Il y a une France que j’aime, d’un amour définitif, viscéral et enfantin : c’est celle que l’école publique avait à cœur de faire découvrir à ses élèves dans les livres de lecture qu’on utilisait encore au cours de la décennie 1930-1940 : une sorte de société ancestrale, de belle vieille avec un nuage de poudre de modernité au visage, dont je suis bien obligé, au stade actuel de ma vie, de me demander si, comme on dit aujourd’hui dans les milieux cultivés et branchés, elle a jamais été autre chose qu’un « récit » mythologique (on pourrait dire une « légende » au sens propre), tellement la France existante s’est révélée éloignée de ce qu’en disaient mes lectures. A tel point même qu’elle m’apparaît aujourd’hui comme un pays non seulement méconnaissable, mais sous bien des aspects, comme un pays détestable.

Mais est-ce bien la France réelle ? N’est-ce pas plutôt, là encore, une France mise en scène par les journalistes de la presse dominante, ce pays qui n’existe que dans des commentaires intéressés, pondus sur commande à des fins de propagande, la France dont ils sont « informés » et dont ils parlent pour mieux se convaincre, avec leur public, qu’elle existe ? Hélas, je crains fort que l’action performative des médias ne s’exerce avec d’autant plus d’efficacité qu’elle s’appuie davantage sur la réalité des choses : la France que j’aimais a vraiment disparu. Le pays cher à mon cœur depuis mon enfance a sans doute existé, il existe peut-être encore, mais sous une forme tellement réduite, exténuée et vestigiale, qu’il ne peut plus faire illusion. J’ai eu, avec d’autres, le privilège de pouvoir personnellement consacrer la plus grande partie de mon travail à dénoncer la domination de la bourgeoisie sur les classes populaires et sur l’ensemble de la société. Malheureusement, on met beaucoup de temps à se rendre compte que pour pratiquer convenablement cette dénonciation, il faut « trahir » soi-même les siens, le monde des classes populaires de son enfance, l’univers prolétarien ou paysan d’où sortaient nos maîtres de l’école communale. Il fallait impérativement s’en évader dans une vie d’intellectuel petit-bourgeois (devenir un « transfuge de classe », grâce à la promotion sociale par la réussite scolaire). Mais – et c’est là une des complications, et non des moindres, de la situation – les classes populaires elles-mêmes tendent de leur côté à « trahir » leurs propres « traîtres », comme j’ai fini par le comprendre, à la suite des évolutions et péripéties historiques contemporaines qu’ont connues les luttes de classes, en France et dans le monde : il m’est apparu clairement, hélas, que c’était bien là le sens historique de l’émergence et du relatif succès du réformisme social-démocrate : la société bourgeoise nous signifiait, en termes voilés mais pas moins définitifs, que le renversement volontaire, radical, massif, bref, révolutionnaire, de la domination de classe, était quasi impossible, voire impensable en toute rigueur. Mais ce constat (que je ne crois pas avoir jamais accepté totalement), il m’a fallu beaucoup de temps pour le concevoir expressément, grâce au matérialisme historique d’abord, puis à la sociologie critique, mais en même temps sans eux, voire contre eux (je veux dire contre les interprétations excessivement humanistes, idéalistes et ouvriéristes que je m’en faisais). Quand on a eu la chance de recevoir un enseignement cohérent en sociologie critique, comme celui que construisait le courant bourdieusien, et commencé à réfléchir vraiment à tout ce qu’implique le concept de domination sociale, à ce que sont les choses réelles et à ce que leur font les mots, il devient extrêmement difficile d’imaginer concrètement le fonctionnement d’une société de classes qui se transformerait en société sans classes, sauf à se satisfaire d’une sociologie-fiction dépourvue de vérité. Un peu, si l’on veut, comme un enseignement sérieux de physique ou de chimie, donc une meilleure connaissance des structures de la matière inerte ou vivante, vous détourne définitivement de projets saugrenus comme la recherche d’une fontaine de jouvence, la quête d’une pierre philosophale. ou l’hypothèse d’un mouvement perpétuel. Il y a des désirs qu’on ne peut plus prendre au sérieux parce qu’ils sont devenus incompatibles avec l’état de la connaissance.
