présent implacable, qui veut que « les électeurs » donnent au président une majorité pour gouverner ? Le Parlement se réveillera-t-il enfin ? Jamais cela ne s’est vu depuis l’inversion du calendrier électoral ; mais on peut espérer, faire en sorte peut-être que l’histoire ne se déroule pas comme elle pourrait sembler écrite. Si toutefois la configuration le 19 juin au soir était conforme à l’esprit de la Ve, version « bas-empire » – une majorité présidentielle composite, mais une majorité quand même ; des oppositions « façon puzzle » – il n’y aurait aucune sortie de crise à attendre, à court et moyen terme. 

On l’a compris en lisant cette chronique, depuis près d’un an désormais : je n’espérais rien de la présidentielle, ni de celle-ci, ni d’aucune autre… sauf peut-être qu’elle donne encore un peu d’ampleur et de consistance à l’idée de VIe République, puisque Mélenchon s’était engagé à convoquer une constituante par le biais de l’article 11 – renversant, en quelque sorte, la « forfaiture » originelle de De Gaulle et Pompidou. La mise en œuvre d’un tel projet paraissant pour l’heure compromise, faut-il compter que la Ve se réforme d’elle-même ? Cela serait une première. Macron, je l’ai rappelé dans mon dernier papier, s’est dit « prêt à inventer quelque chose de nouveau ». Mais alors, quoi ? Un retour au septennat, ponctué d’élections intermédiaires – âge d’or prétendu d’un régime déjà odieux à tant d’égards ? La fameuse « dose de proportionnelle », autre miroir aux alouettes ? Des consultations et autres conventions selon le bon plaisir du prince, dont les conclusions seraient, comme elles le furent dans le cas précité des « Cent-cinquante », passées à la moulinette de la technocratie, des lobbies, du « parlementarisme rationalisé » ? Nous entrerions alors dans le temps des concessions mesquines, des modifications au petit pied, sans tenir compte ni de la gravité du moment ni des aspirations profondes de la société. Cela serait conforme aux manières de Macron, auteur en 2016 d’un livre intitulé Révolution, mais président « jupitérien » d’un capitalisme brutal, dont le mantra pourrait être : « tout doit paraître changer, pour que rien ne change ».

En tout état de cause : le changement ne tombera pas du ciel ; il ne pourra surgir que d’en bas. C’est-à-dire des citoyens en révolte : contre la destruction de l’écosystème, contre l’asservissement de parties de l’humanité par d’autres, contre toutes les formes de domination. En faisant primer l’urgence des causes sur les enjeux de pouvoir, en bousculant tous les cadres, en brassant tous les horizons, les grandes mobilisations populaires de notre époque, lieux d’une intense socialisation démocratique, ont déjà jeté les bases d’un avenir possible. Dans leur principe même, dans leurs modes d’action, parfois dans leurs slogans, elles questionnent, confrontent, mettent en doute et la monarchie présidentielle, et, bien au-delà, cette croyance fondatrice dans la distinction indépassable et nécessaire entre gouvernants et des gouvernés, pierre d’angle de nos régimes de « représentation » qui permet l’accaparement du pouvoir par certaines classes, certains groupes, certains individus.

Le moment serait bien choisi pour porter carrément le fer dans la plaie. Il y a pour cela des ressources formidables, dans l’expérience des divers mouvements qui militent, parfois depuis des lustres, en faveur d’une rénovation profonde des institutions. Il y a surtout la maturation des consciences, leur incrédulité croissante, leur disposition à s’approprier l’idée forte qu’il n’y a de justice dans une société qu’à proportion de la justesse de ses institutions politiques. Déjà cette idée prend forme. On en discerne les principaux traits : abolition de la monarchie présidentielle, introduction du tirage au sort dans les assemblées délibérantes, encadrement strict des mandats électifs, référendum d’initiative citoyenne, etc. Il faut rassembler ces espoirs épars de dépasser les antiques conceptions et les vieilles pratiques ; il faut les consolider pour en faire un mot d’ordre puissant, performatif, tout à la fois autonome et articulé avec l’ensemble des luttes sociales. On ne peut plus laisser la constituante venir à nous ; on doit la provoquer, à peine de rester enfermé dans le même schéma mortifère qui a vu l’extrême droite accéder au second tour pour la troisième fois en vingt ans et atteindre à un score historique, l’« extrême centre » être finalement réélu dans un fauteuil, et les causes démocratiques et sociales être condamnées à un rôle de figuration… jusqu’à preuve du contraire.

Manifestants place de la République à Paris après l’annonce des résultats à la Présidentielle, 24 avril 2022

Au point où nous sommes, ces vues en apparence chimériques me semblent moins déraisonnables que celles qui consistent à croire que nous pourrons sortir de l’impasse par le jeu normal des institutions, ou au prix de quelques accommodements à la marge ; qu’il suffit, en somme, de serrer les dents. Sans doute on serait surpris de constater à quel point des manières de voir radicalement nouvelles font déjà sens pour nombre de nos concitoyens. Pour le vérifier, on pourrait les écouter vraiment ; les laisser vraiment parler ; cela serait toujours plus profitable que de les sommer de choisir entre l’arrogance révoltante d’un Macron et l’autoritarisme raciste d’une Le Pen. Petit à petit, nous y venons ; les grandes injustices génèrent les grandes crises ; les régimes passent, cette république se meurt, mais la République « tout court », comme promesse d’égalité, se réinvente dans la douleur.

Alphée Roche-Noël

À lire aussi

Laisser un commentaire