« L’ensemble des mécanismes de régulation financiers de la planète est au bord de la catastrophe depuis plusieurs décennies » par Jean-Marie Harribey

04/11/2022

Du Covid à l’Ukraine, les gouvernements des pays occidentaux ne cessent de justifier l’inflation par des événements exceptionnels. Pourtant la situation est explosive depuis longtemps déjà, notamment à cause de la faiblesse du rapport de forces entre travail et capital. L’économiste Jean-Marie Harribay, membre de la fondation Copernic et des Atterrés, répond aux questions de Jonathan Baudoin sur QG concernant les lignes de conduite qui devraient être celles de nos dirigeants

La crise Covid et la guerre russo-ukrainienne rendent la conjoncture économique extrêmement tendue, avec un risque de récession d’autant plus important que la Banque centrale européenne, comme la Fed américaine, a dû remonter son taux directeur pour faire face à l’inflation. Pour QG, l’économiste Jean-Marie Harribey, maître de conférences à l’Université de Bordeaux, et membre des Économistes atterrés, la crise actuelle n’est cependant pas seulement conjoncturelle, mais systémique. Il appelle à « s’attaquer à la répartition des revenus » de plus en plus inégalitaire, qui est selon lui la véritable origine du problème. Interview par Jonathan Baudoin

Jean-Marie Harribey est économiste, maître de conférences à l’Université de Bordeaux, membre des Économistes atterrés, d’Attac et de la Fondation Copernic

QG : Après deux hausses du taux directeur en juillet et septembre, faut-il s’attendre à une politique monétaire plus restrictive de la part de la Banque centrale européenne d’ici la fin de l’année, pour enrayer la spirale inflationniste dans la zone euro ?

Jean-Marie Harribey: Il faut faire un petit retour en arrière pour comprendre pourquoi les quatre grandes banques centrales – la Réserve fédérale américaine (Fed), la Banque centrale européenne (BCE), la Banque d’Angleterre et la Banque du Japon – avaient considérablement modifié leur politique monétaire. Après la crise financière de 2007-2008 – et antérieurement encore à cela pour le Japon –, les banques centrales avaient progressivement mis en œuvre des politiques monétaires nouvelles qu’on avait appelées, en anglais, quantitative easing, ou assouplissement quantitatif en français. Elles avaient pour buts essentiels de baisser les taux d’intérêt directeurs très fortement et en même temps de racheter fréquemment et fortement, au fil des ans, les titres de dette privés et publics détenus par les banques, afin de faciliter le financement des États sur les marchés et d’éviter de trop gros écarts de taux entre les pays. Cela a conduit à un grossissement considérable du bilan des banques centrales. Dans la période du Covid, la BCE avait un bilan de 7 à 8.000 milliards d’euros. Mais cette politique d’assouplissement monétaire n’a pas eu les effets escomptés jusqu’à la fin de la décennie 2010. D’ailleurs, ces 15 dernières années sont une preuve éclatante que la théorie monétariste de Milton Friedman, qui avait écrit que « l’inflation est toujours un phénomène monétaire », est archi-fausse.

La survenue de la crise du Covid et puis, deux ans plus tard, la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine, ont rebattu les cartes dans l’autre direction. Après ces politiques de quantitative easing, les banques centrales ont pris une nouvelle direction, en premier lieu la Fed, suivie quelques mois après par la BCE. Celle-ci consiste à faire remonter les taux d’intérêt directeurs et à, au moins, ralentir très fortement les rachats des titres. À l’exception de la Banque d’Angleterre, qui a annoncé il y a quelques semaines, qu’elle continuerait d’acheter des titres de dette publique à cause du risque de krach obligataire, vu l’état de catastrophe dans lequel s’est trouvé le gouvernement britannique avec l’épisode de Liz Truss, éphémère Première ministre. Je peux cependant dire que la Banque d’Angleterre est beaucoup moins enfermée dans des dogmes monétaires orthodoxes que ne l’est la BCE. De manière plus générale, la période a remis au centre de la discussion la possibilité pour une banque centrale de financer directement les dépenses publiques afin de préparer l’avenir, en mettant la création de monnaie au service de la société.

Pour les prochains mois, je dirais, avec prudence, qu’il est assez probable que la hausse des prix, mesurée par le taux d’inflation, ne s’arrêtera pas par magie. On a assisté à une contraction des livraisons de gaz qui va affecter la production d’électricité. On a aussi une raréfaction d’autres matières premières, des goulots d’étranglement qui sont apparus au cours des deux dernières années. Donc, les contraintes pesant sur le système productif mondial ne vont pas se résorber facilement, ou du moins très rapidement. Les risques d’une augmentation significative des prix sont présents et à ce moment-là, si les contraintes énergétiques, et les contraintes sur les matières premières persistent, il y a un risque de propagation de la hausse des prix à l’ensemble de l’économie. C’est là du reste qu’on fera face à une véritable inflation car celle-ci se définit comme une généralisation de la hausse des prix.