S’agissant de conceptualiser les incessants changements qui jalonnent le cours de l’histoire de pratiquement toutes les sociétés existantes, ou ayant existé, on s’est trop habitué à réduire le changement révolutionnaire à ce qui n’en est que l’aspect le plus extérieur, le plus spectaculaire et le plus impressionnant parce que, les médias aidant, c’est celui qui a le plus d’écho direct dans la vie quotidienne : le changement du personnel politique à la tête de l’État. D’où la tendance à parler de révolution pour désigner tout changement de titulaire(s) dans l’exercice du pouvoir politique. En vertu de cette conception politicienne et journalistique de la révolution, la moindre tentative de putsch d’un militaire félon acquiert une signification révolutionnaire, alors que tous les problèmes structurels existant avant la valse des chefs persistent et même s’aggravent, pour cette raison que la nouvelle équipe est, sur le fond, étrangement semblable, voire pire que la précédente. La superposition des niveaux et l’enchevêtrement des dimensions connexes de toute réalité sociale, interdisent tout discours sur celle-ci qui ne précise pas expressément la nature exacte des problèmes identifiés et des ressorts actionnés par le nouveau pouvoir.
Or, maintenant que le reflux des mythologies ancestrales a laissé place à une vision plus scientifique du monde, y compris de celui des choses humaines, nous commençons à savoir un peu plus précisément en quoi consiste la dynamique des populations terrestres, ce qui les a fait courir pendant tous ces siècles. La science sociale (qui est inséparablement historique, anthropologique, économique, etc.) nous fournit des éclairages multiples qui nous ont permis de comprendre un peu mieux quelles sont les forces à l’œuvre dans le changement social, quels en sont les adjuvants et quels en sont les freins. Il est clair, à nos yeux, après quelques millénaires de rapports humains dans des sociétés de classes, les unes possédantes et dirigeantes, les autres asservies et exploitées, que les classes dominantes peuvent se succéder ou s’évincer les unes les autres pendant très longtemps sans que la logique de la domination en soit affectée, sans même que les formes concrètes de cette domination en soient sérieusement modifiées (avec le sempiternel fossé qui se creuse entre d’un côté les pauvres, expropriés, et opprimés, et de l’autre, les nantis, bénéficiaires de tous les privilèges). Ce mécanisme politico-économique est tellement constant que les religions et les philosophies antiques en ont fait une propriété « naturelle » ou « surnaturelle » de l’être humain, un invariant transhistorique qui par nature (corruption fondamentale de l’être humain ou décret immuable des puissances divines) restait hors d’atteinte de toute entreprise politique, révolutionnaire ou non.

En matière d’utopie sociale, ce qui, en toute rigueur, semble constituer un obstacle insurmontable, de nos jours encore, à un projet révolutionnaire radical, c’est le renforcement continu et réciproque, des effets matériels, psychologiques et moraux des structures de domination, surtout des plus incorporées, et donc en l’occurrence l’emprise du mode de vie capitaliste dominant, auquel les classes moyennes et populaires, à chaque génération davantage, ne rêvent plus que de s’intégrer. Ce mode de vie est désormais, bien que les classes dominées n’aient pas toutes, loin s’en faut, les revenus pour en assumer le coût, leur mode de vie fantasmé, le plus ardemment souhaité et préféré à tout autre. Une fois installée historiquement, la domination d’une classe ne peut que s’accomplir jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à un réaménagement des rapports sociaux qualitativement différent et impossible à imaginer exactement, parce que c’est le résultat imprévisible de toute la dialectique des luttes. Le fin du fin est atteint lorsque le principe même de la domination des uns par les autres est assumé comme allant de soi par les dominés eux-mêmes.
Mais la dialectique des luttes n’est pas un processus erratique surgi ex nihilo. Elle intègre l’état antérieur des rapports de domination et se construit à partir d’eux. Ce que les partisans d’une transformation révolutionnaire de la société tout entière ne voient sans doute pas très précisément, c’est l’extraordinaire complexité, l’infinité et l’irréductible interdépendance de toutes les structures sociales. On ne peut toucher à un bout sans ébranler l’ensemble, intervenir ici sans provoquer là l’émergence parfaitement inattendue d’effets nouveaux qui viennent compliquer ce qui déjà n’était pas si simple.
En vertu de la logique dialectique qui gouverne la réalité sociale comme toute autre, les structures du capitalisme contemporain se sont à la fois affaiblies et renforcées des effets contradictoires de leur propre mouvement. En devenant, tout au long du demi-millénaire écoulé l’« élément » dans lequel vivaient et étaient appelées à vivre toujours davantage de sociétés humaines, le capitalisme a multiplié ses effets positifs, mais au prix de destructions et de méfaits plus grands encore, dont il apparaît aujourd’hui que nous n’avons plus la capacité d’y remédier.
