Pénuries de médicaments: pourquoi il faut relocaliser notre production

12/02/2023

Influence délétère du lobby pharmaceutique, dépendance excessive aux substances actives produites par la Chine ou l’Inde, notre sécurité sanitaire est de plus en plus compromise par des pénuries régulières de médicaments en France et dans l’UE. Ainsi de nombreux parents ont-il pu découvrir cet hiver qu’ils ne pouvaient parfois trouver du Doliprane pédiatrique ou des antibiotiques pour leurs enfants. Comment en est-on arrivé là? Où passent les millions d’euros publics investis en recherche et développement? L’économiste Nathalie Coutinet, récemment auditionnée par l’Assemblée nationale au sujet de la production de médicaments, a répondu à nos questions

En ce début d’année 2023, des molécules de base comme le paracétamol, l’amoxicilline, substance active d’antibiotiques souvent prescrits pour les enfants, comme le Clamoxyl ou l’Augmentin, ou encore les corticoïdes, sont en fortes tensions voire en rupture de stock, en France comme ailleurs en Europe. La raison souvent mise en avant est la situation sanitaire en Chine, grand producteur mondial de produits pharmaceutiques. Tout le problème est précisément de savoir comment nous avons pu nous rendre aussi dépendants des importations sur des produits engageant notre sécurité sanitaire. Sur QG, Nathalie Coutinet, économiste à Paris XIII et membre des Économistes Atterrés, souligne combien la stratégie de maximisation des profits des laboratoires pharmaceutiques, l’absence de politique publique du médicament de la part des États et une délocalisation massive de la production expliquent de manière structurelle la situation actuelle. Interview par Jonathan Baudoin

Nathalie Coutinet, économiste de la santé, professeur à Paris XIII

QG : Quels sont les facteurs qui expliquent la pénurie de médicaments touchant plusieurs pays de l’Union européenne, dont la France, ces derniers mois ?

Nathalie Coutinet : Du côté des facteurs conjoncturels, il y a les conséquences de la pandémie en Chine sur un certain nombre d’approvisionnements: autant en matière de molécules, que de composants, d’emballages. Il manque beaucoup de cartonades, de flacons. On a d’ailleurs vu l’impact de cela sur d’autres secteurs comme l’automobile par exemple. Cela a aussi des conséquences dans le secteur pharmaceutique, la Chine étant le plus gros producteur de principes actifs médicamenteux. Celle-ci étant à nouveau fortement touchée par le Covid, elle produit moins et garde la production pour sa propre population.

Au niveau structurel, on doit pointer l’organisation de la chaîne de production du médicament, qui est décomposée en étapes, pour certaines délocalisées dans différents pays du monde, avec des productions à flux tendu. Ce qui peut créer des problèmes logistiques expliquant que dans certains pays, comme en Chine par exemple aujourd’hui avec la situation sanitaire, la chaîne de production soit bloquée et que cela puisse se répercute ensuite sur l’ensemble des autres étapes. Il faut aussi noter la stratégie des laboratoires, qui consiste à refuser de produire des médicaments qui sont anciens et dont les prix ont beaucoup baissé. Il est plus intéressant pour les gros laboratoires pharmaceutiques de produire des médicaments récents, dont les prix sont très élevés. Progressivement, ils abandonnent la production de certaines molécules, qui vont alors être produites seulement par une ou deux usines dans le monde. Cela peut facilement créer des problèmes de tension car l’approvisionnement demeure fragile, sensible à ce qui se passe chez les producteurs. On peut également ajouter la hausse de la demande d’un certain nombre de molécules parce que certains pays, qu’on appelle pharmerging [marchés pharmaceutiques émergents, NDLR], ont augmenté leur consommation de médicament ces dernières années. Cela n’est pas forcément bien anticipé par les producteurs.

