« De l’ennui pour l’homme d’être pourvu de raison, mais dépourvu de raison d’être » par Alain Accardo

03/08/2022

Le coeur de l’été venu, la torpeur née des vaines agitations de l’année passée gagne les esprits. Loin des hauts lieux de la fureur de vivre, des conseils de coaching psychologique ou sportif, et des grands discours pour changer le monde, notre ami Alain Accardo, auteur du « Petit bourgeois gentilhomme », exprime dans un texte puissant ce sentiment de vertige qui saisit l’homme et les civilisations à ces instants-là. À lire en exclusivité sur QG

Je viens de lire, avec beaucoup de retard, un vieil exemplaire du Livre de Poche longtemps oublié au fond d’un débarras : Le Disgracié, de Tynianov que j’avais déjà essayé de lire à plusieurs reprises puis abandonné. Cette fois, j’ai vraiment accroché, sans doute parce qu’avec le temps je suis devenu plus perméable à la sensibilité « oblomoviste » qui baigne, tel un courant sous-jacent, une grande partie de la littérature russe du XIXe siècle, et qui s’exprime à travers des personnages et des situations que la plupart des grands romanciers et dramaturges (russes ou non) ont mis en scène sous une forme ou une autre dans leurs œuvres. Toute cette protestation proto-révolutionnaire, bien évoquée rétrospectivement par Tynianov (qui vivait à l’époque soviétique), devait mal (ou bien) finir, un peu plus tard, par l’abolition du servage par le régime tsariste, que certains membres de l’intelligentsia russe ont qualifiée d’ »escroquerie », puis par l’extermination physique, barbare et inutile, mais ô combien logique, de la lignée des tyrans, à la façon dont au siècle précédent, la décapitation du monarque de droit divin, en France, avait été précédée par l’abolition des privilèges, qui fut bien, quant à elle, une simagrée.

« Comment diable peut-on se laisser ballotter pendant tant d’années par le tohu-bohu de la vie ordinaire, en croyant faire œuvre utile ou novatrice ? » Photo: Dr. Matthias Ripp1

Ce qui m’intéresse, au-delà de la version russe du phénomène, et des différences culturelles, c’est la parenté avec d’autres périodes historiques, d’autres contextes, comme si la littérature russe avait donné une expression particulièrement saisissante (et historiquement située) à une espèce d’invariant transhistorique qui serait à la base de tous les courants ayant cherché à exprimer une forme ou une autre de souffrance existentielle, ce qu’on pourrait appeler le « malheur d’être né », pour parler à la façon de Théognis (- 6e siècle, déjà). Ce désespoir me semble être, dans son essence, l’expression, complexe et masquée, ou contrariée et mystifiée par des croyances religieuses et philosophiques, d’un dégoût très intellectualisé, lettré, raffiné et civilisé du monde, des hommes et de la vie, que les Latins de la Rome impériale théorisaient quant à eux avec la notion de taedium vitae (Sénèque) ou de odium humani generis (Tacite), et que, plus près de nous, Sartre, entre autres, a réactualisée après deux guerres mondiales et un épouvantable règne fasciste, avec la notion de nausée, ce sentiment de désespoir devant notre finitude, notre contingence et la récurrence du mal, sentiment qu’on voit courir en filigrane d’à peu près toutes les traditions littéraires depuis l’Antiquité.

Les grands effondrements nous rendent, pour un court moment, c’est leur seule vertu, à la vision cruelle de notre misérable condition d’espèce douée de raison mais dépourvue de raison d’être. C’est probablement dans un de ces moments de lucidité retrouvée que l’on ressent ce haut-le-cœur nauséeux dont toute civilisation avancée, au moins chez les plus grands, semble avoir été prise en se découvrant dans sa vacuité et sa nudité, sans voile et sans fard, au miroir de sa littérature. Il y a toujours de bons esprits pour exhaler ce dégoût de soi qui saisit toute culture très élaborée quand elle a le malheur de se voir en face.

Que faisait donc l’Ulysse d’Homère, après l’horreur tragique du sac de Troie, sinon chercher, comme le faisait, des siècles plus tard, le Bardamu de Céline, à tromper cette espèce d’ennui qui plombe l’âme humaine en face d’un monde totalement démythifié et désenchanté, où on n’a plus de mission ni d’espoir de rémission, ennui bien plus vaste et plus irrémédiable que la simple saturation mondaine par la monotone et prosaïque répétition de la quotidienneté ? Le « malheur d’être né », c’est l’ennui de vivre imposé à notre espèce par son évolution et engendré par la rupture ontologique avec l’innocence animale, avec l’indifférence de la Nature, avec l’ordre inconscient et irresponsable des choses, etc., l’ennui inauguré par l’absurde aventure humaine, celle d’une conscience à la recherche de la sécurité, du pouvoir, de la fortune, de la gloire, de l’honneur, de l’amour, de la connaissance, de la nouveauté, du Paradis sur Terre, peu importe, mais de quelque chose de radicalement autre, qui en fait reste introuvable, invisible et indéfinissable en ce monde voué à la déréliction. C’est, me semble-t-il, ce que Baudelaire exprimait lyriquement dans « Le Voyage », (« au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau »), poème d’une profondeur pascalienne, dont il faudrait afficher les strophes dans tous les hauts lieux de la fureur de vivre à la mode et dans les cabinets des coaches de tout acabit.