Ce que l’on doit dire tout d’abord, c’est qu’une approche sociologique lucide et informée, de la vaste et épineuse question du changement social ne peut plus s’accommoder du genre de réponse qu’on pouvait lui donner dans un état antérieur de la connaissance du monde social, qui tolérait les immenses lacunes et les bévues liées à un cloisonnement disciplinaire étroit et dépassé, d’autant plus facilement que l’entreprise d’expliquer et comprendre le monde social était plus soumise aux croyances et aux préjugés philosophiques qui présidaient à toutes les autres entreprises humaines : pour autant que leur bon achèvement reposait sur les capacités psychologiques et morales des individus, elles étaient censées ne faire appel qu’à l’intelligence rationnelle, à la volonté et aux valeurs de chacun. Aujourd’hui encore, en plein 21e siècle, le sens commun reste, en matière de compréhension des actions et des comportements, en dépit des avancées considérables de toutes les disciplines psychologiques, très influencé par l’héritage post-cartésien du Rationalisme des Lumières, un ensemble de réflexions d’inspiration intellectualiste et spiritualiste, dont les deux principaux mantras peuvent s’entendre encore couramment : « Quand on veut, on peut » et « Il suffit de bien juger pour bien faire », en vertu de quoi on peut penser que tout, dans l’existence d’un individu est affaire de volonté et d’intelligence.
Certes les esprits les plus avancés de notre époque savent bien aujourd’hui que les choses ne sont jamais aussi simples, quel que soit le projet mis en œuvre et que changer délibérément les choses, dans le monde social tout spécialement, est une entreprise dont la complexité et la difficulté excèdent encore, et de beaucoup, nos capacités d’agir rationnellement. Certains, bien sûr, s’efforcent de tirer argument de la complexité du réel pour ne rien changer au système et laisser les choses suivre leur cours. Ceux-là oublient manifestement que c’est cette voie précisément que les États ont suivie durant plusieurs siècles et qui nous a conduit où nous sommes, la voie du laisser-faire dont les puissants ont très vite compris qu’elle était la plus favorable à leurs intérêts. C’est en effet la voie de la croissance économique, du rendement, de l’accumulation et de l’enrichissement dans les plus courts délais. Les plus riches en ont usé et abusé, et nous recensons aujourd’hui les dégâts en nous demandant s’ils sont réparables et par où commencer. Dans ces conditions, qu’on ne vienne plus bassiner le peuple avec le libéralisme économique, ses histoires de ruissellement généralisé et son culte de la liberté d’entreprise, pas plus d’ailleurs qu’avec le libéralisme politique et son culte de la démocratie représentative, dont le mensonge continu a fini par lasser les masses, au point qu’on voit ressurgir des tentations fascistes.

Dans une société comme la France actuelle, dominée économiquement et politiquement par l’alliance ou l’interpénétration (dite « républicaine ») de la grande bourgeoisie et d’une grande partie de la classe moyenne (les fractions les plus aisées et les plus instruites), l’analyse doit donc tenir compte des effets hégémoniques de la domination des classes supérieures, effets qui vont bien au-delà des rapports de production stricto sensu (à savoir des rapports institutionnels de pouvoir et de propriété), pour embrasser la totalité du mode de vie, jusque dans ses dimensions les plus intériorisées et les plus intimes. L’effet hégémonique le plus massif et le plus durable, c’est qu’une fois la domination d’une classe imposée, même si au départ c’est par la coercition, à la longue tout le monde s’en accommode volontiers : entre autres effets bénéfiques, l’ordre établi devient un gisement d’emplois salariés au service des dominants d’abord, puis des plus entreprenants des dominés eux-mêmes ou de leurs enfants. Jusqu’à normalisation totale des nouveaux rapports de production, c’est-à-dire jusqu’à l’adhésion plénière de la multitude des dominés à l’idée même de leur propre soumission et celle de tous leurs homologues.