Les géants pharmaceutiques abandonnent les médicaments anciens moins rentables même lorsque la vie des patients est en jeu, ainsi que plusieurs enquêtes l’ont révélé, dont celle d’ARTE en 2022, « Médicaments: les profits de la pénurie »

QG : Quelle est la part de responsabilité des États, dont la France, dans le processus conduisant à cette situation de pénurie ? Ont-ils totalement cédé face aux exigences des laboratoires pharmaceutiques?

La responsabilité des États est de ne pas avoir fait face à une situation qui se dégrade depuis une dizaine d’années. On ne peut pas dire que les États aient réagi et cela est lié au poids de lobbys de pharmas partout dans le monde, le poids du lobby pharmaceutique étant énorme. Il faut savoir que les firmes pharmaceutiques dépensent plus en marketing et promotion qu’en recherche et développement (R&D). Le pire étant qu’elles se targuent toujours de leurs énormes dépenses en R&D ! Une partie de ces sommes relèvent du pur lobbying auprès des gouvernements, au niveau de la Commission européenne, etc. Il est certain que cela freine la capacité des États à agir face à cette situation.

QG : Peut-on dire que les laboratoires pharmaceutiques s’enferment dans une logique de court terme, poussant à la rentabilité, quitte à mettre en danger la santé collective des populations à long terme ?

Bien sûr ! La logique des pharmas est le profit. Les principaux actionnaires de ce secteur sont des fonds d’investissement américains comme BlackRock par exemple. (On peut aussi citer The Vanguard Group, State Street, Northern Trust, Capital Research & Management, Wellington, Dodge & Cox, ou Morgan Stanley, NDLR) Bien sûr, ce n’est pas forcément toujours au détriment de la santé humaine car le souci de la rentabilité permet quand même au passage que des médicaments soient trouvés, qui sont parfois innovants. Mais les choix de recherche montrent bien que les priorités sont tournées vers les pathologies qui sont les plus rémunératrices. Le cancer, par exemple, est une pathologie qui rapporte énormément, aux détriments de maladies qui sont moins rentables car elles touchent des populations moins solvables. On peut penser aux maladies spécifiques aux pays du Sud par exemple. In fine, dans cet univers la logique de profit prédomine toujours sur la logique de santé publique.

La production de génériques est jugées non rentable sur le sol européen. La part de l’UE dans les dépenses de recherche et développement depuis 10 ans est passée de 40 % à 30 %, celle de la Chine de 1 % à 10 %, et celle des Etats-Unis de 40 % à 50 % 

QG : Estimez-vous, à travers cette pénurie actuelle, qu’aucune leçon n’a été tirée de la crise Covid en matière de production de médicaments, en France comme ailleurs au sein de l’UE ?

Nous sommes très dépendants concernant les médicaments, et pas seulement de la Chine, également de l’Inde pour les médicaments anciens. Et nous devenons de plus en plus dépendants des États-Unis pour l’innovation. Si l’on regarde l’évolution des dépenses de recherche et développement en Europe et aux États-Unis, on se rend compte qu’on avait des niveaux comparables dans les années 1990, alors qu’aujourd’hui, l’Europe a totalement décroché. Outre les Etats-Unis, la Chine se met aussi activement à faire de la recherche et développement dans le secteur.

On s’est construit une dépendance, qui est liée à l’inaction des pouvoirs publics. Et à mon sens, cette dépendance est en train de s’aggraver. On n’a pas tiré les leçons de la crise Covid et ce n’est pas la nouvelle usine de paracétamol, prévue pour 2023 à Seqens en Isère, qui doit laisser penser qu’on a tout résolu. J’ai été interrogée par la commission de l’Assemblée Nationale sur les pénuries. Dans le cadre d’une Commission d’enquête, en septembre 2021, chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et notamment de celle du médicament. Je n’ai pas l’impression que cela ait donné quelque chose. La réaction de la France, et des pays européens, c’est de dire : « Il faut faire des stocks. Il faut être informé. » Mais le vrai sujet est la relocalisation d’une partie de la production de médicaments. Pour le moment, cela n’est pas fait. J’ai cru comprendre qu’au niveau européen, il y aurait une sorte de task force qui était plus ou moins chargée de regarder ça. Mais il n’y a pas de mesures concrètes pour le moment.