« L’Histoire s’est toujours faite à travers les masses, certes, mais sans elles, voire contre elles, car elles sont plutôt conservatrices. »
Photo : Gilles Klein2

Comment diable peut-on se laisser ballotter pendant tant d’années par le tohu-bohu de la vie ordinaire, en croyant faire œuvre utile ou novatrice ? L’état actuel de décomposition de « la gauche », résultat logique d’un bon demi-siècle, au moins, de « démocratie bourgeoise » et de trompe-l’oeil social-démocrate, fait litière de toutes ces décennies de verbiage grandiloquent, d’action « pour changer le monde », niaiserie petite-bourgeoise qui n’a jamais servi qu’à changer, à la marge, quelques étiquettes et stratégies partisanes agrémentées de quelques mesures de politique sociale en faux-semblant. L’Histoire s’est toujours faite à travers les masses, certes, mais sans elles, voire contre elles, à leur corps défendant en quelque sorte, car elles sont plutôt conservatrices et cultivent volontiers l’élitisme. Celui-ci, qu’il privilégie la transmission patrimoniale, ou la sélection et la cooptation des « meilleurs », ou les deux à la fois, est la voie par excellence de l’intégration en toute bonne conscience au système dans les sociétés inégalitaires comme la nôtre. Le changement qu’apporte l’Histoire se fait en longues concaténations d’effets émergents évidemment imprévus, dont la causalité buissonnante défie généralement l’analyse autant que la synthèse et se prête aux fantaisies métaphysiques les plus débridées.

Je crois avoir compris qu’Oblomov était un nom forgé par Gontcharov sur une racine slave qui exprimerait l’idée de « brisure, rupture », de divorce peut-être aussi. Cela conforte mon opinion que toute grande œuvre artistique, et singulièrement de littérature, doit son universalité au fait qu’elle est inséparablement refus de subir et désir de subversion, mais désir d’on ne sait pas précisément quoi, ni précisément qui, sur lequel on pourrait mettre un nom ou un autre, selon ses intérêts et qui donc ne risque pas d’être comblé. Il appartient à chaque écrivain de prêter un visage et d’indiquer un but à ce désir et donc de se donner, à ses propres yeux comme à ceux de ses lecteurs, l’illusion d’être un visionnaire. Il me paraît plus que probable que Gontcharov, en créant Oblomov, a cherché, et réussi au-delà même de ses intentions expresses, comme Cervantès avec Don Quichotte ou Flaubert avec Emma Bovary, à donner un visage à ce sentiment propre aux cultures décadentes, en fin de parcours, qu’ « il n’y a plus rien à faire » et que tout est consommé. C’est bien là le climat de fatalité propre à la tragédie même. Oblomov, à la différence du commun des mortels (du moins dans nos cultures occidentales), sait qu’il est inutile de s’agiter parce que cela n’entamera jamais que le gras des apparences sans toucher à l’os de la réalité. En sujet raisonnable capable de tirer des conséquences, Oblomov ne fait plus rien et préfère rester couché. C’est l’anti-entrepreneur absolu : il a renoncé à faire quoi que ce soit qui ajouterait à la confusion du monde qui l’entoure. Cet art de ne pas vivre selon les mœurs les mieux établies a aussi ses limites et ses illusions, bien sûr, mais reconnaissons qu’une dose d’ »oblomovchtchina » dans notre moteur ferait sans doute du bien à toute la planète.

« Hélas, nous dirait Oblomov, c’est beaucoup trop tard pour y penser, allons dormir, ça vaut mieux ».

Voilà ce qu’il me semble y avoir de plus « significatif » et de plus pérenne au-delà du mouvement brownien de l’actualité. Le reste, ça pourrait être : « Le petit chat est mort« , « des guignols intellectuels, des fantoches politiques et des m’as-tu-vu people cabotinent à qui mieux mieux sur les tréteaux« , « des mafieux se disputent l’Etat« , « des milliardaires ont mis les médias à l’encan et les services publics avec« , et d’autres joyeusetés de ce genre. Mais cela, tout le monde le sait déjà, même si la plupart font comme s’ils ne le savaient pas, ce qui leur épargne d’avoir à réagir et de compromettre l’équilibre précaire qu’ils croient avoir établi, sans rire, pour mille ans, mais qui ne durera même pas le temps d’une courte vie.