Le mode de vie d’une population doit être entendu non pas seulement, de façon étroite, comme un mode de production économique. Celui-ci n’en est que le support structurel objectif, dans sa matérialité si l’on peut dire. Dans sa réalité vécue concrètement, le mode de production se transforme, et même se transfigure, en développant des dimensions subjectives individuelles et collectives, qui constituent la seule vraie réalité vécue, celle du mode de vie quotidien, auquel les gens sont attachés ou auquel ils aspirent, de sorte qu’on ne saurait réduire le mode de vie réel ou fantasmé des agents à leur seule position objective dans le procès de production. L’auto-entrepreneur qui se sent déjà « un petit patron dans sa tête » aura du mal à s’imaginer qu’il a les mêmes intérêts qu’un petit salarié smicard, même si dans les faits il ne peut guère se payer davantage et rien ne sera plus facile que de dresser un salarié du secteur privé contre son homologue du secteur public, en montant en épingle telle ou telle petite différence. La division des dominés est un effet hégémonique nécessaire tout autant que leur accoutumance à l’idée de la « supériorité » ou du « mérite », des dominants, ou l’existence d’un marché du simili permettant de se procurer à moindres frais des propriétés donnant l’illusion qu’on appartient à une fraction dominante. Ce phénomène d’allodoxie (ou fausse reconnaissance) est aussi un effet de l’hégémonie de la classe dominante. Et qui peut se flatter de ne jamais y tomber, en aucun domaine ? La captation de la majorité du corps enseignant et des cadres par la social-démocratie a été, dans l’histoire de notre République, une remarquable illustration de cette propension caractéristique des dominés à prendre pour du champagne révolutionnaire un simple pétillant réformiste.
Le capitalisme du XXe siècle et plus encore d’aujourd’hui, a multiplié les catégories de salariés. La parcellisation et la spécialisation du travail, l’atomisation des tâches, « le travail en miettes », phénomènes déjà sensibles au stade précédent des forces productives dans le secteur du travail manuel et du travail intellectuel ont été aggravés par les effets conjugués de l’accélération du « progrès » technologique, de l’urbanisation, de la scolarisation, de la dématérialisation des tâches, etc. Mais ce que les observateurs ont moins souvent souligné, c’est que cette évolution du mode de production s’est traduite par une artificialisation complète du mode de vie, un changement morphologique de grande ampleur. Toute la petite bourgeoisie, et dans son sillage une part croissante des classes populaires scolarisées, qu’elle cornaque, ont été ainsi happées, contaminées une génération après l’autre, par cette volonté d’assimilation des dominés aux dominants. La « modernisation » généralisée a été en fait, une re-création, dans tous les domaines, des façons d’être et de vivre, un remodelage qui a entraîné au fil des générations l’obsolescence et l’abandon d’innombrables pratiques de toute nature (de la façon de parler à celle de manger, de se vêtir, de se loger ou de se mettre en ménage, de se reproduire, ou de s’instruire, de se divertir, ou de voyager, etc.). Cette reconfiguration a rendu indispensable l’adoption d’un guide, ou d’un mode d’emploi omnibus (on éditait naguère des manuels de « savoir-vivre », ou de « bonnes manières », à l’intention des parvenus). Le capitalisme américain, création par excellence de parvenus et grand bénéficiaire de la Seconde Guerre mondiale, n’a eu qu’à emboucher les trompettes de sa publicité pour proposer à ses alliés-clients son american way of life qui est devenu le modèle proprement planétaire de la modernité. Les trois générations de Français coexistant actuellement dans l’Hexagone (c’est vrai aussi pour beaucoup d’autres) ont vécu, depuis les années de la Libération, l’équivalent d’un immense mouvement migratoire qui les a littéralement fait changer de continent et les a transformés en « mutants » civilisationnels (certains observateurs sont même allés jusqu’à parler de « zombification », forme d’aliénation radicale s’il en est).
La société française, pénétrée comme tant d’autres par l’idéologie de l’enrichissement sans limite, s’est américanisée de fond en comble, au point d’en oublier bien souvent son propre patrimoine. L’américanolâtrie y a comme ailleurs, atteint des sommets dont on ne saurait parler autrement qu’en termes d’aliénation généralisée, dans tous les domaines sans exception du mode de vie, comme le reflète, sur le plan de la communication verbale, le recours systématique à un baragouin anglo-américain sans autre motivation que la volonté de se distinguer et d’en imposer, en prenant une pose de cadre branché, ou de « premier de cordée ».