Emmanuel Macron annonce refuser d’indexer les salaires des Français sur l’inflation à l’antenne de France 2, 26 octobre 2022

Face à cela, si la BCE veut casser l’inflation, elle augmentera encore les taux d’intérêt directeurs, que paient les banques auprès de la banque centrale quand celles-ci veulent se refinancer. En contrecoup, il y aura une hausse du taux d’intérêt des banques auprès des entreprises et des ménages. Ce qui signifie un risque de ralentissement encore plus fort de l’économie. En vérité, tout va dépendre de l’évolution de la situation, notamment en Ukraine, dans la poursuite du revirement opéré par les banques centrales ces derniers mois, ou au contraire, une atténuation de ce revirement par un compromis très boîteux entre ne pas vouloir une hausse des prix trop importante et ne pas vouloir baisser trop brutalement la reprise économique.

QG : Faut-il anticiper une récession en France et dans le reste de la zone euro sur la fin de l’année 2022 et sur l’ensemble de l’année 2023, en cas de nouvelle montée du taux directeur de la BCE ?

La plupart des économistes ont l’habitude de poser la question que vous posez. Si on reste à ce niveau de questionnement, on ne prend pas en compte la globalité de la crise qui atteint le système productif mondial. On n’est pas simplement devant une crise déclenchée par le Covid ou par la guerre en Ukraine. On est devant une situation où c’est l’ensemble des mécanismes de régulation de la planète qui est au bord de la catastrophe depuis plusieurs décennies, parce qu’on est en face d’une crise d’ordre systémique. Ce qui se passe de manière conjoncturelle doit être replacé dans une dynamique beaucoup plus large et beaucoup plus longue. On est en face d’une crise qui est sociale, parce que depuis quatre décennies, la dégradation des conditions de travail dans la plupart des grandes entreprises à travers le monde est maintenant avérée. On est dans une période où les inégalités sociales n’ont jamais été aussi importantes. On est dans une situation inédite dans l’histoire humaine, avec un épuisement planétaire en termes de ressources naturelles, en termes de réchauffement climatique avéré. Les pronostics économiques à l’échelle d’un ou deux ans n’ont pas grand intérêt, de mon point de vue.

Par contre, il y a un intérêt actuel à savoir comment réorienter l’activité économique, et l’activité humaine en général, pour répondre à ces enjeux qui dépassent le cadre conjoncturel. Et je n’ai pas oublié la question monétaire que vous posez. Les banques centrales européennes sont obligées de progressivement intégrer ces aspects-là dans leur réflexion et dans les objectifs qu’elles veulent se fixer. Par exemple, durant la crise du Covid, et c’est resté dans les esprits des gouverneurs des banques centrales, est-ce qu’il faut que les banques centrales refinancent les banques ordinaires uniquement sur des critères de rentabilité financière ? Ou bien faut-il qu’elles prennent en compte le fait que le crédit doit être de plus en plus orienté vers des investissements « soutenables » écologiquement et socialement ? Ce qui, jusqu’à présent, était totalement absent dans les choix des politiques monétaires des banques centrales. Quand les banques ordinaires présentaient auprès des banques centrales des titres de dette, les banques centrales s’en fichaient si c’était écologique ou pas. Maintenant, c’est devenu important à mettre en œuvre. Ce que vont faire les banques centrales à l’avenir va dépendre, à la fois, de la situation économique momentanée, mais aussi de leurs anticipations sur les conditions économiques et écologiques à venir. On est à un rond-point. Plusieurs bifurcations sont possibles.

« Il y a un débat important sur l’idée d’imposer les « superprofits » des entreprises gazières ou pétrolières. Mais n’oublions jamais que la meilleure limite aux profits, c’est la hausse des salaires. »

QG : Le 23 septembre, dans Les Échos, l’économiste Patrick Artus a défendu l’idée que « pour faire baisser l’inflation, il faut plus de chômage et moins de croissance » car cela fut appliqué, « avec succès » selon lui, des années 1980 jusqu’aux années 2010. Quelles alternatives sont à présenter face à ce genre de politique économique qui conduit à un renforcement du capital face au travail ?