La production de Doliprane, notamment dans sa version pédiatrique, subit encore aujourd’hui de fortes tensions en France, où près de 70% des pharmacies ont été touchées

QG : Certaines voix, dans le corps médical, appellent à la création d’un pôle public du médicament, dans le souci de mettre en place une production publique et un contrôle de la recherche, remettant en cause le crédit impôt recherche. Partagez-vous cette vision ? D’autres idées sont-elles à placer dans le débat public ?

Pourquoi pas un pôle public ou un pôle géré par une structure de l’économie sociale et solidaire comme une coopérative. Je ne pense pas que ce soit le statut du producteur qui soit clé. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut une initiative des pouvoirs publics pour qu’il y ait une production locale d’un certain nombre de molécules qu’il faut identifier, qui sont des molécules essentielles pour lesquelles il n’y a pas de traitement alternatif et pour lesquelles il n’est donc plus possible que nous dépendions de productions extérieures. Il faut délimiter le nombre de molécules clés parce qu’on ne va pas produire les 1.000 ou 5.000 références qui existent sur le marché, et suite à cela il faut qu’à l’initiative des pouvoirs publics, il y ait une production européenne de ces molécules. On peut prendre exemple sur ce qui s’est passé aux États-Unis. Pour des raisons de prix et non pas pour des raisons de disponibilité ou de pénurie, une centaine d’hôpitaux ont décidé de faire produire des médicaments génériques par un acteur aux buts non lucratifs. Une espèce d’économie sociale à l’américaine, si vous voulez. Et cela marche très bien. Imaginer prendre une initiative de cette sorte est aujourd’hui essentiel.

Quant à la question de la recherche, il faut informer sur les soutiens financiers publics alloués à la recherche. Cela doit être pris en compte lorsque les prix des médicaments sont fixés. Pour le moment, ce n’est pas le cas. Que ce soit du soutien direct, avec des subventions ou les sommes dépensées dans les laboratoires publics de type Inserm en France, ou bien du soutien indirect via des exonérations fiscales telles le crédit impôt recherche et autres. Je pense que la crise Covid et la découverte des vaccins nous montrent une fois de plus à quel point les innovations viennent souvent des universités et des laboratoires publics. L’ARN Messager a été découvert par des laboratoires publics. Le vaccin AstraZeneca a été découvert à l’université d’Oxford. On voit bien que beaucoup de nouvelles molécules sont issues de travaux de chercheurs financés par les pouvoirs publics. Elles sont ensuite développées et produites par les firmes pharmaceutiques. Cela ne rentre jamais en ligne de compte lorsque les prix des molécules sont fixés. Finalement, le patient paie la recherche, via ses impôts pour les subventions, puis paie le médicament très cher parce que les firmes disent : « On a fait beaucoup de recherches. » Ce qui est quelque chose de totalement anormal. Or les laboratoires pharmaceutiques sont parmi les firmes qui font le plus de profits au monde et qui distribuent le plus de dividendes.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Nathalie Coutinet est économiste à l’Université Paris XIII Sorbonne-Nord, et membre du collectif les Économistes Atterrés. Elle est l’auteure du livre Économie du médicament (avec Philippe Abecassis, La Découverte, 2018)

1 Commentaire(s)

  1. L’affaire « Chinoise » illustre assez bien la dialectique du « maitre et de l’esclave » de Hegel (d’une autre façon, le maitre est aussi dépendant de l’esclave).

    De même, la relation « client-fournisseur » : il y a des « sous-traitants », des « fournisseurs » qui peuvent devenir plus puissants que chacun de leurs donneurs d’ordres.

    Ca pourrait être la même chose avec les salariés si ils voulaient bien s’unir et s’organiser comme la Chine. « Debout les damnés de la terre, …, Nous ne sommes rien, soyons tout ».

    Alors : Mélenchine après Lénine ? ou Mélentsétoung après Mao ?

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