Tout le reste n’est plus que de la rhétorique pieusement intentionnée, relevant du théâtre d’ombres parlementariste, de la commedia dell’arte politicienne, bref, de la communication, y compris la gesticulation de toutes les espèces d’opposition qui peuvent se manifester dans le système. Tous ces faits d’actualité sont, paradoxalement, les indices de notre « bon » fonctionnement, c’est-à-dire de notre inévitable mystification. Il est évident qu’aucun régime ne pourrait se prévaloir d’être une démocratie républicaine s’il ne tolérait tant soit peu la contestation et le dissensus, quitte à le faire de mauvaise grâce et en massacrant, éborgnant et mutilant à l’occasion, quelques-uns de ses mandants les plus turbulents. Comme le demandait Macron aux étudiants de la Sorbonne en grève : « Où irait-on si tout devenait sujet à contestation ? ». Inversement, aurait-il dû ajouter, où irait le pouvoir de la bourgeoisie s’il ne ménageait dans la chape de plomb du système quelques interstices qui lui servent de soupape de sécurité dans les moments de très forte tension sociale. Toute la philosophie et la politique sécuritaires des dominants de la République, sont contenues entre ces deux limites extrêmes : soit on a affaire à une forme de contestation purement verbale et sympathiquement piétonnière, et elle est « récupérée » par le régime dans la mise en scène des « libertés » qu’il se vante d’octroyer à ses opposants. Soit on a affaire à une contestation non purement verbale et non récupérable par les commentateurs médiatiques, et on l’assimile à un acte de terrorisme ou d’incitation au terrorisme. Ce qui permet de la réprimer avec la dernière énergie et avec l’assentiment du plus grand nombre.
En disant cela je ne veux pas dire que toutes les oppositions se valent et que tous les contestataires sont à mettre dans le même sac, mais je veux seulement souligner la nécessité pour une force de contestation, tout particulièrement si elle est porteuse d’un projet de rupture avec l’ordre établi, de dire le plus précisément possible, si elle en est capable, d’où elle émane et ce qu’elle vise exactement, sous peine que d’autres n’expriment ses intentions en les travestissant. Les mobilisations de masse, même si pour des raisons circonstancielles, elles sont réprimées violemment par le Pouvoir, sont vouées à rester ambivalentes et confuses dans les luttes sociales si elles ne font qu’exprimer ponctuellement des mouvements d’humeur, du « mécontentement », de « la colère », de l’« indignation » et autres sentiments nécessaires mais insuffisants, dans la mesure où ils ne servent jamais que des fins impressionnistes et particulières.
A cet égard, l’affaiblissement et la perte d’autorité des partis traditionnels ont été très préjudiciables à l’opposition. Mais n’inversons pas la relation objective de causalité entre exténuation des partis traditionnels et affaiblissement des luttes. Ce sont là deux effets d’une même cause fondamentale et non une cause ou un effet l’un de l’autre. Cette cause fondamentale, c’est la quasi-incapacité de la masse des salariés d’aujourd’hui à se mobiliser pour autre chose que l’amélioration de leur position dans un système économique, politique et social qu’ils persistent à croire capable, même au prix de désagréments indéniables (qui entretiennent leur colère et leurs velléités par moments de « casser la baraque »), de leur apporter une intense et durable satisfaction de leurs aspirations « démocratiques » et « républicaines » au mieux-être matériel, à la considération sociale et à la distinction culturelle pour eux-mêmes et pour leurs enfants, et de leur permettre de vivre comme des Américains… c’est-à-dire comme des dominants de la planète tout entière. Ressembler à ceux qu’on tient pour les meilleurs en tout, ce n’est pas rien, assurément, c’est même un capital.
Si l’analyse des mécanismes de la domination doit, cela va de soi, éviter tout dénigrement des pratiques et des propriétés caractéristiques de l’appartenance au milieu populaire, elle ne saurait, sous peine de s’invalider elle-même, rester aveugle au fait que l’une des manifestations les plus ordinaires de l’inégalité sociale par excellence, l’inégalité de condition, c’est la possibilité ou l’impossibilité, matérielle et symbolique, d’accéder à certains espaces, pratiques et consommations classants ou distinctifs, en même temps que l’illusion inhérente aux positions dominées, et par là même très révélatrice, d’échapper à l’ostracisme social en adoptant des propriétés du type parure en « plumes de paon ».