J’ai lu cet article d’Artus. Je ne suis pas surpris par le propos tenu. Il y a du vrai et du faux dans ce qu’il raconte. Il est vrai que l’inflation n’est pas une course-poursuite entre les prix et les salaires, contrairement à ce qu’on nous dit sempiternellement. L’inflation est une course-poursuite entre les salaires et les profits. Si on veut comprendre la nature profonde de l’inflation, son origine quand elle se déclenche de manière forte et généralisée, il faut toujours regarder ce qui se passe dans la répartition des revenus. L’inflation résulte d’un conflit de répartition des revenus entre capital et travail. Ce n’est absolument pas un phénomène qui résulte de l’émission de monnaie. Et Artus a compris cela.

Pour contourner cette contradiction entre capital et travail, il dit qu’il n’y a qu’à laisser filer le chômage afin que les salariés soient en moindre position de force pour disputer le partage de la valeur ajoutée aux entreprises et on va mettre un frein à l’inflation. Que faut-il faire dans cette situation-là ? Il faut un autre partage de la richesse. La période qu’on connaît est celle d’une augmentation des inégalités dans la plupart des pays. Il n’y a guère d’exceptions à cette malheureuse règle depuis une quarantaine d’années. Il faut mettre un frein à cette explosion des inégalités. Deux moyens sont possibles. D’une part, freiner l’exponentialité de la distribution de dividendes, et ce dès la répartition primaire, c’est-à-dire la répartition des revenus après production. D’autre part, il y a un deuxième levier qui est la fiscalité. Celle-ci a été revue à la baisse pour les revenus les plus élevés et est restée constante pour les catégories de revenus faibles ou moyens. Si on veut qu’il y ait une modification de la pression qui s’exerce sur les salariés, alors il faut s’attaquer à la répartition des revenus et reprendre la baisse du temps de travail.

On voit bien que, n’en déplaise à Artus, même si le niveau de chômage qui reste élevé avec 3 millions de chômeurs en catégorie A, plus 2 millions dans les autres catégories de Pôle emploi, l’inflation est repartie. Cela montre que la diminution de la pression exercée sur les salariés va être l’élément déterminant pour desserrer les nœuds qui enserrent les rapports sociaux aujourd’hui. Le gouvernement a récemment réquisitionné des raffineries à cause de la grève des salariés revendiquant, notamment chez Total, l’augmentation des salaires. Compte tenu du risque inflationniste et des extraordinaires bénéfices réalisés, à la façon d’un effet d’aubaine qui a permis aux entreprises pétrolières de doubler leur profit, cela ne devrait pourtant pas être considéré comme quelque chose de normal ! C’est pour cela que l’idée d’imposer ce qu’on appelle les « superprofits » des entreprises gazières ou pétrolières est un débat important. Mais n’oublions pas que la meilleure limite aux profits, c’est la hausse des salaires

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Jean-Marie Harribey est maître de conférences à l’Université de Bordeaux, membre des Économistes atterrés, d’Attac et de la Fondation Copernic. Il est l’auteur des essais: En finir avec le capitalovirus, L’alternative est possible (Dunod, 2021), Le trou noir du capitalisme (Le Bord de l’eau, 2020), ou encore de La monnaie, un enjeu politique (co-écrit avec Esther Jeffers, Jonathan Marie, Dominique Plihon, Jean-François Ponsot, Seuil, 2018).

4 Commentaire(s)

  1. Plus je lis des économistes ou les écoute et plus je réalise que leur science est une science humaine (parfois teintée de modélisation mathématiques pour faire sérieux) et que leur idéologie ou sensibilité sont devant la considération économiques.

    Sur le fond, je pense qu’il est à coté de la plaque notamment quand il dit « si la BCE veut casser l’inflation, elle augmentera encore les taux d’intérêt directeurs, »… ce n’est pas possible et il ne peut l’ignorer. L’endettement des états est tel que l’augmentation des taux d’intérêts risquerait de les mettre faillites. Ils ne sont pas fous au point de vouloir connaitre le destin de l’Argentine jadis nation prospère (elle s’appelle pas argent pour rien) et complétement ruinée. La vérité est que les timides remontées de taux des banques centrales occidentales sont là pour donner le change mais sont des effets d’annonces. Ils ne peuvent pas actionner ce levier et il ne peut l’ignorer.