Alain Accardo

Sociologue, professeur émérite à l’université de Bordeaux, proche de la pensée de Pierre Bourdieu, Alain Accardo a notamment participé aux côtés de celui-ci à « La Misère du monde ». Collaborateur régulier du Monde Diplomatique et de La Décroissance, il est notamment l’auteur de : « Le Petit-Bourgeois gentilhomme » et « Pour une socioanalyse du journalisme », parus aux éditions Agone

Photo en une : Paola Breizh

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7 Commentaire(s)

  1. C’est sombre ,hein. Alain Accardo cite Pascal mais l’on songe le lisant immédiatement à l’Eclésiaste. Après cette longue et interminable apnée dans l’histoire on revient à la surface à la limite de l’asphixie. Tout est minutieusement analysé, passé à la moulinette accardienne. Une écatombe! Un conseil, ne lisez pas Alain Accardo, désabonnez-vous même, désolé pour la rédaction,de Q.G., avant de sombrer dans… à moins de vous délecter dans « l’optimisme beaudelairien »… Même pas en conclusion quelque élément d’une possible sortie du tunnel. Quelque minuscule élément: « effets émergents (dans l’histoire) évidemment imprévus », par exemple… Glissé là sans doute par erreur. Dans le fond Bourdieu, à qui j’ai préféré la lecture de Marx, est un pessimiste. L’horizon indépassables du monde bourgeois est là, mes pauvres.
    Rien donc à travers l’histoire de l’humanité qui permette de respirer un peu. Aucune création humaine, sociale, qui soient là comme un témoignage, ou même mieux, point d’appui pour justement envisager le présent et se projeter vers d’autres créations, d’autres conquètes. Par exemple les changements radicaux condition de notre survie.
    Que sais-je moi, prenons, au hasard, la démocratie grecque? La société où se développe le christianisme? Le milieu où Shakespeare, parfaitement athé, peut développer son immense oeuvre. La révolution de 89, malgré ses scories. (Où a-t-on vu une victoire, « radicale », complète ?). Révolution dont les effets sourdent encore dans notre société. La société qui voit s’épanouir les grands musiciens du siècle passé. La liste est sommes toutes longue et j’en oublie, je le sais… Chacune de ces créations s’est faite partout, dans le combat, contre la norme dominante. Ou encore plus près de nous, la création de la Sécurité Sociale, « la cotisation patronale » comme récupération de la plus-value fruit du travail. Tout cela passé sous silence. Je ne puis qu’en rester là.

  2. Bof !
    Je ne comprends pas le propos. Où plutôt si. Mais ce n’est pas le bon. Cette espèce de discours sur le vide existentiel, c’est vrai existe … chez la bourgeoisie (Sartre, Oblomov, même combat ? étonnant non ?). Mr Accardo nous abreuve de « on » qui réfèrent à sa propre subjectivité. Un personnage de roman, un poème ne font pas une réalité; il faudrait faire une étude sociologique à l’appui.

    Autour de moi, je ne vois pas cela du tout. Être inactif ne veut pas dire apathique. Ça peut bouillir dans les cerveaux; mais quand le pouvoir d’agir est faible, l’action est faible.
    Le commentaire d’Éric est autrement plus excitant. Mais cette approbation qu’il donne au texte proposé m’apparait contraire aux diverses et intéressantes narrations de ses tribulations.

        1. Merci.
          Je croyais que toutes les productions QG étaient d’abord sur le site de QG.
          J’essaye de rester sur les sites propres des médias auxquels je suis abonné. C’était une recommandation initiale de QG il me semble pour « échapper » à la censure youtubesque.

  3. Deuxième lecture de ce texte à près d’une semaine d’intervalle. J’ai du laisser reposer la charge qu’il contenait. Le regard acéré et sans fard qu’il projette sur l’homme occidental en cette fin de monde m’a littéralement scié. « C’est le retour de Shiva ! » me suis-je exclamé.

    Je partage avec l’auteur bien de ses vues sur les faux semblants de ce monde finissant et la charge acerbe qu’il livre contre la bourgeoisie, en plus d’un goût prononcé par cette « littérature russe », dont il est fait mention dans le texte. Peut-être aussi me suis-je reconnu dans la figure de cet Oblomov, dans laquelle je me suis glissé ces deux dernières années pour me refaire après le naufrage de 30 ans de vie menés tambour battant. J’ai du sillonner en pensée ce que contient chaque phrase de ce texte, avant de me le recevoir en pleine face comme le passif d’un « bilan personnel de pensée » que j’aurais pu écrire, à quelques nuances près (mais une nuance peut contenir toute une vie, n’est-ce-pas ?). C’est dire combien j’ai été touché par ce regard et combien je souscris à la proposition de l’auteur, je le cite, « qu’une dose d’ »oblomovchtchina » dans notre moteur ferait sans doute du bien à toute la planète. » Et pour cause, ça ramènerait un peu de silence et de lenteur dans ce monde de bruit et de vitesse, fléaux du monde moderne qui nous empêchent de penser et nous penser nous-mêmes, et cela donnerait peut-être à beaucoup une occasion de se regarder en face et de prendre conscience de leur absence de « raison d’être ».

    Paradoxe qui ne manque pas de piquant : c’est sur QG, où j’ai trouvé une « raison d’agir » suffisamment forte pour me sortir de ma propre gangue et revenir vers le monde, que je trouve condensé en un article, toutes les raisons qui auraient pu me laisser envahir par l’indifférence et le vertige des envolées solitaires sur canapé (lieu de prédilection d’Oblomov). Je prends donc ce texte comme la sténographie d’une expérience que j’ai vécue au moment où elle se termine. Merci QG, merci ALain !

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