Quand on entend certains « amis du peuple » protester avec une indignation d’autant plus vaine qu’elle est plus inutilement polémique, que les classes populaires ne sont « pas des imbéciles », pas « des aliénés », comme si toute description des positions dominées était une insulte « essentialisante » (« racialisante », etc.), et qu’on constate statistiquement qu’il y a à chaque lustre, entre autres indices sociologiquement pertinents, par exemple un peu plus d’enfants de pauvres qui reçoivent les noms de Kevin, Brandon, Bruce,Tyler, Allison, Jennyfer, Samantha, Dylan, Kyllian ou que leurs homologues étudiants de la petite-bourgeoisie ne rêvent que d’aller faire « un master de commerce (ou de mathématiques financières) dans une université américaine », ou que des coachs médiatiques suggèrent à leurs ouailles d’adopter la coupe de cheveux out of bed, pour être à la mode de la natural beauty, etc., on saisit à quel point des décennies de « démocratie » néolibérale ont pu vider le concept de lutte des classes et celui de conscience de classe qui lui est attaché, de tout contenu empirique éristique et progressiste. En effet, tous ces petits faits sont, pris isolément, insignifiants ou dérisoires, c’est vrai, mais tous ensemble, par le nombre et la tendance, ils sont hautement significatifs d’un changement d’ethos qui n’a pas épargné les classes populaires. Ils montrent à quel point la société capitaliste est devenue une fabrique de petits-bourgeois (plus ou moins typiques) après des générations de domination ininterrompue, par des canaux aussi divers et efficaces que l’État, le Parlement, l’Ecole, la Presse, l’Entreprise et de façon générale toutes les grandes institutions, qui ne servent à peu près qu’à cela, façonner, catégoriser et classer, jour après jour, à l’insu de tous mais avec la connivence de chacun, un homo novus qui se prend d’autant plus volontiers pour un être libre et lucide qu’il ressent moins la force contraignante de ses déterminations de classe et se prend plus volontiers pour un pur esprit « sans attaches ni racines », un esprit « ouvert », qui se moque des clivages sociaux, ne distingue plus sa droite de sa gauche, et court sans état d’âme apporter son soutien à l’ordre établi en rêvant de s’y faire une place, la meilleure possible.
Quant à ceux qui ne voient pas le rapport entre l’évolution des concepts et celle du mode de vie, entre la façon de mettre ses cheveux en broussaille et le refus de tout contrôle étatique du transfert des capitaux, et donc ne comprennent pas de quoi je parle, on ne peut que les renvoyer à quelques-unes des pages bien connues de Marx, de Gramsci ou de Bourdieu, toujours aussi actuelles par leurs analyses des effets matériels et idéologiques de la domination de classe. Si on regarde par les fenêtres qu’ils ont ouvertes sur le monde social, il est relativement facile de comprendre les phénomènes de domination sociale et leurs retraductions observables, dans l’actualité politique en particulier, retraductions sous forme d’événements et de péripéties dont la signification échappe à peu près systématiquement, et pour cause, aux décrypteurs-communicants médiatiques, journalistes focalisés sur le spectacle des egos politiciens et les stratégies de distinction individuelles. Que des enfants de plus en plus nombreux des classes populaires s’appellent par des prénoms américains, que des artistes de notoriété nationale, ou internationale, aient hier choisi des noms de scène comme Johnny Hallyday, Eddy Mitchell, Dick Rivers, plutôt que Jean-Philippe Smet, Claude Moine, ou Hervé Forniéri, cela n’a pas grande importance, ce ne sont que des « effets de mode », voilà, obéissant à des préférences personnelles, un point c’est tout. Soit, mais les préférences personnelles justement, comment se forment-elles ? Par Immaculée Conception ? Leurs fluctuations, que révèlent-elles ? Eh bien, euh…, disons que… chacun ses goûts, voilà, chacun son opinion, ça ne se discute pas, hein, si on préfère s’appeler Duchmol à Tartempion, c’est comme ça, voilà. Chacun est libre de choisir en fait, non ?

On touche là au blindage naturaliste impénétrable qui empêche, au départ, les agents du monde social de prendre une conscience spontanée de leur réalité sociale, qui risquerait d’entrer en contradiction avec la reproduction des structures établies et les effets les plus dissimulés de la gravitation sociale. C’est à cette conscience ordinairement mystifiée des agents sociaux qu’ont affaire les chercheurs. Ces derniers eux-mêmes ne sont pas à l’abri des infiltrations de l’idéologie dominante qui affectent le champ scientifique et les interactions de ceux qui y gravitent, à cause justement des influences hégémoniques qui, par médiations diverses aussi difficiles à analyser qu’à neutraliser, viennent affecter les champs scientifiques. Le chercheur ne se dépouille pas de son ancien Moi en entrant au labo, quoi qu’il en pense. Les esprits les plus jaloux de la scientificité de leur travail, peuvent toujours se laisser surprendre par le biais de tels ou tels de leurs affects liés à leur position ou à leur trajectoire dans le champ scientifique considéré. En matière de conscience de soi, on risque d’atteindre très vite les limites de l’auto-réflexivité et de l’objectivation appliquée à soi-même. C’est là une des limites inhérentes objectivement au travail intellectuel. A défaut de pouvoir l’éliminer une fois pour toutes, il faut éviter d’en sous-estimer les effets, poursuivre inlassablement sa propre socioanalyse et en populariser les enseignements.