    Alors quel autre levier peuvent-ils actionner ? Là Artus à donner une piste. Et j’irais encore plus loin que lui. Je pense qu’ils ont compris qu’il fallait casser la demande pour faire baisser l’inflation mais sans recourir aux taux d’intérêts. Et qu’ils ont compris que la solution était la paupérisation des populations. Leur revenu disponible est entrain de s’effondrer notamment grâce à la hausse de l’énergie qui n’a donc pas que des effets négatifs… les gens n’auront bientôt plus de vrais « pouvoir d’achat ». Et même les entreprises sont entrain de faire faillites notamment les petites. l’inflation va mécaniquement baisser, du moins celles de tous les produits hors première nécessité. Les gens vont donc souffrir, austérité, chômage…. Quant aux produits de premières nécessités on va bientôt en retourner au rationnement. Voilà le projet si tout se passe bien. Et peut-être un jour les survivants des années de crises à venir verront le bout du tunnel ? Inutile de dire que l’on sera dans le cadre d’économies administrées par l’état, avec un grande concentration (grandes entreprises et petite classe dirigeante qui possède tout). Des vies d’esclaves ou de cerfs pour les autres, l’histoire n’est jamais qu’un grand recommencement.

    Mais si cela se passe mal, il y a un projet encore pire. Le grand reset. Les états sachant qu’ils ne pourront jamais rembourser ou réparer les erreurs du passé pourraient être tentée d’effacer purement et simplement l’ardoise et repartir à 0. Evidemment comme cela ca sonne sympathique, on fait comme dans Dallas avec la mort de Bobby et on dit que le passé n’a pas existé et était un mauvais rêve. Dans la pratique ce genre de chose ne pourrait se faire que dans le cadre d’un effondrement généralisé, c’est à dire une guerre. Avec des destructions telles que les survivants repartiront à 0. Et là on comprend pourquoi certains ont envie d’appuyer sur le bouton (nucléaire). Ils s’imaginent sans doute qu’eux bien à l’abri dans leur bunker nucléaire, ils survivront et qu’une fois table rase faite des gueux et des pauvres qui se seront entretués dans une nouvelle guerre mondiale. Ils pourront repeupler le monde et l’avoir pour eux.

    Voilà plus ou moins où nous en sommes. Poutine a raison de dire que nous sommes dans la décennie la plus dangereuse. Il n’y a rien de bon qui se profile à l’horizon sauf miracle et remplacement de ces élites corrompues et incompétentes. Qu’un économiste découvre que les crises sont systémiques me donne l’impression qu’il découvre la lune. Bien sûr que ce système est fait pour produire des crises. Les crises ne sont pas des moments où il n’y a que des perdants. Il y a des gens, peu, qui gagnent gros. Et certains l’ont bien compris. Et il y a des gens, beaucoup, qui perdent beaucoup voire tout, c’est à dire leur vie. Le système actuel est un système profondément inégalitaire qui vise au maintien d’une injustice de fait entre les ultras riches de plus en plus riches, les nations dont ils sont issus, et le reste. Rappelons que des milliards d’humains n’ont toujours connu que la misère économique et que leurs pays pourtant riches sont pillés et volés. La France a un parcours intéressant, de grand pilleur de son monde colonial à l’instar des nations européennes. Elle est devenue une nation elle aussi pillée notamment par les USA (ça doit être le karma). Elle essaie tant bien que mal de continuer à piller plus faible (sa zone d’influence, sa néo colonisation) mais rencontre quelques couacs. Ce capitalisme sauvage est comme à la bourse, un jeu à somme nulle, une personne gagne parce qu’une autre perd. Il faut juste trouver les bons pigeons à plumer. Le peuple, les pays faibles… Les gueux du monde riche quelque part ne font que retrouver la place qu’ils pensaient peut-être avoir quitté à la faveur du boom économique et des innovations technologiques depuis la seconde guerre mondiale et qui leur donnait l’impression d’être plus riche que les gueux du tiers monde. Les élites en ont peut-être assez et veulent égaliser tout le monde pour n’être qu’elles l’inégalité qui s’impose ou juste celle qui va survivre ?

    1. Bonjour,
      pour comprendre à quel point tout çà n’a rien de « scientifique » il suffit de lire ce que les économistes disent et pensent sur les uns des autres.
      Quand à la paupérisation et le chômage de masse celà à déjà été réalisé dans les années 80 par nos camarades socialos. Rien de nouveaux sous les pavés, la plages pour les riches et plus de dents à coup de LBD pour la gueusaille.
      Il est temps de réaliser qu’une grande partie de la population vit très en dessous du seuil de pauvreté et çà déjà bien avant le Méprisant de la Répu actuel; mais tant que les classes moyennes n’étaient pas impactées tout le monde s’en moquait; après tout les cadres étaient là pour fliquer les salauds d’ouvriers qui c’est bien connu ne sont qu’un ramassi de fainéants avinés.
      Pour l’instant entraide et solidarité car on a trouvé de solution miracle et la gueusaille ne se fait plus d’illusion sur les élections depuis fort longtemps (peut être du bon sens ???)
      Bonne journée

Laisser un commentaire