En vérité, le monde social, pour autant qu’il est en permanence le produit de l’affrontement d’intérêts multiples qui en sont les forces motrices, pas toujours détectables sous leur vrai visage, reste le siège d’une forme intrinsèque d’aveuglement, de cécité à soi-même qui autorise à parler d’une bêtise sans remède, une espèce de niaiserie naturelle illimitée que n’ont cessé d’explorer, et d’exploiter, au fil des siècles, toutes les métaphysiques et toutes les littératures, toutes les croyances religieuses et toutes les sagesses philosophiques. Cette forme de bêtise incompressible, fonctionnelle, logée jusque dans les replis de la raison commune et de son langage le plus ordinaire, c’est l’inconscient social, qui prend des apparences plus moins séduisantes esthétiquement et éthiquement selon les conjonctures historiques et les héritages culturels des agents concernés. Chez les Romains de l’Empire, la forme d’aliénation la plus prisée, la propriété la plus distinctive aux yeux de qui voulait être considéré comme appartenant à « l’élite » romaine, c’était nécessairement de « chausser la sandale grecque » en apprenant le grec et en allant faire des études à Athènes. Aujourd’hui, la supériorité sociale, pour pouvoir s’afficher, en France comme dans tout l’Occident, doit se draper dans les plis de la Bannière étoilée en jargonnant l’anglo-américain en toutes choses et en allant se faire breveter aux States.
Notre ancien monde a moins changé que nous n’aimons à le dire : nous n’en finissons plus de redécouvrir l’Amérique et d’être conquis par notre conquête. Mais à la différence des Romains, notre acculturation étrangère nous a dans l’ensemble plus abaissés qu’élevés dans l’ordre civilisationnel.
Telle devrait être aujourd’hui l’ambition principale d’un chercheur en science sociale, celle que beaucoup, parmi les meilleurs, ont choisie : contribuer par son travail à combattre les effets de l’hégémonie des classes dominantes, y compris cet effet qui consiste à entrer dans la mêlée intellectuelle comme on entre dans une grande entreprise capitaliste : pour y « faire carrière », en y amassant un important capital spécifique, objectif à peu près impossible à atteindre pleinement, sans l’aide du pouvoir médiatique, c’est-à-dire, paradoxalement, sans entrer, à ses risques et périls, dans des classements qui, en principe, devraient rester étrangers au champ scientifique. Mais alors, à quoi servirait-il de se consacrer à la science sociale, sinon à crier, à travers le soupirail de l’atelier obscur qu’on y occupe, que l’ignominie – et la souffrance – du monde environnant ne sont possibles que par la bêtise* épaisse des dominants et la connivence intéressée de tous les autres, ou presque, y compris de leurs victimes?
En conclusion, celle qui semble devoir s’imposer à tout esprit qui n’est pas enfermé dans une logique affective et qui accepte de ne pas retrouver au terme de sa réflexion, les prémisses que lui dictaient a priori ses croyances religieuses et philosophiques, c’est que le développement terrestre du genre humain, en choisissant la voie de la Croissance, entendue comme celle de l’accumulation sans limite, par tous les moyens, de toutes les productions et l’accroissement continu de toutes les richesses, s’est fourvoyé dans une impasse. Il aura fallu à notre espèce quelques millénaires pour parcourir toutes les étapes que les sociétés d’Homo Sapiens ont parcourues depuis le Mésolithique ou le début du Néolithique. Ce fabuleux chemin aura conduit nos prédécesseurs, une génération après l’autre, à passer par toutes les phases d’une histoire que nous avons subie sans très bien comprendre ce que nous faisions ni où nous allions, en nous inventant chemin faisant, des destins, des missions, des buts et des idéaux. Dans l’ensemble, ce fut un douloureux calvaire, une histoire chaotique, « pleine de bruit et de fureur, etc. » où globalement, en dépit de moments heureux et de réussites passagères, les peuples ont plutôt fait l’expérience du malheur, de l’injustice, de la misère, de la souffrance, que leur ont infligés non pas seulement l’insuffisance de leurs ressources et moyens objectifs, mais encore et peut-être surtout l’avidité et la férocité de leurs semblables.
Il semblerait qu’avec la mondialisation capitaliste nous soyons entrés dans la phase terminale de notre histoire. L’Humanité, au faîte de sa ruineuse et absurde puissance technicienne, mais vidée de toute inspiration, va paradoxalement s’étioler et s’éteindre, en tant qu’espèce sociale créatrice d’histoire et de culture, peut-être même en tant qu’espèce biologique, faute de pouvoir résoudre les difficultés de toutes sortes engendrées par ses propres errements, sa propre démesure et son propre aveuglement.
*Note : Comme tous les termes trop familiers, celui de « bêtise » est faussement évident. Son extrême polysémie permet de lui faire dire à peu près tout et le contraire. Il convient donc de le préciser un peu. La connotation dont je fais usage plus particulièrement ici, à propos de la bêtise sociale, est celle d’un déficit de compréhension intellectuelle, provenant de l’incapacité de l’esprit à effectuer en partie ou en totalité les deux opérations mentales essentielles de la fonction cognitive : l’analyse et la synthèse. On fait preuve de bêtise quand il manque quelque chose à la conscience qu’on prend d’un objet (quelle qu’en soit la nature), quand il y a une lacune à la représentation qu’on s’en donne, si un ou plusieurs de ses éléments constitutifs, passent inaperçus et sont laissés en dehors de la synthèse finale, c’est-à-dire de la com-préhension (prise-avec) de cet objet. Comme par exemple quand on ne comprend pas un problème de géométrie parce qu’on ne parvient pas à percevoir l’un des segments de la figure proposée dans l’énoncé, comme étant à la fois la base d’un triangle réel et le diamètre d’un cercle possible.
Les obstacles ou plutôt les écrans à la compréhension des rapports sociaux, sont en l’occurrence les intérêts innombrables consubstantiellement liés à nos appartenances sociales et qui font que les faucons chassent les colombes et non l’inverse. « C’est normal, non ? » demandent fièrement les faucons. « Hélas oui, rien n’est plus fatal ! » reconnaissent les colombes. Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes aériens.
Il y a donc dans la bêtise dont je parle, deux dimensions, à la fois distinctes et indissociables : l’une, gnoséologique, en fait le synonyme de l’ignorance : quand on fait preuve de bêtise, c’est qu’ on ne sait pas. L’autre, axiologique : on ne sait pas, mais on refuse de le reconnaître, on ne veut pas le savoir, voire on s’en flatte. On est ignorant et borné de surcroît. La bêtise est généralement satisfaite d’elle-même. C’est ce qui la rend plus insupportable que l’erreur.
Alain Accardo
Sociologue, professeur émérite à l’université de Bordeaux, proche de la pensée de Pierre Bourdieu, Alain Accardo a notamment participé aux côtés de celui-ci à « La Misère du monde ». Collaborateur régulier du Monde Diplomatique et de La Décroissance, il est notamment l’auteur de : « Le Petit-Bourgeois gentilhomme » et « Pour une socioanalyse du journalisme », parus aux éditions Agone
Qui suis-je moi qui vais titubant pour oser commenter un texte de Alain Accardo, n’est-ce pas.
La magnifique description qui est faite de notre monde, Mais est-ce encore le notre aujourd’ui, qui est en train de basculer…? (On le mesure à l’écart qui nous sépare désormais de l’Amérique, par exemple). La description de ce monde qui a été le notre, est passionante. Nous y mesurons dans le détail le lent et sûr glissement vers… comment le caractériser n’est-ce pas. C’est là que commencent les difficultés, n’est-ce pas. Il faut ce diagnostic, qui une nouvelle fois est impeccable. La référence à Bourdieu, référence obligée, vient cimenter l’ensemble, n’est-ce pas. Mais justement, Friot quelque part questionne sa position. S’il n’existe qu’une classe « pour soi », la classe bourgeoise, nous sommes à jamais impuissants, n’est-ce pas. « Les chercheurs_ même les plus brillants de leur génération _ ne sont pas à l’abri des infiltrations de l’idéologie dominante » n’est-ce pas. Ma fragilité ne m’autorise pas à aller au dela dans l’analyse. Je m’en excuse. (Mais il est aujourd’hui évident, et ça crève les yeux pour tous, que la bourgeoisie est carbonisée. Et ce falot de Micron _ quelque par pathétique _fait le pitre en vain, n’est-ce pas).